CHAPITRE 3 : Pourtant tout avait si bien commencé !
Alors voilà. J’ai ouvert cette foutue lettre, et depuis, impossible de refermer le couvercle. Ça m’oblige à tout reprendre depuis le début. Pour comprendre cette histoire — pour m’y retrouver moi-même — il faut remonter le fil, retendre les lignes, déplier les visages.
Bref, me replonger dans le terreau familial. Là où tout a commencé.
Là où, paraît-il, j’aurais rigolé en naissant. Comme une provocation. Ou un clin d’œil au destin. Maman en train de pousser de toutes ses forces sur la table d’accouchement de l’hôpital de la Croix-Rousse, pour enfanter son deuxième rejeton.
Le premier avait été long à venir. Seule, face à ses peurs.
En ce temps-là, les maris ne restaient pas. Le voyeurisme n’était pas à tous les coins de rue, webcam H24 ou caméras au poing…
Les hommes, tels des prophètes, partaient propager la bonne nouvelle à la famille et aux amis, arrosant abondamment leur virilité avérée. Les accouchements étaient des histoires de « bonnes-femmes ». Chacun sa partie !
Aujourd’hui, on prône le sans douleur, la salvatrice péridurale, et bien sûr, en prime, la vidéo figeant à jamais ces instants de bonheur. Mais dans les années soixante, pour son premier accouchement, ce n’était pas encore la fête des mères. Les sages-femmes, souvent de braves religieuses, tenaient le théâtre des opérations d’une main gantée de fer. Elles portaient Jésus dans leurs cœurs, mais le péché originel au bout des lèvres. Aigries par leur célibat — ou peut-être jalouses de celles qui, elles, avaient "péché" — elles s’appliquaient à faire expier dans la douleur les plaisirs d’hier. Et distillaient des sentences aussi sèches que leurs ventres sous la soutane :
— Allez, pousse ma petite, tu ne faisais pas autant de simagrées quand tu l’as fait !
Ce fut la seule parole d’encouragement à laquelle Colette eut droit pour son premier. Pour moi, tout le schéma avait evolué.
En quelques années, les mœurs avaient commencé à bouger. Les nonnes n’étaient plus les grandes prêtresses de la douleur rédemptrice. Leur pouvoir s’effaçait doucement, à mesure que les blouses blanches laïques gagnaient du terrain. On les croisait encore parfois, silhouettes discrètes au regard fatigué, mais l’ambiance n’était plus tout à fait monacale. Les mentalités changeaient. Le corps médical entrait dans une autre ère — plus technique, plus attentive, moins portée sur l’expiation mystique. La douleur restait là, bien présente, mais au moins, elle n’était plus moralisée.
En voyant de la lumière, je m’étais jetée dans la vie et dans les bras de la sage-femme. Elle, médusée, s’écria :
— Mais regardez-moi ça ! Elle rigole ! Je n’ai jamais vu un bébé rire comme ça à la naissance. On dirait qu’elle se moque de nous !
Maman, elle, devait être soulagée. J’avais fait du mieux que je pouvais pour alléger ses douleurs. Mon premier cadeau. L’amour comme épée, l’humour comme bouclier : ce serait, sans le savoir, ma devise. Et j’étais entrée dans l’arène avec le sourire.
Colette était une femme de tempérament, issue de la petite bourgeoisie lyonnaise. Sa mère avait tenté de l’enfermer dans ce milieu, rêvant pour elle d’un destin "supérieur" : un mariage avec le fils d’un banquier, par exemple. Mais c’était mal connaître sa fille. Têtue, affirmée, elle avait vite envoyé valser les prétentions familiales et décidé d’épouser Camille, mon père — un paysan.
Née en 1934, petite blondinette aux yeux bleus perçants et malicieux, elle affichait très jeune une personnalité frondeuse, libre, impossible à dompter. Elle adorait son père. Et menait, en parallèle, une guerre larvée contre sa mère.
Pendant l'Occupation, on l’avait envoyée vivre à la campagne, dans une ferme. Elle racontait souvent cette période avec des étoiles dans les yeux. Heureuse de courir les champs, de nourrir les bêtes, de partager le fricot du soir avec cette famille simple et chaleureuse.
