CHAPITRE 4 : Les racines… et les fruits amers ?
Comme vous l’aurez deviné, j’ai poussé mes premières feuilles dans une famille d’agriculteurs. Des vrais, des durs, les mains pleines de terre et les jambes nouées de fatigue.
Chez nous, on ne comptait pas les heures, on comptait les récoltes. Et encore, quand elles étaient bonnes.
J’ai vu mes parents se tuer à la tâche pour nous remplir l’estomac et nous construire un avenir. Pas de RTT, pas de congé parental. Juste la rigueur des saisons, la sueur sur les fronts l’été — cette sueur-là qui arrosait la terre sèche entre les sillons, en espérant que ça prenne, que ça pousse, que ça tienne. Et l’hiver, les poêles à bois qui crépitaient, tenant au chaud le repas pour le retour des hommes et des femmes partis tailler les arbres fruitiers ou traire la dizaine de vaches qui constituaient notre cheptel. Des bovins que j’ai vus, enfant, jusqu’à mes dix ans. Et puis un jour, elles ont disparu. Trop de travail, pas assez de retour. On s’en est débarrassé. L’élevage, c’était devenu un asservissement qui n’allait plus avec la marche du temps.
L’État voulait du rendement. Les prairies tranquilles ont laissé place aux rangées bien droites, aux engrais chimiques, aux sulfateuses. L’herbe grasse sous les sabots des bêtes a cédé le terrain aux bidons d’usine.
La campagne changeait. Et nous avec. Nous étions cinq enfants à la maison, autant chez mon oncle. Dix mômes à courir sous les platanes, à se chamailler pour un trognon de pomme ou une place sur la balançoire.
Mon père, Camille, travaillait avec son frère sur l’exploitation. Les anciens, pépé et mémé, encore actifs, veillaient sur l’ensemble comme deux piliers en pierre.
À première vue, on formait un clan soudé. En réalité, chacun jouait un rôle bien défini.
L’oncle, l’aîné, dirigeait. C’était dans l’ordre des choses — et dans son tempérament. Il décidait, organisait, comptait les rendements, parlait peu mais fort.
Papa, lui, suivait. C’était un bosseur, pas fainéant pour un sou, toujours partant. Mais plus léger. Plus rêveur aussi. Il n’avait pas l’autorité, mais il avait le sourire. C’était lui qui faisait le lien, qui arrondissait les angles. On l’aimait spontanément, sans se demander pourquoi. Il ne commandait pas, mais il rassemblait.
Dans cette famille, c’était l’oncle qui portait le titre, et papa qui portait la tendresse.
La ferme familiale, une grande bâtisse en pierres dorées, était plantée au cœur du village. Une sorte de vaisseau amiral, d’où rayonnait toute l’organisation du clan. En face de la demeure, il y avait les dépendances : cellier, écuries, étables, hangars à machines. Entre les deux, une vaste cour gravillonnée, bordée de platanes centenaires. Au fond, la fosse à purin, infréquentable mais essentielle.
Sous les platanes, une terrasse était installée avec soin. Mobilier en fer forgé blanc, coussins fleuris, bacs à géraniums rouges, et le long des troncs, des rosiers bien taillés qui donnaient à l’ensemble une touche presque bourgeoise. Il y avait là un vrai goût des choses bien faites, une fierté discrète. Un peu plus loin, sur une terrasse surélevée dominant la rue, une simple planche suspendue à deux cordes formait une balançoire. Pas un truc en plastique. Non, une vraie planche, lisse, usée, accrochée à une haute branche solide. C’était notre trésor d’enfance. On s’y disputait la place comme si chaque envolée nous ouvrait les portes du ciel.
Un hall vitré, façon véranda rustique, reliait la maison aux bâtiments agricoles. C’était plus qu’un simple passage : un sas sacré, une frontière subtile entre le monde du travail et celui du privé. C’était le couloir de vie. On y passait sans y penser, bottes crottées, outils à la main, odeur de lait tiède et de savon noir mêlés.
