Chapitre 1- La lettre
Je m’appelle Bérénice.
J’ai 62 ans, un petit air bohème qu’on n’a jamais réussi à me lisser, des boucles indisciplinées, des tuniques aux imprimés trop vifs, et des lunettes qu’on dirait choisies exprès pour ne pas passer inaperçue.
De loin, on me prend pour une douce originale. Une ancienne baba tranquille, qui aurait troqué les manifs pour les confitures maison et les tisanes bio. Mais l’image ne tient pas longtemps. Il y a dans mon regard cette façon d’observer sans juger, de capter ce qui dérange, d’écouter au-delà des mots.
Je n’ai pas l’allure d’une justicière, ni les discours d’une militante, mais je débusque les faux-semblants avec la précision d’un scalpel.
Je suis de celles qu’on croit inoffensives — jusqu’au moment où elles parlent. Les années m’ont appris que les mots peuvent soigner autant que secouer.
Qu’un silence, parfois, dit plus qu’un aveu.
Et que les secrets, surtout ceux qu’on croit bien enfouis, finissent toujours par remonter. Alors non, je ne suis pas exactement celle qu’on croit.
Et si je prends aujourd’hui la plume, ce n’est pas pour raconter une petite vie sans histoire.
C’est pour ouvrir les portes qu’on a soigneusement refermées derrière moi.
Celles du passé.
Celles de la mémoire.
Celles qu’on cloue au silence par pudeur ou par peur.
Dans mon immeuble, c’est la ruche.
Des jeunes couples, des gosses, des cris, des poussettes.
Ça court, ça claque des portes, ça grimpe quatre à quatre les escaliers.
Moi, je me tiens en retrait. Planquée dans mon deux-pièces du premier, en embuscade derrière ma porte.
La mamie sympa sur qui l’on peut compter pour réceptionner les colis.
Le reste du temps : transparente.
Jour après jour, je rapetisse. Je deviens invisible.
C’est ça, la vieillesse.
Les jours gris, j’ai le plafond qui me colle au crâne comme un couvercle.
Heureusement, j’ai encore assez d’étais en soutien de mon optimisme pour ne pas me faire écrabouiller.
Ma solitude, ce n’est pas un vide. C’est un cocon.
Tissé serré avec l’amour des miens, quelques amis précieux, et des silences que je savoure.
Je me suis mise à l’écart du tumulte.
La réussite à tout prix, le bruit, la vitesse… très peu pour moi.
J’ai déjà bien donné dans ce genre de conneries, avec toute la fougue qu’on met quand on y croit encore.
De temps à autre, pour le fun, je m’autorise à partir en sucette.
Dotée d’une imagination qui s'envole en vrille sans prévenir. Je lâche les chevaux, mon esprit galope, les idées s’emballent, l’itinéraire n’est plus balisé.
À brides abattues, un vent de liberté m’envahit, et je respire à grandes goulées.
Ça fait des fans… et des allergiques.
Ce qu’il y a de sûr : je ne laisse personne indifférent.
— Ah mais Bérénice, c’est une artiste !
Je ne suis pas là pour vous tirer les larmes ni jouer les martyres. Une bio de plus, modèle de résilience, de courage face à l'adversité ? Non.
Mon désir, ouvrir les tiroirs de la mémoire, partager avec mes tripes mon vécu sans pathos.
Depuis quelque temps, pour meubler mes longues journées de désœuvrée, je déroule le fil des générations passées.
La généalogie — ce mot un peu désuet — est devenu un de mes passe-temps favori.
Paraît que c’est l’un des loisirs préférés des retraités. Soit. Me voilà dans le club des vieux qui farfouillent le passé.
Mais ça m’amuse. Parce que, quelque part, on cherche à comprendre qui l’on est, en reconstituant ce qu’on a été. Il n'est jamais trop tard pour se comprendre et avancer. Pour aller ou ? La question se pose ! La mémoire est un grenier fragile, plein d’ombres et de visages oubliés.