Là-bas, disait-elle, elle avait goûté à la liberté. À la tendresse. Tout ce que Jeanne, sa mère, semblait incapable de lui donner.
Car Jeanne, elle, n’avait qu’une obsession : gravir les échelons. Grimper dans l’ascenseur social — quitte à y sacrifier le bonheur de sa fille.
Louis, son papa, était un homme affable, toujours souriant. Il prenait la vie avec philosophie, s’appliquant à la tâche qui lui incombait : nourrir sa famille et composer, du mieux qu’il pouvait, avec les exigences de sa femme Jeanne.
Artisan tailleur, il coupait et cousait des habits pour homme dans son petit atelier installé au fond de l’appartement qu’ils occupaient à la Croix-Rousse. Sa clientèle était fidèle : commerçants, notables du quartier, hommes d’affaires de passage… Il en voyait défiler du monde.
Une vie faite de joies simples, partagée entre son travail, sa famille, et la boule lyonnaise, qu’il pratiquait dans les clos avec ses copains d’enfance.
.Mon père, en bon agriculteur, avait su tirer parti du ventre fertile de sa femme bien aimée. Après moi, trois autres loupiots avaient vu le jour : Vivien, Anaïs et Pascal. Sans oublier Nathalie, de deux ans ma cadette, morte à la naissance.
Une absence silencieuse, qui planait parfois sur notre fratrie comme un souffle oublié.
Quand maman annonça sa quatrième grossesse, Jeanne, fidèle à elle-même, lui balança d’un air pincé et faussement amusé :
—« Mais tu es une vraie lapine, ma fille ! Tu vas t’arrêter quand ? Vous allez les élever aux champs, c’est ça ? »
Elle la piquait toujours là où ça faisait mal. Ce n’était pas tant le nombre d’enfants qui la dérangeait, mais ce qu’ils représentaient : la preuve vivante que sa fille avait refusé de gravir l’échelle sociale qu’elle lui avait tendue à coups d’ambition.
En vérité, Jeanne lui en voulait. Pas seulement d’avoir « gâché son avenir », mais surtout d’avoir fracassé son rêve à elle — celui de grimper par procuration. Une fille pianiste, ça en jette. Une paysanne avec les mains dans la terre… moins.
Quand Colette annonça qu’elle allait épouser Camille, Jeanne faillit faire une syncope. Elle s’étrangla presque avec son café et s’écria, hors d’elle :
—« Mais tu es folle, ma fille ! Tu vas faire la paysanne ! Avoir les mains dans la boue ! Mais où as-tu la tête ? »
Pour elle, c’était une trahison en bonne et due forme. Elle avait tout sacrifié pour hisser sa fille au-dessus de sa condition, et voilà qu’elle allait la redescendre fissa dans la glaise. Un gâchis. Une insulte. Son rêve de bonne société s’effondrait comme un soufflé raté.
Une fille pianiste, brillante, bien mise, avec ses petites mains fines et une alliance bien choisie… voilà ce qu’elle voulait montrer au monde. Pas une robe à fleurs pleine de terre, des sabots crottés et un mari en salopette.
Mais Colette, fidèle à elle-même, n’avait pas bronché. Elle avait choisi Camille.
Et elle le referait cent fois.
Avant de se marier, elles faisaient les courses à la Croix-Rousse, là où toute la famille avait ses habitudes, Jeanne ne ratait jamais une occasion de faire étalage de son amertume. D’un ton tranchant, mais bien assez fort pour que tout le monde entende, elle lançait à qui voulait l’entendre : —« Ma fille va épouser un paysan. Après tous les sacrifices qu’on a faits pour elle, mademoiselle préfère vivre chez les ploucs ! »
Puis, se ravisant, sans doute par instinct de survie mondaine, elle rajoutait aussitôt, l’air de rien :
—« Enfin… des paysans riches, tout de même ! Mais des paysans. Elle qui ne voulait pas abîmer ses mains… elle les aura sales, et bien noires avec ça ! »
Cette manière de s’auto-dédouaner, tout en plantant une pique au passage, c’était sa grande spécialité. Un art de la réplique amère, servi avec napperon et fine porcelaine, ne pas perdre la face tout de même.
