13 Le grand banditisme, et l'autre

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A toute personne en mal d’inspiration pour une animation, une veille de carnaval ou un bal costumé, un recours radical est à conseiller ; recruter un quatuor de pro(fanes) travestis en pro(fessionnels) laissés tout à fait libre de leurs choix. Quand nos quatre zèbres estimèrent leur accoutrement conforme à l’univers dans lequel baignait le Pacha, toujours tiré à quatre épingles, on les aurait tout bonnement crus débarqués à coups de latte dans le fion du tournage d’un remake de « Borsalino». A croire que lorsqu’ils se pointèrent ainsi déguisés dans la métropole Lilloise, pour les avoir ratés, tous les poulets de l’arrondissement se trouvaient d’astreinte au cantonnement en prévision d’une visite présidentielle, où complètement fumés dans les arrières salles de bistrots complices qui leur servaient habituellement de cantine gratos.

Le videur du Stardust, dont le coefficient intellectuel devait avoisiner celui d’un oursin quasi mature, manqua d’un cheveu les truffer de plomb en s’imaginant la cible d’une descente de racketteurs de la mafia New-Yorkaise. Deux jours de suite que le Pacha se retrouva contraint de lui sortir le grand jeu de la thérapie de choc, avec lustrage du fond de futal à grands coups de pompe en croco, claquages furieux du beignet ou de l’occiput, pour le sortir de sa béatitude ! Pas bonnard de lui faire admettre qu’il avait dû être victime d’une prise de coke frelatée.L’atterrissage d’un OVNI sur le parking ne lui eut pas causé autant d’effet.

*

* *

Seul Pierrot échappa à cette transformation carnavalesque. Encore ne dut-il le sauvetage de sa dignité qu’à l’absence sur le marché du prêt à porter d’affutiaux surannés coupés à sa taille. Pour le punir de son obésité, ses trois affidés le reléguèrent au rang de conducteur. Une mesure d’éloignement qu’il fut loin de considérer comme vexatoire! Ses mains crispées sur le volant tremblaient tellement que les essieux du 4x4 à l’arrêt en couinaient de frayeur.

La main crispée sur la crosse de son arquebuse de poche calibre 45, le gorille du Stardust driva les trois visiteurs jusqu’à un salon privé tendu de ce velours rouge vif si cher au cœur des décorateurs de bordels. Kiki lui rendait ses regards défiants, mais une seule olive coincée entre ses noix aurait marqué son périple d’un filet d’huiles mixtes continu.

Assis face à la porte, le Pacha quitta un instant des yeux les deux quémandeurs installés devant lui pour détroncher les nouveaux arrivants. Dire qu’il fut surpris serait abusif, mais une vague de rides perplexes lui plissa le front.

- Ben ! Ce sera quand même non ! Conclu le vieux rastaquouère à l’adresse des deux solliciteurs.

Les deux hommes dans la trentaine se levèrent sans un mot. Ils se concertèrent du regard, puis tournèrent le dos au propriétaire des lieux. Ce ne fut qu’en suivant des yeux leur retraite piteuse que les trois Branques aperçurent le monumental garde du corps collé à la tenture, dans leur dos, masqué à la vue des arrivants par l’épais rideau qui, de part et d’autre de la porte, tombait du plafond au sol. L’échange visuel entre le truand blanchi sous le harnais et les amateurs dura un long moment. Celui des Branques passait sans cesse des deux sièges capitonnés aux prunelles délavées du Pacha. Ce dernier se bascula enfin en arrière pour prendre appui contre le dossier de son fauteuil et, d’un signe de main, invita le gorille à amener une chaise supplémentaire à l’intention des visiteurs. Commandement exécuté avec un empressement tout militaire.

- Alors ! Qu’est-ce qui vous amène au juste ? Ironisa le propriétaire des lieux au terme d’un examen détaillé de leur accoutrement.

