Chapitre 2: Toute une vie pour en arriver là

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Pour la première fois de ma vie, j’ai coché toutes les cases d’un formulaire de la CAF. Sans le vouloir, sans y croire. Aucune demande supplémentaire, aucun papier manquant cette fois — un miracle ! Résultat ? Direction l’armoire R.

Vous savez, celle qu’on n’ouvre plus que pour broyer les dossiers avant fermeture.

Rayon oubliettes. Le coin réservé aux êtres humains devenus inutiles, bons à classer. R comme RETRAITÉE.

Une révolte me monte au ventre. Les mots se bousculent dans ma tête. J’ai besoin d’air, de brailler que je refuse qu’on m’enferme dans la case “hors service”.

Qu’on me range parmi les silencieux bien élevés, ceux qui ne produisent plus, qui coûtent un bras à la société — et qui, pour faire bonne mesure, devraient dire merci en plus.

Heureusement, les politiques nous ménagent un peu. Faut pas vexer les vieux : on représente encore un joli morceau de leur électorat…

Pour moi, pour mes enfants, ce besoin tenace de laisser une trace. Des racines solides, plantées profond, pour tenir les jours de grand vent.

Une petite histoire noyée dans la grande, qu’on présentera peut-être un jour comme “l’époque du retour aux vraies valeurs” — avec trémolos dans la voix et images d’archives en noir et blanc. Celle où, paraît-il, l’humain devait revenir au centre… prophétisé par un oracle de pacotille dans un vieux jeu de tarot. On jetterait aux oubliettes les cartes “famine”, “guerre”, “mondialisation”, “précarité”, pour les remplacer par des lames flambant neuves : “partage”, “paix”, “opulence”, “liberté”.

Et hop, nouvelle donne !

En mode “reset”, comme disent les geeks. En espérant qu’on n’ait pas juste changé les étiquettes sur la même vieille tambouille.

Mais bon… comme disaient les anciens : « La vie, c’est un éternel recommencement ! » — surtout des conneries.

Bref, je ne voulais pas finir placardisée, reléguée au fin fond du classeur L. Mon nom est Bérénice De Lasansdent — mais autant dire que la particule n’a pas survécu à l’administration. Une petite évaporation discrète, comme un accent circonflexe en fin de vie. Histoire de me rappeler qu’aucune singularité ne mérite traitement de faveur.

Souriez, madame, vous avez contribué à la survie de l’espèce !

Désormais, plus personne ne dira : « Ah mais Bérénice, elle, c’est à part… »

Bérénice est rangée. Classée. Normalisée. Tamponnée “conforme”, prête à être archivée entre deux statistiques de l’INSEE.

Depuis toute petite, j’étais un OVNI dans ma propre famille. Impossible de me faire entrer dans le bon tiroir, celui de la pile bien pliée, triée par taille, repassée à l’amidon du bon sens paysan.

Moi, je débordais. J’avais toujours un coin froissé, une idée de travers, un bouton cousu en rouge sur une chemise bleue. On m’assignait une place, et je m’arrangeais pour en sortir — discrètement d’abord, puis franchement, sans même faire semblant. Je ne rentrais nulle part. Sauf peut-être dans les marges, là où les couleurs se mélangent sans demander la permission.

Dans l’armoire de mes souvenirs, pendent des lambeaux de vie, des fils emmêlés d’un rayon à l’autre, tissant un doux désordre. De l’extérieur, on dirait un foutoir. Mais pour moi, tout est à sa place, comme dans un atelier d’artiste : un chaos plein d’intentions. J’ai tissé ma toile en travaillant sur un site de généalogie, en gardant en mémoire des morceaux d’histoires racontés par les anciens. Comme une araignée patiente, j’ai tiré mes fils un à un, chaque ligne menant quelque part, chaque nom accrochant la lumière, attirant votre œil au bon moment. Chaque destin relié à un autre, comme les mailles d’un tissu fragile — et pourtant tenace.

Le rationnel m’ennuie prodigieusement. À peine posé sur la table, il me donne envie de filer par la fenêtre. Je cours après les histoires bancales, les scènes imprévues, les revirements de dernière minute. Là où d’autres voient un détail sans intérêt, j’y décèle déjà le début d’un feuilleton en trois actes.

Chez moi, le quotidien a le chic pour virer au rocambolesque. Un simple rendez-vous administratif peut tourner à l’opérette, avec rebondissements, répliques absurdes et fin en eau de boudin.