Quelques années plus tard la debandade continua, après leur deménagement place des Jacobins ce fut la Bérézina car pour couronner le tout, le début du prêt-à-porter commençait ses ravages, Jeanne n avait pas vu arriver ce nouveau monde. Louis finit sa carrière simple retoucheur, dans un magasin de costumes pour homme… juste en face de son ancien atelier, de l’autre côté de la place.
Et pendant ce temps-là, l’oncle Victor — le frère de Marie — poursuivait sa brillante ascension. Il faut dire qu’autrefois, sur le boulevard de la Croix-Rousse, Jean et Victor avaient connu leurs heures de gloire ensemble. Associés dans une maison de couture réputée, ils habillaient notables, commerçants fortunés, et même quelques figures politiques qui descendaient de la capital rien que pour leurs savoir faire.
L’un dessinait, l’autre coupait, tous deux cousaient avec cette minutie des artisans amoureux du bel ouvrage. Leur entente, au début, semblait solide comme un lin d’hiver. Puis était venue cette commande inespérée, presque irréelle !
une série de costumes militaires destinés à l’armée impériale russe.
Le tsar Nicolas II, soucieux de restaurer le prestige vacillant de ses troupes, faisait appel à l’élégance française. Leur réputation avait franchi les frontières. Ils avaient sauté sur l’occasion.
On commanda des tonnes de drap, on embaucha des couturières à la chaîne, on travailla jour et nuit. Tout roulait. L’avenir semblait scellé dans le marbre.
Quoi de plus sûr qu’un empire comme client ?
Les avances furent faites sans hésiter. Les garanties ? De jolis papiers bien tamponnés, des bons du Trésor impérial, ornés d’un aigle bicéphale, au sceau majestueux.
À l’époque, les emprunts russes faisaient florès. Toute la bourgeoisie française y croyait dur comme fer — la Bourse de Paris les saluait comme des placements patriotiques, nobles et prometteurs.
Mais en coulisses, l’Histoire s’échauffait. Des rumeurs circulaient, venues des tréfonds de la Volga. Des paysans en guenilles, des ouvriers affamés, des soldats las…
On parlait de soviets, de mutineries, d’un certain Lénine revenu d’exil. Peu les prenaient au sérieux. Qui aurait pu imaginer, depuis leur petit atelier de la Croix-Rousse, qu’un empire plierait sous la colère d’une poignée de moujiks ?
Octobre 1917. La Révolution.
Le monde bascule.
Les uniformes étaient livrés, mais les paiements, eux, disparurent dans les fumées d’un empire en feu. Les créances s’évanouirent avec les Romanov. Les bons impériaux devinrent de vulgaires bouts de papier. La faillite fut inévitable. Toute la maison vacilla. La ruine n’avait même pas eu l’élégance d’un coup de théâtre. Elle s’était insinuée, lente, implacable, dans les coutures mêmes de leur vie.
La collaboration continua, cahin-caha, un temps. Jusqu’à ce que Jean tombe malade, puis s’éteigne à cinquante ans. Victor, plus jeune, plus agile, avait su rebondir. Il relança une affaire ailleurs, sous son seul nom. L’atelier descendit de la Croix-Rousse, s’installa en bas sur la Presqu’île, rue de la République. Il y monta sa propre enseigne, élégante et racée. Costumes sur-mesure, clientèle triée sur le volet, réputation sans tache. Il avait littéralement pignon sur rue — au sens propre comme au figuré.