Méfiant, Kiki préféra favoriser le geste à la parole. Il balança un baise-en-ville de coupe masculine sur la table. Le choc sourd sur le panneau de bois massif accentua les rides du Pacha, mais le forban se garda de tout geste précipité susceptible de trahir un quelconque intérêt. Un nouveau signe de l’index ébranla la colossale silhouette du gorille qui vint manœuvrer la fermeture clips du baise-en-ville. Les yeux écarquillés, l’homme répandit le contenu étincelant sur le bois exotique aux teintes rougeoyantes. La cascade de bijoux anima d’un tic la commissure des lèvres du Pacha. Il connaissait suffisamment la joncaille pour repérer le toc au premier coup de chasse. Là, il s’agissait de tout premier choix. Il en était certain. De la toute belle came.

- Hum ! Fit-il, faussement indifférent. Vous voulez quoi ?

- Un fourgue, dit Désiré.

- Un fourgue, rien que çà ? Et qu’est-ce que j’ai à y gagner, moi, là-dedans ?

- Intermédiaire rémunéré, balança Djé d’une voix ferme.

- Rémunéré, ironisa le Pacha. Comme un commis !... Alors ce sera 20 pour cent pour moi !

- Vingt pour cent, impossible ! Lança Kiki. Ça ferait une part plus grosse que celle des braqueurs !

- Braqueurs ? Répéta le Pacha un peu bêtement.

Quelques secondes s’égrenèrent en silence, puis l’étonnement du Pacha vira à la stupeur. Il en avait les chasses exorbitées malgré lui.

- La bijouterie… C’était pas vous, quand même ?

Djé et Désiré restèrent de marbre, mais le sourire satisfait de Kiki équivalait largement à un aveu.

- Ben mes cochons !... Plaisanta le vieux pirate après s’être ressaisi. Beau boulot ! Ça me crève vraiment la rondelle que vous donniez raison au Pape, mais chapeau quand même !... Bon !… Pour une entrée par la grande porte, celle-là est vraiment magistrale !… Parlons entre hommes !.... Charly ! Champagne et Chivas pour mes amis !

Le gorille se volatilisa comme par enchantement. La tronche parcheminée et tachetée du vorace semblait irradier de bonheur. Normal ! L’odeur du pigeon ! Le fumet de l’arnaque ! Il en frétillait des hémorroïdes, le rapiat. Comment qu’il allait se goinfrer sur cette affaire, le gourmand !

- Un fourgue, j’en connais bien un. Un Feuje d’Anvers. Mais c’est un coriace. Avec un élevage d’oursins dans ses poches ! Alors je vous explique ; vous amenez la came pour expertise, je vous transmets son prix déduit de ma petite commission, et vous dites oui ou non. Et faudra penser à la part du Pape qui vous a filé l’affaire, bien sûr !

- Pour le Pape, on y a déjà pensé, assura Djé avec un aplomb qui scotcha ses complices. Mais l’un de nous sera là pendant l’expertise !

- Tu n’y penses pas ! S’insurgea le Pacha… Ces gens là ne veulent voir personne. Jamais de la vie ! Déjà bien que je me mouille aussi en les appelant !

Charly se repointait porteur d’un plateau garni de verres et de boutanches premier choix. Le Pacha régalait. Déjà un truc dont les Branques auraient dû se méfier sévères s’ils avaient été affranchis de son radinisme légendaire. Mais les caves en voie de dessalage ont toujours constitué un excellent cheptel de laitières pour le Mitan. Le goinfre ne connaissait aucun état d’âme, lui. Il se méfiait juste un peu, le temps de mesurer jusqu’où étaient capables d’aller ces amateurs. Pas question non plus de se faire fumer par des demi-sels. Tu parles d’une oraison funèbre jubilatoire dans les tripots !

- A la fortune ! Trinqua le Pacha, tout sourire carnassier aurifèré.

*

* *

Avec un chouia de vice en plus, nos zèbres auraient pu se la donner. Ils auraient pensé que l’étalage de toute cette joncaille masticatoire ne devait rien à la frivolité ou à un penchant esthétique particulier. Sans présumer de l’hygiène dentaire de cette hyène du Milieu, les Branques auraient pu raisonnablement supposer que cette dorure ostentatoire lui tenait à la fois lieu d’arme et de blason. Qu’elle symbolisait les fortunes croquées au détriment de crédules. Mais bon ! Ils faisaient leurs classes, comme qui dirait.Et çà, pas sûr que mon pote le Pape l’avait prévu. Quoique...