Pour nous, les enfants de Camille, l’accès n’y était pas libre. Il fallait demander l’autorisation pour y pénétrer. Ce sas donnait aussi sur la cuisine de nos grands-parents — le cœur battant de la maison — et ce cœur-là, on nous le laissait à peine approcher. Notre tante veillait au grain. Toujours un mot, jamais bien méchant, mais toujours un peu sec, pour nous freiner dans notre élan. Il fallait se frotter soigneusement les pieds, ce qui était bien normal. Mais surtout, il fallait comprendre, sans qu’on ait besoin de nous le dire trop fort, que ce n’était pas chez nous.
C’était juste pour le travail. Pour les corvées, les récoltes, les coups de main et bien sûr les fêtes comme Noël. Mais quand il s’agissait de franchir le seuil de l’intime — s’asseoir à la table, poser un coude sur la nappe, demander un verre d’eau — alors là, les regards se faisaient plus rigides.
Pierre, mon grand-père, restait le ciment discret de ce petit monde. Une silhouette tordue par le labeur, un pas traînant à cause de sa hanche réparée, mais toujours debout, toujours là. Même s’il avait passé la main à ses fils, après une donation en bonne et due forme — modernité oblige —, il restait présent, en soutien, en conseil, en cœur battant.
Il aimait observer ses garçons s’activer, voir tourner la ferme comme une mécanique bien huilée. Malgré son usure, il ne s’économisait pas. Et surtout, il restait l’âme de la tablée. Autour d’un verre qui désaltérait, agrémenté d’une taquinerie bien placée : tout le monde y avait droit. Entre Pierre et papa, c’était un trait commun : l’art du bon mot, de la remarque piquante lancée avec bienveillance. Ils se chamaillaient gentiment, faisaient rire les petits, et parfois même mon oncle, lorsqu’il lâchait prise et tombait le masque du chef de clan, entrait dans la danse.
Dans leur jeunesse, papa et lui avaient été les rois des fêtes de village. Ils animaient mariages et banquets à coups de sketches à se tordre. Une paire de joyeux drilles, version terroir, comme on n’en fait plus. Aujourd’hui, tout ça semblerait vieillot, trop appuyé peut-être. Mais à l’époque, c’était l’éclat du rire qui fendait la campagne.
Mon oncle, plus réservé en apparence, avait pourtant un sketch fétiche : Le Violonneux. Un bon vieux numéro grivois, comme on les aimait. Une histoire de musicien rustique et de violon baladeur, où l’on comprenait très vite que l’archet faisait surtout référence à sa braguette… Vous voyez le genre. Rien de dit, tout de suggéré. Le geste, l’allusion, le clin d’œil qui faisait rougir les dames avant de les faire éclater de rire. À cette époque, on ne montrait rien, on insinuait tout. Et c’était parfois bien plus drôle. Il fallait voir mon oncle, faussement inspiré, mimant le grattement de l’archet avec application, roulant des yeux au plafond, hochant la tête d’un air pénétré… Et tout le monde éclatait, les enfants compris, même si certains ne comprenaient pas encore tout.
Et puis venaient les bancs. Un rituel. On tapait sur la table, on se levait sur les chaises — les plus audacieux, papa et son frère en tête, grimpaient debout sur la table, verres levés, pour hurler en chœur : « Il n’y a qu’un cheveu sur la tête à Mathieu ! » Alors la salle se transformait en chorale désaccordée. Les rires couvraient les paroles, le vin faisait tinter les verres, les femmes secouaient la tête en souriant, et les enfants retenaient l’essentiel : ici, on savait s’amuser.
C’était ça aussi, la ferme. Un théâtre vivant. Un art populaire, brut, drôle, tendre, partagé. Quelque chose qui, malgré la fatigue, malgré les querelles, vous tenait ensemble. Un clan, oui. Avec ses règles, avec ses rituels et ses moments suspendus.
Petite, je partageais ces moments avec mes cousines, les jumelles. On n’en perdait pas une miette. Cachées dans un coin, accroupies derrière une nappe ou à moitié assises sur les genoux de quelqu’un, on écoutait, on rigolait, on se mordait les lèvres pour ne pas se faire remarquer. Maman, elle, craignait toujours un peu le ridicule de Camille — elle levait les yeux au ciel, l’air de dire « c’est pas possible… », mais au fond, elle riait. Son œil pétillait, c’était devenu un rituel auquel elle participait — comme on applaudit un numéro de cabaret qui a fait son temps mais qu’on aime encore.