Et Jeanne, tout en le méprisant ostensiblement, rongeait son frein. Victor avait réussi. Officiellement. Brillamment. Avec les rênes d’un héritage qu’elle aurait tant aimé faire fructifier elle-même, à sa manière — en passant par Louis, son mari, son outil, son espoir contrarié. Mais Louis n’était pas fait de ce bois-là. Trop doux, trop réservé, sans appétit pour les honneurs ni goût pour les joutes sociales. Il ne courait ni après l’argent ni après la gloire. Il avançait en silence, les épaules basses, absorbé dans la besogne quotidienne, comme s’il s’excusait d’être là. Ce calme obstiné, cette douceur désabusée, exaspérait Jeanne autant qu’elle la poussait à en faire plus. À redoubler d’efforts, à compenser, à s’imposer pour deux.
Elle exigeait, et Louis cédait, de guerre lasse. Elle rêvait de revanche sociale, lui d’un peu de paix. Il était son contraire, et c’est peut-être pour cela qu’elle s’acharnait tant à le tirer vers un sommet qui ne l’intéressait pas.
Quant à Victor, elle le trouvait arrogant, prétentieux, presque vulgaire avec ses étoffes clinquantes et son assurance de nouveau riche. Mais elle ne ratait jamais une occasion de passer devant sa boutique. À petits pas, l’air de rien, elle jetait un œil par la vitrine, notait les tissus, les clients, les prix. Et si elle avait le malheur de croiser l’oncle de Louis, elle le saluait d’un ton sec, le sourire figé, la tête haute — comme une duchesse déchue croisant un parvenu.
La rancune avait ses rituels.
Mais les années n’avaient pas seulement brisé un duo. Elles avaient laissé, dans les esprits, une blessure mal refermée. La fameuse commande russe, les uniformes pour l’armée du tsar, les emprunts envolés, le travail perdu : tout cela avait ruiné les Chevalier. Et Jeanne ne l’accepta jamais. Elle, la gestionnaire méticuleuse, la maîtresse femme, ne supportait pas qu’on ait pu la flouer. Encore moins que d’autres — comme Victor — aient su tirer leur épingle du jeu.
Jusqu’à la fin de sa vie, elle parla de ces fichus emprunts russes comme d’un trésor injustement spolié. Elle les évoquait à voix haute, aux repas de famille, entre la poire et le fromage, comme on brandit une preuve à charge. Avec ce regard qui transperce et cette voix tranchante qui ne laissait pas place à la contradiction :
—« Il y a des droits, hein ? Des obligations juridiques ! Ils ne peuvent pas faire comme si on n’avait rien livré, enfin ! »
Tout le monde hochait la tête, par politesse. Mais derrière son dos, on levait les yeux au ciel.
Les fameux emprunts russes.
Un gag familial. On en riait doucement. C’était devenu un folklore privé, un sujet de plaisanterie entre cousins.
Mais elle, Jeanne, n’en démordait pas. C’était, à ses yeux, l’ultime preuve qu’on avait volé leur place dans la lumière.
Louis, lui, restait silencieux. Il découpait son fromage, les yeux portés ailleurs, emportés par les effluves de son ballon de rouge — compagnon fidèle de ses repas, et bien au-delà. Le contentieux n’était plus le sien depuis longtemps.
Avec ses petits-enfants, Jeanne gardait une certaine réserve, mais nous sentions bien qu’elle nous aimait. Pas de câlins débordants ni de surnoms sucrés — ce n’était pas son genre. Elle nous écoutait, nous observait, parfois nous corrigeait, toujours avec cette espèce de gravité affectueuse. Elle s’intéressait à nos lectures, à nos bulletins, à nos manières à table. L’important, c’était de « bien se tenir », de « faire bonne impression ». Elle disait cela comme on respire. Le reste suivrait, pensait-elle. Le cœur devait être droit, les habits propres et les mots choisis.
On riait doucement de ses principes un peu rigides, de ses remarques sur nos vêtements ou notre posture, mais on la respectait.
On l’aimait même pour ça. Elle avait cette façon de redresser un col, de lisser une mèche de cheveux, comme si l’on partait à un entretien décisif à chaque sortie de maison. Jeanne ne donnait pas tout, mais elle était là. Entièrement là. Dans sa façon de nous servir un goûter, de nous installer correctement sur une chaise, ou de nous faire réciter une poésie sans tricher. C’était sa manière à elle de dire « je t’aime » exigeante, pudique, mais jamais indifférente.