Hasard ou destin ? Allez savoir… Moi, j’appelle ça la patte du scénariste. Et je suis souvent au cœur du script, malgré moi.

Depuis l’enfance, mon imagination fonctionne en roue libre. La moindre coïncidence devient une énigme céleste, un clin d’œil de l’univers — ou un coup de théâtre orchestré par des forces invisibles, farceuses mais puissantes. Impossible pour moi de me contenter d’un quotidien plan-plan.

J’étais irrésistiblement attirée par le romanesque, nourrie dès le plus jeune âge par les bouquins piochés dans la bibliothèque de maman — un vrai buffet à volonté pour mon esprit affamé.

.Maman était abonnée au Reader’s Digest. Tous les trois mois, la poste déposait dans notre boîte aux lettres un petit pavé bien compact, bourré de romans en version concentrée. Un western, une biographie, une aventure médicale, un drame sentimental... une vraie mosaïque d’univers à avaler d’un trait.

Puis vint le règne de France Loisirs. Et là, on est entrées ensemble dans une autre dimension. Elle choisissait des ouvrages sur l’ésotérisme, les rêves, la réincarnation, les techniques divinatoires. Des livres à couverture brillante, avec des titres en relief doré, qui sentaient le mystère rien qu’en les touchant. Et entre deux manuels d’astrologie, je dévorais des histoires d’amour impossibles, de destins brisés, de secrets trop lourds pour être tus. Les plus romantiques, bien sûr, finissaient toujours mal. C’est ce qui les rendait si inoubliables.

Ces lectures ont nourri mon cœur de jeune fille comme d’autres se gavent de bonbons : avec passion, un peu trop vite, en en gardant la brûlure sucrée longtemps après.

À douze ans, un accident m’a clouée au lit pendant plusieurs mois. Finie l’agitation, les cabrioles, les récréations endiablées. Mon monde s’est réduit à une chambre, un oreiller et des heures à meubler. Heureusement, j’avais mes livres — mes compagnons de fortune — et mes 45 tours, achetés au compte-gouttes avec mon argent de poche. Je les écoutais jusqu’à les user. Et parmi eux, un tube resté gravé dans ma mémoire : L’Aventura, de Stone et Charden. Tout un programme… Une promesse d’évasion, d’amour en technicolor, de rivages exotiques et de départs en douce. Et moi, là, entre mes draps, à m’inventer des vies bien plus vastes que la mienne.

Je ne me souviens pas avoir vu maman lire souvent. Elle a passé sa vie à travailler, à s’occuper des autres, à s’oublier un peu au passage. Elle aurait sans doute aimé, mais toujours repoussait à plus tard : « Un jour, quand j’aurai le temps… »

Son grand leitmotiv, c’était : « Vous me connaissez mal, les enfants, je suis moitié cigale, moitié fourmi ! »

Fourmi ? Oh que oui. Elle économisait le moindre sou comme si l’apocalypse avait été annoncée pour mardi prochain. Elle traquait le gaspillage avec la précision d’un agent du fisc : la moindre miette de pain avait un avenir, et tout ticket de caisse devait connaître sa destinée comptable. À la maison, rien ne se perdait, tout se listait. Certains la surnommaient “Giscard” — alors ministre de l’Économie — pour se moquer gentiment de son obsession budgétaire. Elle en riait, mais au fond, elle en tirait une certaine fierté. Être une bonne maîtresse de maison, ça voulait dire savoir faire des miracles avec trois francs six sous. Et dans ce domaine, elle était championne. L’école privée du village lui avait même confié l’économat de la cantine. Pour elle, c’était plus qu’un poste : c’était une mission. Nourrir les enfants sans dépasser les quotas, c’était son Goncourt à elle.

Cigale ? Aussi, oui. Et pas qu’un peu. Sous ses airs de comptable zélée, il y avait une artiste planquée. Elle avait fait des années de conservatoire, avec la rigueur d’un métronome, pianotait Chopin entre deux lessives, et rêvait parfois, dans ses moments de doute, d’une autre vie… Mais elle avait fait un autre choix. Définitif. Sans retour. Alors, quand une bouffée de nostalgie osait pointer le bout du nez, elle la chassait d’un revers de main, comme on écarte une guêpe trop curieuse. Pas le temps pour les regrets. Et elle repartait dans sa vie de femme de paysan, avec plein de mômes à gérer, des casseroles sur le feu et un œil sur les comptes.