Ma tante, ça l’amusait aussi, mais d’un œil plus inquiet. Elle, elle calculait déjà la casse, les verres à relaver, la poussière soulevée par les pas qui frappaient le sol en rythme. Elle sentait venir le carnage de l’après-fête, les miettes dans les coins, les serviettes de travers, le désordre. C’était elle la maîtresse de maison, après tout. Et dans ces vieilles maisons, ce rôle-là ne se partageait pas.
Nous formions un trio inséparable. Les jumelles et moi, toujours fourrées ensemble, comme trois chatons dans une caisse en bois. L’une était timide, l’autre intrépide. J’étais entre les deux, toujours partante, même si l’idée ne venait pas de moi. J’avais un an de plus, et je m’en servais. Je racontais des histoires glanées dans mes lectures — des aventures mystérieuses, des princesses qui s’enfuyaient, des sorts jetés par des fées malicieuses. Elles m’écoutaient, suspendues à mes mots, les yeux brillants. Et moi, je me sentais forte. Aimée. Presque invincible.
La mémé, c’était une autre trempe. Pas du genre à s’attendrir pour un oui ou pour un non. Elle traînait une voix sèche et une humeur grise. Un sourire ? Jamais sans une bonne raison — et encore, il fallait le mériter.
Elle était taillée dans une époque où la tendresse ne se disait pas, et sa vie, on pouvait la résumer d’un mot : rude. En tout cas, c’est ce que je croyais. Plus tard, maman m’expliqua qu’elle n’était pas méchante, pas vraiment — juste dépressive. Moi, enfant, je ne voyais que la dureté. L’émotion me passait sous le nez, déguisée en silence.
Elle était la seule héritière de cette grande ferme, un territoire qu’elle n’avait pas vraiment choisi, mais qu’on lui avait transmis comme on lègue un fardeau. Pendant la Grande Guerre, tous les hommes étaient partis au front. Alors, avec ses deux sœurs, elles avaient pris les choses en main. À l’aube, elles guidaient les bêtes, retournaient la terre, semaient, récoltaient — sans relâche. Les villageois les surnommaient "les filles à la brouette". C’était affectueux, mais un peu moqueur aussi. Elles donnaient tout, jusqu’à l’épuisement. Les deux cadettes, usées avant l’âge, moururent peu après l’armistice. Pneumonies, dirent les médecins. Labeur sans fin, pensa-t-on en silence.
Mémé, d’une santé plus fragile, faisait moins d’efforts physiques. Mais c’était elle qui tenait la ferme à bout de bras. Elle répartissait les tâches, gérait les bêtes, surveillait les comptes, décidait de tout. Une cheffe de chantier en tablier, sans tendresse mais sans faille. Après la mort de ses sœurs, elle ne s’est jamais vraiment relevée. Elle s’est refermée comme une huître. On disait qu’elle avait du caractère. Moi, je crois qu’elle avait surtout trop encaissé.
Ma grand-mère paternelle n’était pas ce qu’on appelle avenante. Une petite brune au regard dur, sans éclat ni apprêt. Elle portait une longue tresse noire qui lui descendait jusqu’aux reins, qu’elle roulait en chignon serré à l’arrière de la tête — un genre de couronne austère, vissée à l’économie. La féminité ? On l’apercevait parfois, les jours de fête, mais jamais de manière ostentatoire. Un gilet ajouré posé sur un corsage blanc bien sage, un sautoir en or discret, presque effacé. C’était son grand jeu.
Avec mes cousines, on se retenait de rire en voyant sécher sur la corde ses panties venus d’un autre monde — de grandes culottes fendues à l’entrejambe, qu’elle portait sous ses longues jupes de travail.
Pas de temps à perdre pour ses petits besoins : elle écartait les cuisses et se soulageait, à même les champs, entre deux rangs de poireaux. Le naturel dans toute sa splendeur.
Elle avait épousé Pierre, un ancien commis de la ferme, choisi par la famille après la guerre. Un mariage arrangé, sans romantisme mais avec de bonnes bases : la terre, l’endurance, le devoir. Il avait fait le petit séminaire – oui, vous avez bien lu. Quand on le connaissait avec ses blagues à deux balles, son œil qui frise et ses mains toujours prêtes à chaparder un carré de chocolat ou une poignée de cerises, on avait du mal à l’imaginer en soutane. Et pourtant… C’était avant la guerre, avant les responsabilités, avant la rudesse du monde.