Avec mes yeux d’enfant, je voyais une femme vieillissante qui tenait encore à sa prestance, à sa place. Jeanne aimait donner son avis, et surtout être écoutée. Elle voulait rester l’exemple, le phare du bon goût et du savoir-vivre, celui avec majuscules —l’Éducation.
Pas question de couper la parole, de mâcher la bouche ouverte, ou de sortir sans se recoiffer. Elle n’était pas sévère, non, juste… vigilante. Et un peu obsédée par les bonnes manières. Mais au fond, c’était sa façon de nous aimer : droite comme une règle, mais toujours présente.
Mes grands-parents n’avaient pas grand-chose en commun — sauf peut-être le même appartement et quelques décennies de souvenirs — mais ils avaient fini leur vie ensemble, dans un logement propret des Brotteaux, à Lyon, au calme d’une rue tranquille, avec une cour d’école juste en face. Mamie y installait parfois sa chaise derrière les carreaux, en vis-à-vis silencieux des enfants d’en face, comme une ancienne institutrice privée de tableau noir. Elle ne disait rien, mais son œil parlait pour elle.
Tout était réglé, chronométré, presque chorégraphié. Les olives vertes à l’apéro (jamais noires, c’est vulgaire — sauf sur les pizzas ou la pissaladière, et encore, uniquement dans le Midi, pendant les vacances, les quinze jours sacrés passés chaque été à l’hôtel ou en pension de famille, s’il vous plaît !) ; les deux carrés de chocolat noir après le souper (pas un de plus, ça excite) ; les praires du vendredi soir, dégustées lentement, comme du caviar ; et le gigot du dimanche, doré comme il faut, avec un jus à l’ail qui embaumait l’immeuble jusqu’à la cage d’escalier. C’était plus qu’un repas : c’était un programme.
Chacun avait sa chambre. Papy ronflait comme un vieux moteur diesel. Et ses ronflements, paraît-il, déclenchaient les insomnies de Mamie. Alors on avait tranché: lui dans la petite pièce côté cour, elle dans celle donnant sur la rue, avec son placard bien rangé, ses chemisiers pliés au cordeau, ses bijoux fantaisie classés par couleur.
Aucune icône, aucune Bible sur la table de nuit. La religion ? Très peu pour eux. Une laïcité tranquille, sans tralala ni revendication. Assez rare à une époque où même les mécréants faisaient semblant. Jeanne, elle, visait plutôt le style d’une bourgeoise éclairée — sans dieu, mais avec principes.
Chez eux, on faisait aussi des découvertes culinaires. Colette, pour faire des économies, préparait ses yaourts maison avec le lait livré par le laitier.
Eh oui, à l’époque, les services à domicile faisaient encore vivre des familles entières. Mais chez les grands-parents, les yogourts venaient dans des petits pots cartonnés plastifiés : on les ouvrait avec précaution, comme des coffrets précieux. À l’intérieur, de vrais morceaux de fruits exotiques — ananas, noix de coco — ou une simple cuillerée de confiture d’oranges amères sur une biscotte bien beurrée. On fermait les yeux, et hop... on quittait la campagne, on entrait dans l’ailleurs. À chacun sa croisière gourmande.
L’après-midi, la télévision tournait doucement : Aujourd’hui Madame, Midi Magazine… Jeanne écoutait avec attention, comme si des secrets du monde moderne s’y cachaient.
Le soir c’était elle qui choisissait le programme tandis que Papy, déjà somnolent ou légèrement assommé par son ballon de rouge, filait dans sa chambre. Il se levait aux aurores, fidèle à ses habitudes d’artisan.
Leur vie ? Réglée comme du papier à musique, avec le ronflement comme ponctuation.
Dans la chambre de Jeanne — pièce à tout faire, à la fois boudoir, bibliothèque et salle de commandement — un livre était toujours ouvert. Elle ne citait jamais d’auteur, n’en faisait pas une affaire, mais le livre était là. Roman, récit historique, guide pratique… Sa culture ne faisait pas de bruit, mais elle résistait. C’était sa manière à elle de ne pas se laisser dépasser, de rester droite dans ses escarpins, même les jours de pluie.
