23 La motorisation du gang

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 Ceux qui possèdent la convivialité de braqueurs pourront toujours se faire confirmer la chose en cas de doute, mais l’ensemble de la corporation socioprofessionnelle un tant soi-peu sérieuse s'accorde au moins sur un point ; la réussite d’une grosse affaire repose essentiellement sur le degré de minutie apporté à sa préparation.

De ce principe fondamental, nos Branques étaient désormais totalement pénétrés, archi convaincus. C’est pourquoi ils se mirent aussitôt en chasse des véhicules les plus à même pour satisfaire aux exigences du projet, en binômes. Désiré, que le tirage au sort avait relié à Pierrot, n’eut pas à se creuser la tête ; son accompagnateur savait où aller chercher les camions. Par contre, l’équipe Kiki-Djé se décarcassa réellement. Et même au-delà !

  • Eh ! Vise un peu l’Audi ! Sûr qu’elle s’arrête au tabac ! s’exclama Kiki en se rangeant le long du trottoir.

Djé s’éjecta de la B.M.W série 5, elle-même fruit d’un « emprunt », et remonta la rue vers le débit de tabac en s’offrant un tour d’horizon panoramique. Se faire frimer est toujours source d’angoisse chez le mal intentionné. Mais il ne débusqua aucun mateur désœuvré, aucun vicelard à l’agachon de quelques tableaux croquignolets.

En l'absence de place de stationnement, une élégante conductrice s'épargna les manœuvres complexes pour ranger son carrosse « made in Germany » dernier cri. Elle aborda l’angle du trottoir par le milieu et lança l’essieu avant à l’escalade de la bordure. Djé reçut un coup au cœur en voyant l’admirable silhouette se découper à contre-jour dans la robe arachnéenne. Dès que la brune sylphide se fut envolée vers le tabac de sa démarche aérienne, il allongea le pas en s'abstenant de courir.

La surprenante chaleur du cuir qui lui gagna les reins au contact du siège lui catapulta vers la gorge une gêne indéfinissable. Il se reprit avec difficulté car l’heure n’était pas au batifolage. La conductrice étant sensiblement de la même taille que la sienne, aucun réglage ne s’avéra nécessaire après libération du frein à main. Courte marche arrière, contrôle aux rétros d’ailes, et fouette cocher ! Un coup d’accélérateur avala les cent mètres le séparant du feu rouge le temps d’un éternuement.

A distance respectable, Kiki se lança dans le sillage de l'Audi. Sûr qu’avec un destrier pareil, les soucis à se faire en cas de poursuite se trouveraient limités. Mais le Manouche s’alarma soudain en voyant la berline grise louvoyer sur le boulevard, puis le bras affolé de Djé en jaillir pour l’inviter à se garer fissa. La trouille de lui mordit les tripes. Un piège ?

Un mini-drame venait effectivement de se jouer.

Djé s’extasiait encore de l’équipement du tableau de bord quand une sonnerie stridante s’était élevée de la console centrale. Le téléphone incorporé au décor n’avait pas retenu son attention. Il l’épia avec méfiance, puis se dit qu’il ne risquait pas grand-chose à répondre. Surtout si l’appel émanait de la magnifique propriétaire.

  • Oui ? Fit-il.
  • Monsieur ! Monsieur ! Je vous en supplie ! Pas mon bébé, s’il vous plaît !... Prenez la voiture, je vous la donne… Mais je vous en supplie, pas mon bébé ! hurlait une voix de femme affolée.

 Le cuir chevelu et la commissure des lèvres brutalement tirés vers la nuque, Djé jeta un regard affolé vers la banquette arrière. Dans un couffin bardé de ceintures de sécurité un poupon dormait comme un bienheureux. Djé ressentit la même détresse effroyable que lorsqu’il avait percuté l’autre couffin, devant la banque.

  • Je vais entrer dans la rue Jean Sans Peur, dit-il. Je me garerai à la première place libre. Vous trouverez la clef posée au dessus de la roue arrière gauche… Je… Je suis désolé.

Il raccrocha, sortit le bras par la vitre pour faire signe à Kiki de se garer, puis tourna effectivement dans la rue Jean Sans Peur. Il plongea dans une place libre devant la salle des sports Noël l’Hérain, posa la clef sur le dessus de la roue après avoir verrouillé les portières, comme il l’avait dit, et trotta vers le boulevard en maudissant le mauvais sort qui s’acharnait sur eux.

  • Ben qu’est-ce qui t’es arrivé ? Demanda Kiki, éperdu de soulagement à voir son pote se pointer en entier.
  • J’ai horreur des boites automatiques ! Roule ! aboya le fils des Aurès d’un ton hargneux.