Peut-être qu’à un certain âge, on veut simplement laisser un signe, une trace.
Dire à ceux qui viennent : “Tu ne viens pas de nulle part.”
Moi, je sais des choses. Pas tout, mais assez pour sentir qu’il faut les raconter.
Avant que le silence ne referme tout.
Je vous propose, une balade à l’instinct, nez au vent, les sens en éveil.
Un chemin de traverse au milieu d'une forêt humaine, parsemé de pierres blanches, parfois barré par un bon gros rocher.
Rien de rectiligne. Rien de propre. Rien de balisé.
Une trajectoire taillée dans le réel, avec ses virages, ses fondrières, ses carrefours douteux.
Le genre de route où l'on se perd parfois… mais où, souvent, on se rencontre aussi.
Droite comme un “i”, ennuyeuse comme une autoroute ? Très peu pour moi.
Tant que ça ne grimpe pas trop, ça me va — le sport, j’ai laissé ça aux gens sérieux.
Sur mon parcours, je fais une pause.
Je profite de cette aire de repos offerte, une clairière baignée par une lumière ombragée, propice à l'introspection, avant que le grand tourbillon de la vie ne m’emporte à nouveau dans ses méandres.
J’en ai entendu, des histoires, criées souvent murmurées entre deux cafés, sur un coin de table, ou en vidant un carton de déménagement.
Mon oreille est bien dressée : elle repère les craquements, les trémolos dans les voix, les silences trop pleins.
Je ne force rien. Une chaise, un regard franc, et les êtres se lâchent.
J’aime ça, les vies à décortiquer, les morceaux bruts, les confidences qui grattent un peu.
Pas une curiosité mal placée, plutôt un besoin vital, une nourriture existentielle sans laquelle je dépérirais.
À force d’ouvrir mes bras, j’ai fini par devenir une espèce de boîte à secrets, un peu lourde parfois.
J’ai toujours couru après une image pieuse de moi même sans auréole, juste devenir quelqu’un de bien. C’est ma quête, mon obsession silencieuse : en être sûre, au fond.
Alors j’ai poussé l’empathie jusqu’à l’os — à en saigner, parfois.
J’ai défendu, à corps perdu, toutes les causes trop moches, trop lourdes, trop oubliées.
À force de m’y frotter, mon ramage a perdu un peu de sa superbe.
Mais ma révolte, elle, tient bon.
Elle s’accroche, vissée là, quelque part entre le ventre et la gorge.
Pour la veuve. Pour l’orphelin.
Pour l’ouvrier qu’on écrase, la femme qu’on salit, l’enfance qu’on piétine.
J’ai perdu un temps fou à chercher des éclats d’humanité dans ce vacarme perpétuel.
Et pourtant, parfois, un moment de grâce surgit.
Tout s’éclaire.
On touche un instant suspendu — une béatitude, un ciel pavé d’étoiles.
C’est ça, au fond, la trame de mon théâtre intérieur :
l’humain avant tout, dans ses petitesses et ses grandeurs.
Et puis il y a eu cette lettre.
Ou plutôt ce bout de papier, griffonné d’une écriture tremblante, glissé subrepticement dans une enveloppe même pas cachetée.
Un geste rapide, presque honteux — comme une urgence, planquée là, entre deux coussins dans le fameux fauteuil de papa. Le coin à Camille… ou bien la tanière de votre père, comme le désignait maman en levant les yeux au ciel. C’était le seul espace qu’il avait réussi à s’approprier — son refuge, près de la cheminée, à l’abri des courants d’air.
Un bout de territoire conquis à force de persévérance, pour y reposer sa carcasse bien fatiguée, comme il se plaisait à le dire.
Le seul endroit de la maison jamais squatté.
Il s’y retirait pour avoir la paix, loin du tumulte de sa famille nombreuse… et de l’autorité de sa maîtresse de femme ! Officiellement, il y regardait la télévision.
En vrai, l’écran lui servait de veilleuse.