Lorsque son emploi du temps lui permettait, c'est a dire une fois l'an , elle s’autorisait un détour par Bellecour Musique. C’était sa boutique fétiche, son temple secret, celui qu’elle avait fréquenté dans une autre vie — quand elle était, peut-être, une virtuose en devenir. Elle y achetait une partition, sa “musique”, avec une émotion contenue, comme un fil discret tendu entre hier et aujourd’hui.

Et puis il y avait ses lectures ésotériques, ses livres aux titres dorés, pleins de promesses de mondes invisibles. Tarot, voyance, réincarnation, pouvoirs du subconscient… Elle n’avait pas toujours le temps de tout lire, mais elle les achetait avec la ferveur d’un pèlerin en attente de miracle.

Et surtout, il y avait cette petite flamme dans ses yeux, qui s’allumait dans les situations absurdes, les silences suspects, les mensonges maladroits. Elle flairait l’embrouille à trois kilomètres. C’est dans ces moments-là qu’on se retrouvait toutes les deux — entre éclats de rire et soupirs de connivence. J’adorais ça. C’était nos bulles à nous, nos instants de légèreté volés au quotidien.

Pour ma plus grande joie, j’ai hérité de sa part chantante. Celle qui préfère voir le monde d’en haut, même si on s’y brûle un peu les ailes.

Je suis une artiste, comme ils disent… avec ce petit sourire en coin qui veut tout dire.

Je prends le parti d’en rire — jaune, parfois — mais si c’était à refaire, je referais tout pareil. Même les virages ratés, même les envols écourtés. L’humour, c’est mon gilet de sauvetage. Mon paratonnerre. Sans lui, je coule. Chez moi, la dérision est le revers chic du désespoir.

Toute sa jeunesse, Anaïs ma petite soeur s’est laissée emporter par mon tourbillon. Je l’avais presque élevée — huit ans nous séparaient.

Je la revois encore, minuscule et malicieuse, se trémoussant sur mes 45 tours. Elle riait de tout, d’un rien, d’un clin d’œil. Maman, enceinte de son sixième, n’avait pas beaucoup de temps. Et comme Anaïs était sage comme une image, douce et facile à vivre, c’était un bonheur de m’occuper d’elle. On partageait tout — les chansons, les secrets, les silences pleins de promesses. Aujourd’hui, c’est elle qui me soutient.

C’est drôle comme les rôles changent sans qu’on s’en rende compte.

C’est elle, désormais, le roc. La voix de la raison. L’adulte sérieuse, posée, organisée. Mais c’est moi qui l’écoute. Je la respecte. Elle a souvent raison, d’ailleurs. Cela ne m’empêche pas, de temps à autre, de me faufiler entre les lignes. Je m’offre une petite dérogation, rien qu’à moi. Un écart, un saut de côté. Juste pour voir si je vibre encore.

Malgré les années, malgré les erreurs, malgré les aventures parfois lourdes de conséquences pour une vie tranquille. C’est plus fort que moi. Il faut que je teste si, quelque part, la flamme n’a pas tout à fait fini de brûler.

Allez, petit tour d’horizon de ma situation. Il est temps de faire un topo — histoire de resituer le personnage principal de cette comédie humaine.

Parce que si je vous perds en route, ce serait dommage de rater les rebondissements.

Donc : Faillite d’entreprise ? C’est fait.

Famille monoparentale ? Fait aussi.

Chômeuse longue durée ? On coche.

Femme battue ? J’ai longtemps mis ça entre parenthèses… et pourtant.

Seule, larguée dans la pampa, version gilet jaune en zone blanche.

Et cerise sur le gâteau : invalide, suite à une longue maladie. Un mot que je peine encore à dire. Ce fichu “cancer” — comme s’il allait me sauter à la gorge rien qu’en le prononçant.

Bref. Le grand chelem. Échec et mat.

Moi qui déteste les jeux de société, je suis gâtée.

J’ai bien essayé de me ranger des camions, comme on dit.

Reprendre une vie “normale”.

Quand vous êtes dans la panade, il y a toujours une bonne âme pour venir vous expliquer ce qu’il faudrait faire. Avec le ton assuré de celle qui a lu deux articles dans Psychologies Magazine et qui croit avoir trouvé la lumière. Ça me file de l urticaire!

« Tu devrais te remettre en couple. C’est pas une vie, de rester seule… À deux, ce serait plus simple, même financièrement. » Mais ça, c’est quand vous avez le malheur de dire ce que vous traversez. Moi, je me suis longtemps tue. Par fierté, par lassitude aussi.