Prétexte farfelu pour justifier l’abandon d’un véhicule aussi performant. Kiki n’était quand même pas demeuré au point de gober une telle ânerie. Mais il redoutait trop l’explosif Djelloul pour se risquer à le contrarier pendant un de ses moments de rage froide. Il se promit de lui tirer les vers du nez à la première occasion, un jour de libations forcenées par exemple. Il improvisa une manœuvre de rapprochement.

  • Si tu veux, conduis celle-ci. C’est moi qui piquerai l’autre.
  • Pfff ! Fit Djé. C’est moi qui conduirai l’autre, autant que je la choisisse, non ?

Le gosier de Kiki laissa échapper un bruit de siphon de lavabo en fin de vidange. Le baromètre des humeurs restait bloqué sur « menace orageuse » ! Le temps du silence recueilli s’imposait. Kiki roula sans but, l’esprit concentré sur le respect des règles de circulation.

Tel le jumeau astral de Djé, Désiré aussi souffrait de crispations abdominales. Mais les plus terribles des siennes avaient reflué vers le haut pour se traduire en serrement excessif des doigts sur le cerceau d’un vingt six tonnes immatriculé en Belgique, avec chariot élévateur transporté, et circulant de côté français de la frontière.

- Sois calme ! Souples, chés épaules et chés bras ! On diro qu’tes assis sur un parapluie, vingt noms ! (Souples les épaules et les bras. On dirait que tu es assis sur un parapluie !)

- Pourquoi on change pas ? Djé pourrait conduire le camion ! Geignit le Martiniquais.

- Te l’sais pourquo ! A part inter chés draps, t’es souple comme un verre ed’néon ! Djé y do sauté d’sus ch’camion aussi vite qu’un morpion chur éch’bas clergé ! Ti, te n’arriveras point à fixer ch’bidule. Allez ! Ein souplesse ! Ché t’un jeuet, ch’machin là ! Si t’auro connu chés camion ed din ch’temps, alors ! ( Tu le sais pourquoi ! A part entre les draps, tu es souplke comme un verre de néon ! Djé doit sauter sur le camion aussi vite qu’un morpion sur le bas clergé ! Toi, tu n’arriveras pas à fixer le bidule. Allez ! En souplesse ! C’est un jouet ce machin là. Si tu avais connu les camions d’avant, alors !)

La logorrhée verbale de Pierrot, tout à fait inhabituelle, atteignit ses objectifs. Au bout d’une dizaine de kilomètres, le natif des îles maîtrisait la conduite du poids lourd aussi bien que celle d’un karting. Comparaison justifiée dans la mesure où il se serait montré aussi incapable de découvrit la marche arrière sur l’un comme sur l’autre. Mais de marche arrière il n’était pas question. Une fois lancée, la machine ne pouvait plus aller que de l’avant.

- C’est dans la nuit de demain que rentrent les voisins de Nini ?

- Qu’est-ce cha peut fout’e ? ( Qu’est-ce ça peut faire ?)

- Rien. Comme çà. C’est parce que tout çà me parait court.

- Ben va oui ! On sait déjà du aller ker chés autes autos, alors ! D’ichi ce soir, tout y s’ras prêt, te verras ! ( On sait déjà où aller chercher les autres véhicules. D’ici ce soir tout sera prêt, tu verras !)

L’optimisme de Pierrot était justifié. Les connaissances et la méthodologie de Nini leur avait permis de partir en campagne sur des cibles bien identifiées. Trois quarts d’heures après le vol du camion, celui-ci se trouvait sur le parking d’une zone industrielle frontalière, côté français, plaques d’immatriculations changées. Deux heures plus tard, un frère jumeau le rejoignait.

La nuit tombait quand sur l’ancien poste frontière du « Risquons-Tout » quand le 4x4 de Pierrot le franchit, conduit par Désiré. Le véhicule japonais boueux suivait un autre véhicule beaucoup moins commun sur nos routes. Une espèce de petit camion-frigo à la caisse anormalement basse. Un gros aquarium motorisé et compartimenté. Un transport de poissons vivants. Pierrot le conduisait en se marrant comme un fou. Il en avait les larmes aux yeux, le rouquin bonasse.

- Du pisson ! Sacrée Nini, ch’te jure ! Elle a eine touquette aussi rute que cheule dé ch’Pape ! ( Du poisson ! Sacré Nini, je te jure ! Elle tient une couche encore plus épaisse que celle du Pape !)

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