Et puis, pendant nos séjours, elle nous emmenait fièrement au Parc de la Tête d’Or, à deux pas de là. On y flânait dans les allées bordées de platanes, on courait voir les cygnes, on saluait les singes du zoo, on hésitait entre gaufre dégoulinante ou glace à la fraise. Et quand elle voulait nous tirer un cran au-dessus, elle nous traînait au musée d’histoire naturelle — nous, on disait le « musée des squelettes ». Il y avait là des bêtes géantes figées pour l’éternité, des ossements blancs dans des vitrines bien astiquées. Les grands squelettes d’animaux nous laissaient bouche bée.
On sortait de là plus droits, plus calmes. Elle disait que :
— Pour des petits sauvages de la campagne, ça ne pouvait pas faire de mal!
Nous, les sauvages, on la suivait. Parce qu’au fond, on l’aimait, cette Mamie exigeante, qui tenait à sa mise comme à sa parole, toujours pommadée, parfois même coiffée d’un petit chapeau assorti à sa toilette. Elle ne sortait jamais «n’importe comment» — il fallait que la silhouette suive la réputation, et que l’élégance, même discrète, dise au monde qu’elle restait debout.
Colette, c’était une autre trempe. Elle ne lâchait jamais. Il fallait toujours qu’elle ait le dernier mot, quitte à tirer sur la corde jusqu’à la casser. Elle disait qu’elle ne voulait pas ressembler à sa mère, surtout pas, jamais.
Il suffisait d’un regard, d’un ton sec, d’une main sur la hanche pour qu’on voie clair dans le jeu. Même entêtement, même orgueil, même besoin d’avoir raison. Coupée dans le même tissu, mais taillée différemment. Et pourtant, avant de retrousser ses manches et de foncer tête baissée dans la vie de ferme, il y avait eu une autre Colette.
Une jeune fille chic, soignée, élégante, toujours bien habillée grâce aux talents de son père tailleur. Des jupes qui tournaient, des manteaux bien coupés, des cols blancs, des gants pour sortir. Et surtout, le piano. Elle jouait merveilleusement bien, et pas pour faire joli dans les salons : elle était au Conservatoire de Lyon, et elle y brillait. Les doigts agiles, la posture droite, l’écoute concentrée. Elle aurait pu devenir quelque chose dans ce monde-là.
Mais la vie n’est pas toujours une ligne droite. Pendant la guerre, encore enfant, elle a découvert un autre monde : celui de la campagne. Moins brillant, plus rugueux. Elle n’a pas eu à choisir. Pas encore. Mais déjà, en elle, les deux mondes se côtoyaient. La ville et la terre. La musique et les champs Les froufrous et les sabots. La cigale et la fourmi...
Elle a gardé ça au fond d’elle, comme un pli secret. Plus tard, quand elle est devenue femme, elle a tranché. Elle a rangé les jupes, enfilé les pantalons. Et tant pis si ce n’était pas encore la mode. Elle a cuisiné, planté, soigné, élevé, repassé. À fond, comme toujours. Le rouge à lèvres est resté au fond du tiroir, avec la dernière partition.
Mon père, lui, c’était le silence. Pas celui qui pèse ou qui cache — non, le silence comme état naturel, comme manière d’être au monde. Il ne parlait jamais pour meubler. Il répondait court, précis, net. Pas d’envolées, pas d’aveux, pas de grands discours. Il disait «on verra», «faut faire avec», ou «c’est pas plus mal comme ça». Et ça suffisait. Il n’était pas là pour séduire, encore moins pour se raconter. Il avançait. Un pas après l’autre.