*

* *

Désiré se trouvait au volant de la Peugeot d’occasion que le gang venait d’acquérir. A ses côtés, Désiré rêvassait, les yeux perdus dans le vague et les lèvres distendues par un sourire béat. Du bout de la place où la voiture se trouvait parquée, une vue imprenable sur l’entrée du Stardust leur était offerte. Garée le long du trottoir d’en-face, et non sur le parking, une Cadillac d’un modèle ancien, mais en superbe état de conservation, captivait l’attention de tous les passants.

- Sur laquelle de tes mousmées t’es encore en train de fantasmer ?

- Si je te le dis, tu ne me croiras jamais ! Soupira Désiré.

- Ah ouais ?… Je parie que c’est la blonde… Barbie… Putain ! Le canon ! La classe, c’te meuf !... J’sais même pas ce qu’elle a pu te trouver d’ailleurs !

- Cherche pas !... Un truc qui ne t’intéressera pas !… Et si c’était le cas, c’est moi qui me barrerais en courant à perdre haleine, putain !... Mais t’as tout faux. C’est pas elle !

- La brunette ?... Un chouette valseur !... Et gentille comme tout !... S’il n’y avait pas eu ce con de Kiki pour lui griller le cerveau de son matou…

- Pas elle non plus. Cherche pas, je te dis… Tu ne trouveras pas.

- Parce que je ne la connais pas, alors !

- Oh ! Que si !... Mais bon !... Les fantasmes, mec…

Djé se mit à se bidonner comme un bossu, puis il frappa le haut du cerceau du plat de la main. Il se marrait tant qu’il en avait les larmes qui perlaient au bout des cils. Avachi sur le siège légèrement incliné, Désiré lui décocha un regard en coin lourd de suspicion.

- Qu’est-ce t’as à te marrer comme une baleine ?

- Je parie que c’est Nini ! Hoqueta Djé.

Désiré sursauta aussi vivement que si une main mal intentionnée lui avait poinçonné le fondement avec un pic à brochettes. Il redressa le dossier de son siège pour se trouver en position de domination ou, tout au moins, sur un même plan que son voisin, puis lui décocha une saillie mauvaise.

- Et alors ! Qu’est-ce qu’il y a d’aussi poilant ?... C’est pas une femme superbe ?... Avec un Q.I dix fois supérieur au tien ?

Djé se pétrifia, le regard fixé droit devant lui, la mine ahurie. Si un sculpteur l’avait pris comme modèle, il aurait sans doute réussi un parfait chef d’œuvre, symbole de la stupeur absolue.

- C’est… c’est elle ??

- Et alors ? Ça te défrise ?

Djé garda la position plusieurs minutes, n’osant tourner la tête vers son voisin sans savoir exactement ce qui l’effrayait le plus ; constater que Désiré se moquait de lui aux dépens de Nini, ou si réellement ce séducteur invétéré était tombé sous la coupe de cette femme hors du commun. Le dilemme dépassait son entendement, mais il aurait été complètement incapable de fournir un début d’identification.

- Ça pète ! Souffla Djé.

- Quoi ?... Qui pète ?

Désiré suivit la direction que son voisin indiquait du menton. Deux hommes sortaient en effet du Stardust le feu aux miches tandis que le chauffeur de la Fleetwood Brougham 75 passait le bras par la vitre baissée pour arroser les poursuivants de ses complices. Le videur de l’établissement effectua une cabriole spectaculaire avant de s’étaler sur le trottoir. Touché aussi, l’individu qui le suivait tenta vainement de se raccrocher au chambranle du portail. Il s’affaissa sur le seuil au ralenti et y resta prostré.

- Suis-les ! Suis-les ! Enjoignit Désiré. Les fumiers ! Ils se barrent avec notre camelote, c’est certain !

La Cad’ démarra en trombe, la Peugeot lancée à ses trousses.

De la tabatière du grenier le Pacha suivit la scène au travers de ses jumelles, sa bouille de vorace fendue d’un sourire ravi.

- Baisés ! Jubila-t-il. Putains de caves !

Dès que les feux arrière de la Peugeot eurent disparu à l’angle de la rue, le videur et son acolyte, miraculeusement ressuscités, s’empressèrent de réintégrer le dancing.