Une façon douce de tenir la nuit — et l’ennui — à distance. Depuis sa disparition, personne n’y a touché.
Le fauteuil est resté figé dans le temps — la forme de son corps encore imprimée dans un fatras de plaids et de vieux habits.
Une relique domestique. Forteresse imprenable. Où seul papa avait le pouvoir. Je ne sais même pas pourquoi, ce jour-là, j’ai soulevé le coussin.
Un geste machinal. Ou guidé par autre chose.
Et là, dessous : une enveloppe toute froissée, avec mon nom écrit impérativement en majuscules, comme pour bien indiquer que j’étais la seule à pouvoir l’ouvrir.
Je suis restée figée, un instant, la missive entre les mains.
Le cœur qui cogne un peu trop fort, la gorge un peu sèche.
J’ai senti un frisson me traverser — pas de froid, non.
Une remontée de mémoire.
Quelque chose s’ouvrait comme la boîte de Pandore.
J’avais beau vouloir rester dans le présent, le passé venait de m’attraper par le col.
Mon prénom devenait une injonction d’outre-tombe.
Une voix qui me disait :
« Maintenant. C’est le moment. »
J’ai hésité.
Je crois même que j’ai fermé les yeux.
Pas par peur…
Par respect.
Parce que j’ai tout de suite su
que rien ne serait plus pareil après.
Ma Bérénice,
Je peux enfin me délier de la promesse qui m’empêchait de te dire la vérité.
C’est ma sœur — ta tante — qui m’a averti que tu étais en danger. Elle m’avait fait jurer de ne jamais dire que c’était elle.
C’était un soir d’été, au Marché-Gare, où j’étais allé vendre nos fleurs comme d’habitude. J’ai remarqué une femme, un peu âgée, qui me fixait du bout du quai.
J’ai eu un drôle de pressentiment. Je la connaissais, j’en étais sûr. Alors je l’ai regardée bien en face. Et là, elle s’est approchée.
Tu peux pas imaginer ma surprise. Ça faisait presque cinquante ans qu’on ne s’était pas vus. Depuis qu’elle était partie.
Elle avait changé, bien sûr. Comme moi. Mais elle avait encore ce petit sourire au coin des lèvres, quoi qu’il arrive… un peu comme toi.
Son regard, par contre, était grave. Fatigué. Des cernes autour de ses grands yeux bleus. Elle m’a dit : "Camille, si je viens, c’est pas pour renouer avec la famille. Ce lien-là, je l’ai pleuré il y a longtemps.
Mais malgré tout ce que vous pensez de moi, j’ai encore du cœur. Et j’ai le sens du devoir.
J’ai fait la route depuis Montélimar — je vis là-bas, dans un ranch avec une amie — pour te prévenir : ta fille, celle qui a le bar à Lyon, elle est en danger.
Ma vie a été compliquée, tu le sais. J’ai fréquenté des gens… pas très nets. Du milieu.
Et j’ai entendu dire que ta fille dérangeait. Elle pose des questions, elle fouille trop. Ça gêne.
Et je connais leurs méthodes. Quand ils veulent faire taire quelqu’un, ils hésitent pas.
Tu dois faire tout ce que tu peux pour la sortir de là.
Je peux pas t’en dire plus. Mais si je me suis déplacée à mon âge, c’est que c’est grave."
Bien sûr, j’ai essayé d’en savoir plus. Je savais que t’avais des soucis, mais pour moi c’était surtout financier. Là, j’ai compris que c’était bien plus que ça.
Elle a insisté : "Tu dis rien. Tu me mentionnes pas. Jamais. Sinon, je sais pas ce qui pourrait arriver. Mais c’est sûr, rien de bon. Ni pour elle, ni pour moi. Peut-être même pour vous tous.
Maintenant faut que je parte. On m’attend. T’as toujours été mon préféré, Camille. J’espère que tu garderas pas trop de colère contre moi. Adieu."
En rentrant, j’en ai parlé avec ta mère. Et on a décidé ensemble.