Alors si je parle aujourd’hui, si je me mets à nu là, devant vous, c’est que quelque chose a bougé. Je suis devenue grand mère et cela ce n'est pas rien, pour le moment des filles en plus, si je pouvais leur éviter quelques écueils , cela ne serait pas mal, non? Que c’est peut-être le moment.

Je l’ai fait aussi, hein, la psy de comptoir...

Distribuer des conseils à deux balles en croyant aider.

Mais avec le temps, j’ai compris : chacun fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. Alors aujourd’hui, je ne donne plus de recettes. Je tends l’oreille. Une oreille vraie, sans jugement, sans filtre. Et ça, c’est déjà beaucoup.

Des copines qui se sont recasées, j’en connais. Au début, c’est la lune de miel. Tout est merveilleux, romantique, pratique. Et puis la routine revient, comme un vieux chien mouillé qui gratte à la porte. Elles se retrouvent dans le même train-train qu’elles fuyaient.

Je les regarde avec tendresse, mais sans envie.

Sauf une: Kathe. Elle, c’est un cas à part. Une reconversion spectaculaire, et pas gagnée d’avance. Sept enfants à gérer avec son homme — et pas des mômes en kit, non, des vrais, des vivants, des bruyants. Et pourtant… elle a trouvé un équilibre. Mieux : elle est heureuse. Vraiment heureuse. C’est ce qu’elle me dit, en tout cas — et je la crois.

Tout au long de ma vie, j’ai fait de belles rencontres. J’ai toujours trouvé ça passionnant : entrer dans l’univers de quelqu’un, marcher à ses côtés un temps, partager un bout de route. À chaque fois, c’est une découverte, un monde à part. Avec Kathe, le lien n’a jamais faibli. On ne se voit pas souvent, c’est vrai. La vie nous impose des pauses, parfois, provoquées par des malentendus, des incompréhensions, de part et d’autre. Mais rien n’y fait : sa présence est ancrée dans mon cœur comme un tatouage indélébile. Bien plus que toutes mes histoires d’amour. Avec Kathe, c’est resté. Une fidélité silencieuse, plus forte que les séparations, les années, les vies parallèles.

Et pendant ce temps, autour de moi, les bons conseils pleuvaient. Toujours bienveillants, évidemment. Toujours “pour ton bien”.

Un jour, j’ai lancé à Anaïs, mi-blague, mi-provocation :

— Tiens, je vais passer une petite annonce dans Le Progrès : "Femme de 60 ans, vivant seule dans un patelin paumé des Monts du Lyonnais, retraitée, cherche homme gentil, doux et généreux pour finir sa vie en parfaite harmonie." (J’étais très satisfaite de ma formule.)

Elle a soufflé, les bras croisés.

— Franchement, c’est pas possible… Il faut toujours que tu exagères.

— C’est mon côté drama queen. Faut bien qu’il y ait un peu d’ambiance.

— Tu rigoles, mais c’est dommage. T’es intelligente, tu fais rire tout le monde, tu sais parler, tu sais faire mille trucs…

— Oui, mais j’ai aussi un léger problème de stabilité émotionnelle, une tendance au chaos créatif et une allergie au quotidien.

— Tu prends un peu plus soin de toi, et je suis sûre que tu trouverais chaussure à ton pied.

— Si je baisse mes critères ?

— Si tu arrêtes de te tirer une balle dans le pied avant même d’essayer les chaussures.

Elle m’a touchée. Là où ça pique. J’ai souri. Pour faire genre. Mais à l’intérieur, j’avais envie de pleurer. Parce que c’est vrai. Je me suis recroquevillée. Avec le temps, les coups, les rêves pliés en quatre, j’ai fini par me persuader que tout était derrière moi. J’ai l’air de tenir debout, de plaisanter, de faire face. Mais c’est souvent du théâtre. La mère courage, la rigolote, la survivante… je connais bien mes rôles. Je les joue même pas trop mal. Mais à l’intérieur, parfois, c’est silence radio. Plus rien ne bouge. Et ce qui me fait peur, ce n’est plus d’être seule. C’est de ne plus vibrer du tout.

Je me suis ressaisie, comme souvent, avec une pirouette pour détourner l’émotion. Et je suis partie dans un de mes grands monologues, façon analyse de terrain :

— Je sais surtout ce que je ne veux pas. Et crois-moi, ça réduit sérieusement le panel. Va t’y frotter, toi, au marché nuptial des seniors…

D’un côté, le beau cinquantenaire aux tempes grisonnantes. Lui, il veut une minette de trente à quarante ans pour flatter son ego de mâle dominant.