Un homme de la terre, enraciné jusqu’à la moelle. Et pourtant, il dégageait une lumière discrète, un éclat tranquille. Sa séduction, c’était son sourire — franc, large, doux — et cette lueur d’amusement dans le regard, comme s’il avait toujours une blague en réserve, un petit grain de malice au coin de l’œil. Il n’avait pas besoin de parler : sa gentillesse transpirait par tous les pores de sa peau. Il était apprécié sans flagornerie, juste un homme droit, juste, bienveillant, un de ceux qui font du bien par simple présence. Mais derrière ce calme apparent, il y avait un vrai petit diable enjoué, un gosse jamais vraiment assagi. Il adorait taquiner, faire des blagues à deux sous, raconter des histoires un peu grivoises, du genre qui aujourd’hui ferait grincer bien des dents — notamment chez les féministes les plus véhémentes.
À l’époque, on riait sans trop se poser de questions. C’était souvent bête, parfois salé, jamais méchant. Coquin sans intention de nuire, joueur sans volonté d’écraser. Juste un homme de son temps, avec son petit répertoire d’images, de mots et de sourires qui n’auraient pas passé l’épreuve du comité de lecture contemporain. Mais chez lui, ça ne sonnait jamais vulgaire. Parce qu’il y avait cette tendresse profonde, cette façon d’être au monde sans agressivité, sans domination. Il ne cherchait pas à se faire valoir, encore moins à rabaisser. Il aimait faire rire, c’est tout. Et il le faisait avec les moyens qu’on avait alors : des mimiques, des jeux de mots douteux, des clins d’œil complices.
Un peu lourd, peut-être. Mais toujours léger au fond. Et puis il y avait ses mimiques silencieuses — celles qui disaient "je t’ai vue", "je sais", "ça ira", sans avoir besoin de mot. C’était sa manière de réconforter. Juste un regard, et on se sentait compris. Aimé, même. Sans bruit. Il n’appréciait pas les conversations bruyantes, les emportements, les disputes à table. Le tumulte le fatiguait. Il préférait les gestes simples, les silences pleins.
Il coupait son pain, versait son vin, regardait par la fenêtre — et ça suffisait à dire qu’il était là. Il souriait avec les yeux. Et parfois, on devinait l’enfant qui n’avait jamais été dompté, seulement devenu plus lent, plus tranquille. Il se levait avant l’aube, travaillait sans se plaindre, mangeait en silence. Ses mains, larges, calleuses, racontaient ses journées mieux que n’importe quel discours. Il n’était pas démonstratif, il était constant. Pas expressif, mais fidèle. Il ne prenait pas la lumière, il en diffusait.
Et moi, je garde de lui la sensation d’un abri. Un homme-cabane. Un homme-racine. Un homme qui résistait sans faire de bruit.
Ils étaient faits pour se rencontrer. On pourrait croire que c’est une figure de style, mais dans leur cas, c’était vrai. Pas parce qu’ils se ressemblaient. Justement : tout les opposait.
Elle, tranchante, volontaire, toujours aux aguets.
Lui, doux, adaptable, content de peu. Elle avait besoin de tout cadrer, prévoir, organiser.
Lui, ça l’arrangeait. Il aimait qu’on décide pour lui. Pas par faiblesse, non — par goût de la paix.
Et elle, de son côté, ne supportait pas la contradiction. Il fallait que ça file droit, que ça obéisse, que ça tourne comme elle l’avait pensé.
Alors imagine : un homme qui ne discutait jamais, qui disait toujours « oui, oui » en hochant la tête, qui faisait sans rechigner, qui réparait sans bruit. C’était l’accord parfait. Ils avaient trouvé une entente tacite. Pas besoin de grandes déclarations, encore moins de longues conversations. Ils savaient qui ils étaient, et ce que l’autre leur permettait d’être. Surement, il y avait de l’amour, oui. À leur façon. Lui appelait maman « sa fenotte?», avec cette tendresse un peu taquine, un peu gamine, comme s’il disait "ma reine" sans les mots. Et elle, elle ne répondait pas, mais elle souriait, un sourire qui remontait doucement, avec ce petit plissement de fierté au coin de l’œil. Elle était aimée. Elle le savait. Et ça la flattait.