Il fallait que tu fermes ton bar. Sans attendre. Quitte à tout perdre.
C’est pour ça qu’on a insisté autant.
Ça nous a coûté, tu sais. Comme à toi.
Mais comme dit souvent ta mère : Plaie d’argent n’est pas mortelle.
Voilà, ma fille. C’est la vérité.
Je sais que tu as eu du mal à t’en remettre.
Mais pour nous, ta vie comptait plus que tout le reste.
Ton papa, qui t’aime.
J’étais abasourdie. Trente ans de mystère venaient de se déplier sous mes yeux.
Le style Impeccable, pas une faute d’orthographe et surtout des tournures un peu trop recherchées pour papa.
Lui, qui perdait tous ses moyens dès qu’il devait faire un achat sans sa femme.
Établir un chèque ? Une épreuve quasi insurmontable.
Il sortait alors son arme imparable : son sourire charmeur.
Et les caissières, attendries, s’empressaient de le remplir à sa place.
C’était à se demander si Colette n’y avait pas fourré son nez.
Le doute était permis.
La reine mère — comme l’appelaient mes amis — menait la barque avec une autorité tranquille, mais redoutablement efficace.
J’ai longtemps cherché à comprendre ce qui s’était vraiment passé.
Au début, c’est maman qui m’avait appelée, un soir, directement au bar :
— Bérénice, avec ton père, on a pris une décision. On arrête les frais. Ton compromis de vente n’aboutit pas, ça ne sert à rien de continuer.
Le ton était sec, tranchant. Une sentence.
Je connaissais la musique : pas de place à la discussion.
Il ne me restait qu’une option — obéir, comme un bon soldat.
Fermer. Baisser le rideau. Tourner la clef.
Tête basse. Abdiquer devant une adversité souterraine que personne à part moi ne percevait !
J’avais trente quatre ans.
L’âge des projets pleins les bras, des convictions entières, espoir des lendemains qui chantent.
Mon restaurant, c’était ma fierté. Mon ancrage. Une vraie adresse à Lyon, à mon nom, dans le centre.
J’y avais mis toute ma ferveur, toute mon énergie, tout ce que je croyais juste et bon. Mais les éléments s'étaient ligués contre moi, comme un orage sans fin.
Et voilà que tout s’effondrait. Sans que je puisse rien faire.
Comme engluée dans une toile d’araignée.
Plus je me débattais pour comprendre, plus les fils se resserraient autour de moi.
Il n’y avait pas d’issue.
Juste cette sensation de tomber dans un monde cynique, glissant, où les règles n’étaient plus les miennes.
Une oie blanche — moi — prise au piège dans une partie qui se jouait en coulisses, loin de mon univers.
À l’époque, Michel Noir, le nouveau maire, promettait de nettoyer Lyon de sa pègre.
Un grand coup de balai, disait-il.
La ville, qu’on appelait jadis Chicago-sur-Rhône, devait faire peau neuve.
Mais il avait sans doute oublié le centre-ville — propre en apparence, mais gangrené jusqu’à l’os.
Un petit coup d’éponge sur le vernis, et hop...
De la poudre aux yeux.
L’argent, après tout, n’a pas d’odeur…
Ma curiosité, ma ténacité, mon imagination…
Tout ça m’a menée au bord du burn-out.
Ou peut-être en plein dedans.
Je ne sais plus.
À l’époque, ce mot-là n’existait pas encore.
—On ne va pas avancer bien vite si tu te permets déjà une pause !
La voix d’Anaïs, un brin agacée, me sortit de mon hébétitude.
Nous étions en train de faire du rangement dans la maison familiale.
Une opération tri, vidage, dépoussiérage. Et bien sûr, chacune son style.
Anaïs, méthodique, avançait tiroir après tiroir, étiquetait, pliait, jetait.
Moi, je me laissais happer à chaque objet. Je fouillais, je fouinais, je retenais mon souffle.