Conduite de main de maître la lourde berline faisait montre d’une agilité insoupçonnable en dépit de son volume. Elle enfilait les rues étroites de la banlieue Lilloise à vitesse démente en direction de Roubaix, donnant beaucoup de fil à retordre à Djé pour ne pas se laisser distancer. Le chauffeur, qui semblait connaître admirablement son itinéraire, entraîna ses poursuivants vers des chemins campagnards encore plus étroits, jusqu’à emprunter une route de terre en soulevant un nuage de poussière.

- Les flics ! Les flics ! Hurla Désiré.

Djé donna d’abord un puissant coup sur la pédale de frein pour briser l'élan, puis amorça un demi-tour au frein à main dans le chemin de terre. La Peugeot effectua une embardée avant de s’immobiliser, sa roue arrière droite dans le fossé bordant le champ. Au loin, la Cadillac était passée en trombe devant une Land Rover foncée de la gendarmerie belge qui, cahin-caha, s’empêtrait dans un demi-tour fastidieux.

- On s’est fait mettre ! Ragea Djé en tapant du poing sur le volant.

- Je ne sais pas… Ça me parait énorme… répondit pensivement Désiré.

- Quoi ? Les flics… tu crois qu’ils font de la figuration pour nous intimider ?

- Ben… Justement !... Ils tombent rudement bien à propos, ceux-là ! Tu ne trouves pas ?

- Et quoi ?… On va leur demander leurs papiers pour voir si c'est des vrais poulets, aussi ?

Le regard que Désiré décocha à son ami était mi-étonné mi-douloureux. Il comprenait mal cette montée brutale d’agressivité. Pour lui, plaie d’argent n’était pas mortelle. D’autant que cet argent, pour le gagner, ils n’avaient pas trop peiné. Il préféra cependant conserver ses pensées pour lui.

Ils s’arrêtèrent au Stardust sur le chemin du retour. Après une période d’observation prudente, Djé se décida à aller sonner mais ses impérieux appels n’ameutèrent personne.

- Ils ont peut-être pris le maquis par crainte des poulets, hasarda Désiré pour désamorcer sa colère.

- Possible. Y’a comme du sang à terre où le mec est tombé. Mais c’est quand même curieux. Y’a pas un flic ni un péquin à l’horizon.

Une observation sur laquelle Désiré sauta allègrement dans l’espoir de calmer Djé.

– Ben ! C’est çà ! Ils sont allés le conduire dans une clinique discrète ou chez un médecin marron. On voit souvent çà dans les films.

- Dans les films ?… Pfff ! Fit Djé avec dédain… Et ils ne disent pas comment on peut se refaire autant de pognon sans prendre plus de risques dans ces films là, des fois ? Ajouta-t-il, sarcastique.

*

* *

Curieux tous ces échanges de regard en tirs croisés ! Pour un peu, on les aurait crus en train de s’épier pour un jeu de chaises musicales ou d’un tir à la courte paille pour connaître la victime expiatoire. Ce fut Nini qui prit l’initiative de briser ce silence pesant.

- Pour ma part, et en restant très polie, je dirais que vous vous être fait mettre en beauté, les mecs ! Je serais bien incapable de dire si c’est par les fourgues ou par le Pacha, ou les deux à la fois, mais vous avez perdu votre pucelage de vilains gangsters.

- Vilains !… Vilains !… Psalmodia Kiki d’un air offusqué.

- Ben ! S’il y a une remise des prix, sois gentil de m’en communiquer la date, cousin... que je prenne vite des congés !... En tout cas, si vous partez sur le sentier de la guerre ne comptez pas sur ma maison pour servir de base de repli. La réappropriation du capital et ses effluves de mai 68 ça me fait plutôt marrer. Si ça tourne à « O.K corral », Nini sort de la distribution ! Le gore, c’est pas mon truc !

Désiré buvait les paroles de la maîtresse de maison, le regard énamouré. Djé avait conservé son masque dur, tiré par la vindicte. Le souci plissait le front de Pierrot comme un soufflet d’accordéon.

- Ché quoi qu’elle raconte ? O.K corral, gore, distribution… j’y comprin rin, mi ! ( Qu’est-ce qu’elle raconte ? Je n’y comprends rien, moi !)

Kiki ouvrit la bouche pour répondre, mais Désiré lui coupa la parole.