Depuis l’enfance, il vivait au village. Son père, ruiné par l’incendie de leur ferme en Savoie, avait trouvé une place de métayer dans un vieux château des environs. Dans cette fournaise, Pierre avait perdu trois frères et sœurs. Trois. Rien que de l’évoquer, ça me noue encore le ventre. Alors peut-être que ce passé-là, silencieux et lourd comme une pierre tombale, expliquait sa patience infinie, son humour tendre et ce regard un peu voilé quand il croyait qu’on ne le regardait pas.
Ils ne se le disaient pas, bien sûr. Mais je crois qu’ils savaient. L’un et l’autre. Deux cœurs cabossés qui s’étaient trouvés au bord du même champ.
Il était un homme droit, généreux, un peu taquin. Un de ces hommes solides qui n’aiment pas les conflits, qui préfèrent agir plutôt que parler. Il avait tout donné : modernisé l’exploitation, investi dans du matériel, tenu bon quand d’autres auraient lâché. Après sa passation de pouvoir, il passait de longs moments à nous observer, en retrait mais présent.
Il appelait ça « sa troupe » — nous, les gamins, qu’il couvait du regard comme on veille une récolte en germination.
Entre mes deux aïeuls pilier de mon éducation, mon imaginaire d’enfant oscillait. D’un côté, la rigueur, la terre, les gestes mesurés de mémé. De l'autre, l’élégance tapageuse, le clinquant, l’art de se faire remarquer. Jeanne chapeaux à voilette, tailleurs colorés, sacs assortis, et des couches de poudre à faire éternuer les anges. Elle vivait dans un nuage de parfum, de colliers, de petits mouchoirs brodés. Le grand théâtre de la féminité. Et moi, quelque part entre les deux, à chercher ma propre manière d’exister.
Et puis il y a eu ce jour-là. J’étais à l’aube de mes dix ans. Une matinée d’été écrasée de soleil. La mémé m’avait encore décoché une de ses brassées sèches, sans raison claire — ou plutôt, toujours la même : Trop vive, trop spontanée, pas assez lisse . Le cœur en berne, j’étais allée me réfugier sur le petit banc de pierre, celui sous la fenêtre de la cuisine des grands-parents. Un endroit un peu à l’écart, pas tout à fait caché, mais oublié. Là, je pouvais pleurer tranquille, sans que personne vienne me dire de me tenir droite.
Posée, les joues chaudes, le ventre noué, quand la voix de mon grand-père a surgi de l’autre côté du mur. Le ton était inhabituellement dur, presque étranglé. — Mais qu’est-ce que tu as avec cette gamine ? T’es toujours après lui hurler dessus.
Puis, la voix de mémé, cassante comme un fil de fer : — Je te dis qu’elle est mauvaise. Elle est aussi mauvaise et menteuse qu’elle !
Une seconde suspendue. Mon souffle coupé. C’était de moi qu’il s’agissait. J’en étais sûre. Mais la mauvaise, la menteuse — c’était qui, elle ? Une femme ? Une sœur ? Une ombre familiale qu’on n’évoquait jamais ?
Je ne savais pas. Mais le mal était fait. À ce moment précis, le soleil était au zénith. La lumière frappait la cour comme un coup de massue. Et la fenêtre s’est refermée dans un claquement sec, net, définitif. Ce bruit-là — ce clac — résonne encore en moi aujourd’hui. Comme une injonction. Une clôture. Une blessure.
J’ai sursauté. Puis j’ai pris la poudre d’escampette, les jambes tremblantes, et je suis rentrée en vitesse pour le repas. Ce jour-là, moi qui avais toujours bon appétit, je n’ai pas touché à mon assiette. Maman m’a trouvée un peu pâle, un peu molle. Elle a cru à une insolation. Il faisait très chaud, c’est vrai. Alors, pour la première fois, elle m’a laissée seule à la maison. Une après-midi entière. Avec consigne de me reposer.