Ensuite, t’as le divorcé de plus de 55 ans, largué par bobonne. Il cherche désespérément une remplaçante, pas une compagne : une aide-soignante émotionnelle, une cuisinière, une femme d’appoint.

Et puis le meilleur pour la fin : le déjà pris. Celui qui a tout compris. Il te fait rêver le temps d’un one shot, t’offre deux phrases réconfortantes et un petit coup de canif dans son contrat de mariage. J’ai donné, merci.

Anaïs a levé les yeux au ciel.

— Avec cette façon de voir les choses, c’est sûr que tu ne risques pas de rencontrer quelqu’un… Tu ne laisses aucune chance. Il n’y a pas que les sites Internet, tu sais. Sors un peu, bouge, fais-toi voir. — Dans mon bled ? J’irais où, au café du PMU ?

— Bah justement. Quelle idée aussi d’être allée t’enterrer là-bas ?

— Tu crois que j’avais le choix ? Vu ma situation à l’époque, c’était ça ou une ZUP. Et franchement, j’ai préféré la pampa.

— Mouais…

— Tu sais quoi ? Je ne regrette pas. Ici, au moins, mes garçons ont grandi au calme. Ils n’ont pas traîné, ils ne se sont pas perdus. C’est peut-être pas grand-chose pour certains, mais pour moi, c’est ma fierté.

— Tu dis ça, mais regarde-toi… tu vis seule, isolée.

— Peut-être. Mais mes enfants vont bien. Et c’est la seule case que je n’ai pas cochée dans mon grand bingo des galères : Pas de trafic, pas de délinquance, pas de prison. Rien que ça, déjà, c’est une victoire.

Parfois, je m’énerve toute seule devant l’écran, assise en travers de mon canapé élimé, une tasse de tisane tiède à la main et un vieux plaid sur les genoux.

Bobonne en colère, version Monts du Lyonnais. Ma scène se joue à huis clos : rideaux tirés, chaussons aux pieds, lumière bleue des infos en continu projetée sur mes joues. Je grommelle, je grogne, je m’indigne à voix haute.

— Mais enfin, vous entendez ce que vous dites, là ?

Mais non, ils ne m’entendent pas. Je suis la spectatrice invisible de ce grand cirque médiatique où tout est calibré : le ton grave, la musique triste, et cette image terne — un pauvre hère emmitouflé sous sa couverture de survie, flouté juste ce qu’il faut pour rester regardable à l’heure du dîner.

Et moi, bonne poire, je regarde. Je ressens. Je participe. Ma contribution ? Une émotion à usage unique, à consommer avant péremption. Je suis devenue une consommatrice d’horreur molle. Une figurante éclairée. On ne me demande pas d’agir, seulement de compatir. Et je le fais. De mon mieux. Entre deux gorgées de verveine.

Les experts défilent. Blabla en col blanc. Ils causent croissance, récession, guerre, climat, inflation, collapsologie… Un ballet de mots compliqués, digérés en bandeaux rouges, pendant qu’en bas de l’écran, une pub me propose une mutuelle senior "adaptée à mes besoins".

Tout est là. Le tragique, l’absurde, et le placement produit. Et moi, je reste là. Je sais que c’est du cinéma. Mais je ne bouge pas. J’ai trop peur de faire des vagues. Trop peur de tout perdre. Alors je me tais.

La précarité, ça rend silencieuse. Ça vous apprend à ne plus croire à votre propre voix.

Et pendant qu’on compatit à heure fixe, entre deux statistiques déprimantes, l’autre monde défile — celui des invincibles, des hors-sol, des planqués du sommet. Les ultra-riches, les influenceurs botoxés, les PDG sous adrénaline, les stars du néant. Eux, ils ont la pêche. L’aisance. La bonne lumière. Ils font du yoga sur les toits de Dubaï, mangent cru, vivent sans ride et avec coach personnel.

Pendant que le monde se délite, eux, ils se félicitent. On les voit sourire à la télé, dans les magazines, sur les réseaux. Leur monde est lisse, sans froissements, sans fatigue apparente. Même leur compassion est bien coiffée.

Et les jeunes, dans tout ça ? Ils regardent. Ils scrollent. Ils absorbent. Ils croient que la norme, c’est ça : avoir des abdos, une Rolex et une opinion tranchée sur tout à 25 ans. Il faut briller, il faut performer, il faut “réussir sa vie” — c’est-à-dire devenir quelqu’un. Mais pas “quelqu’un de bien”, non. Juste quelqu’un de visible. Et si t’es pas visible, t’es un “no life”. La honte suprême.