- En clair, Nini ne veut pas qu’on fasse la guerre au Pacha ou aux fourgues qui nous ont fait marrons. Pour elle, qu’on se soit fait piquer de l’argent qu’on avait volé nous même, ça n’est pas un préjudice. Enfin… pas une cause de vendetta.

- Alors… On fait quoi ? S’impatienta Kiki.

Les quatre complices échangèrent des bordées de regards perplexes. Mener à bien un projet conçu par un autre était un exercice relativement simple. En élaborer un nouveau de toute pièce en était un autre… et autrement plus ardu ! Nos Branques se trouvaient confrontés au gros problème du gangstérisme. Une frange professionnelle dans laquelle le muscle abonde, mais où les cerveaux sont denrée rare.

- Eh ben quoi ! Fit Nini. Vous avez bien réussi la première fois. Pourquoi ça ne pourrait pas se répéter ?

- Le Pape ne nous a pas parlé d’une autre affaire, avoua Kiki, penaud.

- La belle histoire ! Les bijouteries, vous savez qu’il ne faut plus y toucher, vous n’avez pas le receleur. Mais les banques, y’en a partout. Et eux, ils ont du liquide.

- Des banques ! S’épouvanta Pierrot. Mais on n’a jamais fait de banque, nous !

- Des bijouteries non plus, on n’en avait jamais fait, argua Djé. Ça n’a pas empêché . On n’a pas ch’technique ! Renchéri Pierrot. Pis, on n’est nin des gangsters !

- Que tu le veuilles ou pas, maintenant si ! Argumenta Kiki. Et la technique c’est comme le vélo, ça s’apprend !

- Bien dit, cousin ! Approuva Nini. D’autant qu’il suffit juste d’appliquer les mêmes principes que pour la bijouterie. Il suffit d’étudier et de rationaliser chaque étape.

- Et mi… J’fais quoi, la d’din, à part morir ed’troule ? (Je fais quoi là-deans, à part mourir de peur ?)

- Le chauffeur, lui lança Désiré. Mais un chauffeur aussi muet que mort de peur.

*

* *

Dans la salle à manger « pour personnes de grande taille », Nini trônait derrière la table disposée en long à proximité d’un mur, comme un comptoir de banque, son ordinateur portable ouvert lui tenant lieu de caisse. Elle souriait à Pierrot qui, légèrement à l’écart de l’axe formé par la « caissière » et la porte de la cuisine, « jouait » au client. Le rouquin était bien trop dépassé par les évènements pour s’insurger de quoi que ce fut. Il nourrissait la conviction que leurs délires les expédieraient droit dans le mur, mais sa plus grande hantise était de rester seul sur le trottoir pendant que ses amis courraient à leur perte. C’est pourquoi il suivait. Même à contre-cœur.

La porte de la cuisine s’ouvrit à la volée sur un Kiki au visage dissimulé sous un passe-montagne couleur moutarde dont la fenêtre était réduite par un point de couture placé entre les yeux. Il balaya l’air du canon de son fusil en criant :

- Tout le monde au mur ! Et que ça saute !

Comme si l’appel avait libéré la détente d’un ressort, Désiré jaillit à son tour dans la salle à manger. En deux enjambées il traversa l’espace qui le séparait de Nini et, une main posée sur le rebord de la table, il franchit celle-ci d’un bond plein de souplesse. Enfin, presque ! Car un bruit de déchirure annonça que la couture de son fond de pantalon supportait moins l’effort que ses jarrets. Maître de ses nerfs, il n’en mima pas moins le pillage en règle du coffre représenté par des boites de rangement pour dossiers. Nini luttait avec vaillance contre la montée d’un fou rire.

Dans un ballet bien synchronisé, tandis que Kiki se déplaçait pour singer une fouille des autres pièces, dont celle sensée représenter le bureau de la direction, Djé venait le remplacer à la garde de la porte.

La détonation de la règle plate de la maîtresse de maison percutant la table les fit tous sauter en l’air de frayeur, Nini comprise. Comme de juste, l’ensemble des regards avait convergé vers Kiki de crainte que son souci de réalisme ne l’ait porté à charger son arme. Cette poussée d’adrénaline gratuite les porta à sourire.