Il l’admirait sans en faire un plat. Dans ses silences, dans ses regards, dans la façon qu’il avait de toujours respecter ses règles, de ne jamais la rabaisser, de la suivre sans grogner. Elle régnait, et lui tenait le royaume debout. Un duo inégal en apparence, mais équilibré à leur façon. Elle aimait diriger, et il aimait la voir briller.
À la maison, on mangeait les légumes du jardin. Un potager immense, tenu au cordeau par papa. Chaque ligne de poireaux, chaque rang de carottes, chaque carré d’épinards semblait sortir d’un catalogue de jardinage bien ordonné. Rien ne dépassait. Pas une herbe folle. Il y avait quelque chose de militaire dans sa façon de bêcher. Et de religieux dans celle de récolter.
Le matin tôt, il y allait comme d’autres vont à la messe, avec ses bottes en caoutchouc et son seau en fer blanc, concentré comme un chirurgien.
Maman, elle, faisait des miracles. Confitures, conserves, stérilisations par dizaines, elle remplissait les placards avec une régularité de fourmi affolée. Les haricots, les petits pois, c’était par cageots entiers.
Enfants, on passait des heures à écosser, éplucher, trier, laver, essuyer, empiler. C’était notre service civique avant l’heure — sans médaille, mais avec des ongles noirs et une fierté secrète. On transpirait dans la cuisine au parfum d’acidité, les doigts collants de sucre ou tachés de vert.
Le travail manuel, c’était notre langage familial.
Pour ce qui était de la viande ou des denrées non produites maison, maman partait en chasse dans les grandes surfaces.
Ah, les grandes surfaces !
Ces cathédrales de néons qui poussaient partout à la périphérie des villes, comme des coquelicots au printemps, avec leurs parkings bitumés et leurs chariots à roues folles.
C’était la modernité, l’abondance, le grand rêve de l’après-guerre en libre-service.
Tout brillait, tout appelait : les panneaux rouges “promo ”, les têtes de gondole croulant de barquettes, les hauts-parleurs criards annonçant les bas prix.
Maman y entrait comme dans une arène. Œil aiguisé, liste roulée au creux de la main, stratégie militaire bien rodée. Elle flairait les bonnes affaires à trois rayons, comparait les prix au kilo comme un agent des fraudes, et remplissait le caddie comme on charge un convoi humanitaire. Barquettes, paquets, sacs, bouteilles : tout débordait.
Et nous derrière, à pousser tant bien que mal ce monstre d’acier qui couinait sous le poids de la revanche alimentaire. C’était plus qu’un achat. C’était une rédemption.
Toutes ces années à se serrer la ceinture, à faire durer un rôti sur deux repas, à compter les pommes de terre… Là, enfin, on pouvait stocker, empiler, prévoir. Le vide n’aurait plus jamais sa place dans cette maison.
Les congélateurs, alignés dans le garage, ronronnaient de satisfaction. On y aurait nourri un bataillon, une école entière, voire une colonie de vacances. Et ça la rassurait. Certainement une réminiscence des privations et des tickets de rationnement de la guerre. Une époque qu’elle n’évoquait que par allusions, mais qui marquait tout.
C’était une génération qui avait connu la faim, ou du moins la frustration constante.
Alors remplir, c’était exister. Acheter en double, c’était vaincre. Et congeler, c’était maîtriser l’avenir. Mais attention : pas de boîtes chez nous, malheur !
Pas question de se rabaisser aux conserves industrielles, ça, c’était pour ceux qui n’avaient pas de jardin. Pas de raviolis, ni de petits pois baignés dans l’eau fade.
Chez nous, c’était du vrai, du bon, du fait maison. Une seule exception tolérée — les sardines et les maquereaux. En boîte, oui, mais à l’huile d’olive s’il vous plaît ! Pratiques, efficaces, pour les soirs où le temps manquait. Et même là, avec modération.
Tout était étiqueté, daté, rangé avec méthode.
Une armée de bocaux, de sachets, de barquettes, alignés comme à l’appel.
C’était ça aussi, la mémoire d’une femme de l’après-guerre : transformer la peur du vide en abondance ordonnée. Chez nous, la vie ne débordait jamais, mais les placards, si.

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