Sans un mot, d’un geste brusque, je lui tendis la lettre.
Surprise, elle s’assit à son tour. Le silence s’installa, dense, suspendu. Le genre de blanc qui étouffe un peu.
La pièce, jadis pleine de rires et de musique, semblait tout à coup recouverte d’un voile gris.
Mes doigts, impatients, tapaient nerveusement sur le clapet du clavier —
celui du piano à queue de maman, qui trônait au beau milieu de cette pièce immense, construite pour en faire son écrin.
J’avais envie de hurler.
De faire sortir ce qui brûlait en moi.
Anaïs, elle, restait impassible. D’un tempérament posé, elle est mon exact contraire. Recto verso de la même feuille. Indissociables, mais séparées par huit ans d’écart. Elle, la seule de la fratrie à avoir fait des études prolongées — un BTS décroché après le bac, à force de sérieux et de ténacité. Une vraie bûcheuse, structurée, méthodique, raisonnable sans être ennuyeuse. Elle analyse tout, mot après mot, jusqu’au moindre soupçon. Elle ne parle jamais pour ne rien dire. Ne fait jamais les choses à moitié. Moi ? Je saisis l’idée générale et j’en fais un roman. Impatiente, passionnée, toujours à l’ouest… ou en avance.
Depuis cette histoire, je n’étais plus la même.
Ma révolte d’autrefois — cette énergie furieuse contre les injustices — s’était lentement changée en résignation.
À quoi bon vouloir changer les choses, quand le destin a déjà tout décidé ?
Physiquement, elle portait aussi la marque familiale — comme nous tous : pas bien grande, blond châtain, les yeux bleu clair, un air de tribu clonée. Mais chez elle, tout tombait juste. Là où j’avais hérité du format chou chantilly, elle avait les courbes en harmonie. Le même moule, peut-être, mais une version affinée, sans débordement.
Enfin, elle leva les yeux.
—Papa… c’était vraiment quelqu’un de bien. Tu te rends compte, ce que ça a dû lui coûter de tenir parole ?
Il savait que tu n’arrivais pas à tirer un trait sur ton histoire. Alors il a fait semblant. Il a fait le mec qui avait tout oublié, mais c’était pour te protéger.
Avec son air de rien, il a fait un effort énorme. Moi je te le dis : c’était un sage, notre père.
—C’est fou quand même. Cette sœur, une véritable Arlésienne dans cette famille, a influé sur le cours de ma vie… depuis l’enfance.
Et vous, vous vous en fichez tous comme de l’an quarante. C’est à peine si vous vous souvenez de son prénom. Les cousins, c’est encore pire !
—Peut-être que c’est l’intérêt que tu lui portes qui te revient en pleine figure, comme un boomerang. Nous, on se pose moins de questions. Et franchement… c’est pas plus mal.
—Je te rappelle que je n’ai rien demandé, au départ.
J’avais douze ans quand la mère de Joëlle m’a dit :
«— L’autre jour, quand je t’ai vue descendre la rue, j’ai trouvé que tu ressemblais beaucoup à ta tante.»
Alors interloquée, je lui ai répondu :
— Tatie ? Mais elle est brune, bien plus grande que moi. Rien à voir.
Et c’est là qu’elle a rétorqué :
«— Je ne parle pas de la femme de ton oncle… mais de Marie. La sœur de ton père. Elle a disparu depuis des années. Avec tous les problèmes qu’elle a causés, on comprend qu’on n’en parle plus. »
—T’imagines ? Moi, je découvrais l’existence d’une tante inconnue… par une voisine ! C’est comme ça que j’ai mis le doigt sur le secret de famille.
—Contrairement à toi, ça n’a pas marqué mon enfance. J’ai à peine entendu parler de cette fameuse tante… et je t’avoue que je ne m’y suis jamais vraiment intéressée.
—Ouais, je comprends. Pour moi, c’est différent. C’est comme si je vivais sur une ligne parallèle. Elle ressurgit à chaque étape, toujours au moment où je ne m’y attends pas.