Je me suis allongée sans bouger, les yeux fixés au plafond. Mais dans ma tête, c’était le défilé. Les mots. Mauvaise. Menteuse. Elle. Ils se bousculaient dans une enfilade perpétuelle, comme une rengaine maléfique. Et ce ton… Ce ton que j’avais perçu, au-delà des mots, comme un cri. Pas un cri de colère. Un cri de désespoir. Comme si, sous la voix tranchante de mémé, il y avait autre chose. Une blessure ancienne. Une douleur jamais refermée. Mais moi, à dix ans, je n’avais pas les clés. Je n’avais que l’écho.
Qui c’était, Elle ? Mon monde tenait dans quelques visages familiers — ceux de la famille, des voisines, de l’école. Je n’imaginais rien d’autre. Rien au-delà. Alors j’ai fait ce que fait un enfant : j’ai repassé les têtes connues. Une cousine que mémé n’aimait pas ? Une parente qu’on ne voyait plus ? Une vieille histoire de famille ? Mais rien ne collait.
Je cherchais à comprendre avec mes pauvres outils de gosse, et ce silence, ce "Elle..." glacial et plein de sous-entendus, me tournait autour comme une abeille prisonnière dans un bocal. Et puis, surtout, il y avait la honte. Une vraie honte d’enfant. Celle qui remue le bide et donne envie de disparaître. J’avais entendu une phrase qui n’était pas pour moi. J’avais vu un bout de vérité interdite. J’avais été trop curieuse. Trop au mauvais endroit. Trop… tout.
Je me suis sentie fautive. Comme si j’avais trahi quelqu’un. Maman, peut-être. Ou moi-même. Alors j’ai décidé de ne rien dire. Garder le secret. Me taire.
On me disait souvent que je parlais trop. Que je répétais tout. Maman me le rappelait sans arrêt : « Tu es une vraie pipelette, Bérénice. Tu ne peux pas t’empêcher d’en rajouter. Et tu n’as pas à te mêler des affaires des grands. » Même la maîtresse l’écrivait dans mon carnet, avec son stylo rouge : « Bérénice a des facilités, mais bavarde trop. Elle perturbe la classe et empêche ceux qui ont besoin de calme de se concentrer. »
Alors ce jour-là, j’ai appris à me taire. Ou du moins, à faire semblant. Cacher mes blessures et afficher une bonhomie, une insouciance. Cacher mes peurs derrière un je-m’en-foutisme qui faisait dire à tous : « Ah, mais Bérénice, elle est tellement gentille », sous-entendu : un peu légère.
Personne ne voyait, ou ne voulait voir, que derrière mes sourires, mon esprit tournait sans cesse. J’observais tout. J’analysais tout. Les dialogues tronqués, les regards en coin, les silences trop longs — je les enregistrais comme un petit radar humain. J’avais une conscience aiguë du monde des grands, de ses contradictions, de ses non-dits. Mais comme je ne faisais pas trop de vagues, on m’a classée dans la catégorie des enfants faciles.
Pourtant, je posais des questions. Pas à voix haute, pas toujours, mais elles me traversaient sans cesse. Seule maman me voyait vraiment évoluer. Pour les autres, je n’avais pas la science infuse — et c’était plus confortable comme ça. Ça les arrangeait bien, que je reste à ma place.
J’écoutais tout. Même quand je faisais semblant de rêvasser, de jouer avec une brindille ou de gribouiller sur un coin de nappe. Je captais les voix derrière les portes, les soupirs dans les escaliers, les discussions de fin de repas qu’on pensait chuchotées. J’avais l’oreille fine et la mémoire longue. Pas pour épier. Pas pour dénoncer. Juste pour comprendre. Comprendre pourquoi certains mots faisaient trembler les visages. Pourquoi certains silences valaient des gifles. Pourquoi les adultes changeaient de ton quand quelqu’un entrait dans la pièce.
Je ne disais rien. Mais je notais tout. Dans ma tête, ça s’empilait comme les bocaux sur les étagères du cellier. À l’abri. Bien étiqueté.
Ce que j’ai entendu ce jour-là, sans vraiment le digérer, m’a suivie longtemps. Comme un fil invisible cousu dans l’ourlet de ma vie. Mais à cet âge-là, on continue d’avancer. On joue, on rit, on pousse.
Alors j’ai grandi. Et avec moi, le secret aussi. Il allait me suivre longtemps, collé à mes pas comme une ombre muette.

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