- Vous dépassez les deux minutes, les enfants. Va falloir faire mieu.

- Mais… On ne connaît rien de l’objectif ! Fit observer Désiré.

- Possible ! Mais si l’on prend une moyenne d’intervention de trois minutes pour les forces de police en milieu urbain, mieux vaut ne pas risquer de tomber nez à nez avec elles au premier carrefour.

Kiki observa sa cousine avec une admiration teintée d’inquiétude.

- Tu n’as pas l’intention de nous faire faire un parcours du combattant, des fois ?

- Et pourquoi pas ! Se rengorgea Nini. Si l’on considère vos divagations délirantes sous l’optique d’une opération militaire, elles exigent une préparation militaire !

- Pas pour mi ! Assura Pierrot, que son rôle d’observateur avait mis en nage.

Un cri du cœur qui déclencha une nouvelle vague de bonne humeur.

- Pas pour ti, non ! Confirma Kiki. Puis, à l’adresse de Nini : sinon, c’était comment ?

- Chouette ! Admit Nini. Dans son numéro de Dillinger, Désiré est impressionnant. Il sauterait dans mon lit avec le même élan, sûr que je me retrouverais d’office catapultée dans la suspente !

Aveu déguisé ou blague, Désiré ne sut pas trop à quel saint se vouer. Face à Nini, toute sa belle assurance d’étalon primé s’envolait. Il s’empourpra comme un collégien. Fine mouche, la jeune femme feignit ne s’être aperçu de rien.

- Bon ! Ben… il ne reste plus qu’à mettre en application tous les principes de précautions que Kiki a pu collecter auprès du Pape et à définir l’objectif! S’exclama l’égérie du groupe. Et comme on peut toujours joindre l’utile à l’agréable, je propose ma banque !

- Ta banque ? S’étrangla Désiré.

- Ben oui ! T’en fais une tête !... C’est une vraie banque. Une grande ! Se gaussa Nini. Et dans quelques jours, le cinq du mois, il va y avoir une flopée d’argent des pensions !

- Mais… Tu ne risques pas…

- Quoi ? Qu’on me reconnaisse ?... Tu ne crois quand même pas que je vais participer, des fois ?

- Je voulais dire… des ennuis ?

- Ohhh ! Tu sais, depuis le temps que je joue à Rirette Maitrejean, les ennuis…

Aucun des amis ne semblant avoir entendu parler de l’égérie du journal « L’Anarchie », de ce début de siècle, Nini n’insista pas.

Kiki hésitait sur le sens de la conversation. Quand il eut compris le côté moqueur des réparties de sa cousine son rire tonitruant fit trembler les bibelots. Djé, toujours silencieux et attentif le considéra avec commisération. Chez Pierrot l’étonnement dominait ; il n’avait rien compris tant il avait à faire pour juguler la frayeur qui lui tordait les entrailles.

- Le Pape a dit que lorsqu’il fallait impressionner vite et bien, il fallait tirer dans quelque chose qui éclate pour frapper les imaginations. Un cendrier, un verre, une lampe ou un miroir… entonna Kiki.

- Mais t’es ouf, toi ! T’as été démoulé trop chaud, ou quoi ? L’invectiva Djé

- Ben quoi ? Se défendit Kiki… c’est juste au cas où…

- Il est vrai qu’une arme chargée… commença Nini, faussement perplexe.

- Un miroir ; sept ans de malheur ! La coupa Djé, véhément.

- Ouf !... J’ai eu peur ! Enchaîna Nini… J’ai cru que c’était par souci de sécurité que tu ne voulais pas d’arme chargée.

Djé la fixa, déconcerté, tandis que la crise de rire nerveux atteignait cette fois Désiré.

- Alors, je vous explique pour ma banque, reprit Nini, très docte, imperturbable. L’entrée s’effectue par deux doubles portes en verre sécurit. Un sas les sépare. Ce ne sont pas toujours les mêmes battants qui sont bloqués. Je le sais parce qu’une fois, j’étais tellement pressée que je me suis collé le nez dedans… Boum ! Mima-t-elle en feignant se taper sur le nez du plat de la main… Nini sur les fesses avec un carillon dans la tête. Et au beau milieu d’une cage parce que la première caissière avait déclenché les grilles de protection.

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