—Bon, maintenant tu as ta réponse. J’espère que ça va t’aider à tourner la page. Allez, au boulot ! Tu réfléchiras à tout ça chez toi, à tête reposée.
Anaïs alluma son téléphone, lança une musique rythmée, ouvrit grand les fenêtres.
Puis, sans un mot de plus, elle commença à bouger les meubles, à vider les tiroirs.
Une seule volonté l’animait : faire diversion.
Elle savait que cette lettre allait me retourner le cerveau.
Elle aussi avait vécu cette histoire. On avait bossé ensemble au resto.
Mais après, elle avait poursuivi sa route, construit sa vie, eu ses filles, son équilibre.
Elle n’avait aucune envie d’y replonger.
Revenir sur ces vieilles histoires n’aidera pas à faire avancer le schmilblick, pensait-elle souvent.
Pour Anaïs, ressasser, c’est reculer. Elle m’avait trop vue sombrer dans la mélancolie, m’enliser dans les hypothèses, creuser cette affaire comme un terrier sans fin.
Obsessionnelle, moi ? Peut-être.
Mais il faut bien dire que cette histoire-là sortait de l’ordinaire.
L’après-midi s’est terminée sous un soleil de plomb. Épuisées par ce grand chamboule-tout, on s’est engouffrées dans la voiture, lunettes de soleil sur le nez.
J’avais qu’une hâte : rentrer.
Repasser le film. Et cette fois, aller jusqu’au bout.
Rejouer le rôle principal, le revivre, le décortiquer. Comme un ersatz de vie. Pas tout à fait la mienne.
Scindée en deux par les injonctions des autres.
Le silence régnait. On aurait entendu une mouche voler. J’étais ailleurs. Les yeux perdus sur le petit papier que je tenais encore dans la main.
Incapable de lâcher prise.
Anaïs finit par briser le silence :
—Tu sais, Béré… je pense que tu dois vraiment écrire ce bouquin dont tu parles depuis des années. Sérieux. Tu m’as bassiné avec tes “et si”, tes histoires de complot. Tu l’as commencé dix fois, tu laisses toujours tomber. C’est ton gros défaut : commencer tout, finir rien. Toujours dans l’à-peu- près. C’est crevant ! Comme disait maman en parlant de toi :
—“Bérénice a du talent pour tout… mais il vaudrait mieux qu’elle en ait un seul, ce serait plus simple !”
—Oui, elle avait raison. Comme d’habitude. Il y a toujours un moment où je me dis que ça ne sert à rien, que ça n’intéressera personne, que tout le monde s'en fout de ma petite vie ; Je me déçois, je m’emballe, je me noie dans mes illusions.
—Mais c’est ça, ton pouvoir ! Tu crois qu’il faut forcément dire la vérité ? Eh bien non ! Ce qui est intéressant chez toi, c’est ton imagination. Brode, invente, fais-toi plaisir. Personne va te faire un procès pour manque de véracité. Même moi, j’ai du mal à tout remettre en ordre. Et pourtant, j’étais là. Alors vas-y. Lâche-toi. Écris. On s’en fiche du vrai ou du faux. L’important, c’est que ça te fasse du bien.
De retour chez moi, je me suis installée sur la terrasse, une tasse de café à la main.
Devant moi, les monts du Lyonnais s’étendaient, baignés par les lumières cuivrées du soir.
Un instant suspendu. Propice aux confidences.
J’ai ouvert l’ordinateur. Mes doigts ont commencé à courir sur le clavier. Sans forcer. Comme s’ils savaient déjà quoi faire.
J’évacuais enfin le trop-plein, les années de silence, les secrets à vif.
Mes premiers mots furent :
«Je ne suis pas folle.»
Je vais autopsier ma vie. Aller dans les moindres recoins. En tirer la quintessence.
Séparer la lie du vin.
Et peut-être… peut-être qu’un peu de ce nectar pansera mes blessures.

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