Alors ils s’épuisent à ressembler à ce qu’on attend d’eux, même s’ils ne savent plus très bien qui attend quoi.

À mon époque… (Voilà, je le dis. Je saute à pieds joints dans le cliché.) “À mon époque”, c’était déjà ce qu’on entendait autour de nous : — Le monde marche sur la tête ! — Huit jours sous une benne, ça leur ferait du bien ! — Nous, au moins, on se plaignait pas. C’était marche ou crève.

Les anciens, eux, avaient connu la guerre, les privations, les tickets de rationnement. Ils regardaient nos états d’âme avec un œil froid : les blessures, ça cicatrise. On serre les dents et on avance. Point. Pas d’états d’âme, pas de psy. La vie, c’était pas un long fleuve, c’était un champ de mines. Et il fallait apprendre à danser dessus.

Moi, dans tout ça, enfant je faisais mon chemin. Je regardais le poste de télévision trôner au milieu de la cuisine comme un totem. Le son en sourdine, les images qui défilaient, et dans ma tête, un autre monde. Un monde en couleurs, avec des femmes bien coiffées, bien habillées, qui parlaient avec aisance. Je les admirais. Pas pour ce qu’elles disaient — souvent, elles disaient pas grand-chose —mais pour la place qu’elles occupaient. Présentes. Droites. Impeccables.

Quand je serai grande, je me disais, je serai quelqu’un. Peu importe qui, mais quelqu’un qu’on écoute.

Aujourd’hui, je trouve tous ces moyens de communication fabuleux. Vraiment. Mais — et ce n’est pas pour jouer les réacs — je dois avouer un agacement profond. Parler à quelqu’un qui t’écoute d’une oreille pendant que l’autre scrolle frénétiquement son téléphone… ça me file des envies de disparition instantanée. Je parle, je raconte quelque chose, un souvenir, une pensée, un morceau de moi,et en face : un hochement de tête automatique, les yeux vissés à l’écran, les pouces en pleine chorégraphie. Parfois, j’ai l’impression d’être une notification humaine.

Non, tout n’est pas à jeter, bien sûr.

La preuve : j’écris tout ça sur un ordinateur. C’est bien plus pratique que mes vieux carnets, raturés jusqu’à l’illisible.

Mais tout de même… Quand j’étais petite, je regardais la télévision comme on regarde un miracle. Et surtout, la speakerine. Elle me fascinait. Son brushing parfait, son tailleur pastel, sa diction impeccable. Elle parlait peu, mais elle était là. Visible. Présente. Immuable.

À l’époque, je ne savais pas qu’on l’appelait aussi “la plante verte du petit écran”. Un rôle décoratif, juste là pour faire joli entre deux messieurs sérieux. Elle ne servait pas à grand-chose, mais sans elle, il manquait quelque chose. Et peut-être que c’est ce que je suis devenue, au fond. Une ex-speakerine intérieure. Avec moins de brushing, plus de ratures, et l’envie de dire pour de vrai.

Allez, j’arrête de passer du coq à l’âne. Il est temps de reprendre le fil, de revenir à la genèse. Mon histoire. Ou plutôt, nos histoires. Celles qui m’ont traversée, bâtie, égratignée, et que j’ai, malgré moi, transmises. Celles des femmes avant moi, et de celles qui viendront après. Parce qu’au fond, tout est là. Dans la voix qu’on donne, dans celle qu’on tait, et dans ce besoin urgent — vital — de raconter. Mais bon, assez parlé de moi — pour l’instant. Je sens bien que ce que je vous raconte n’aura de sens que si je vous emmène plus loin. Plus profond. Là où les racines s’emmêlent. Là où ça gratte encore.

Parce que pour comprendre cette lettre, ce nom qu’on avait rayé de l’histoire familiale comme une faute de frappe... il faut remonter le fil.

Revenir là où tout a commencé. Avant moi. Bien avant moi. Je vous préviens, ce n’est pas une saga en dentelle. Ce sont des vies rapiécées à la main, au fil des saisons et des silences. Des femmes debout dans la tempête. Des hommes usés jusqu’à la corde. Des enfants en équilibre sur le fil de ce qu’on ne dit pas. Alors accrochez-vous. Je vais déplier les visages, ouvrir les tiroirs, recoudre les souvenirs.

Et vous verrez : pourtant tout avait si bien commencé…

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