Chapitre 7: Le papillon revient au jardin

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J’avais dix-huit ans à peine. J’ai taraudé mes parents jusqu’à ce qu’ils lâchent l’affaire — à une condition : que je m’associe avec Fabien, mon frère, qui finissait son régiment. Maman, elle, tenait les cordons de la bourse. C’était elle qui tranchait, comme toujours. Elle a dit à papa, l’air de rien :
— Tu te rappelles, Camille ? Quand Bérénice avait quinze ans, on passait en voiture devant l’épicerie… Elle nous avait balancé, toute tranquille :
— Un jour, ça sera chez moi.

C’était une prémonition. À croire que c’était écrit.
Le temps était venu de se retrousser les manches. Et de mettre les mains dans le cambouis — version dentelle. Classe oblige !
Adieu les vieilles étagères poussiéreuses, jonchées de boîtes de conserve périmées — aussi désuètes que l’ancienne propriétaire, qui aurait bien mérité un petit coup de plumeau elle aussi. Exit le plancher gris, sans âge, et la vitrine opaque de crasse…

J’avais soif de couleurs et de gaieté.
Tapisserie à petites fleurs, style « Laura Ashley », dans des tons vieux rose pile dans la mode du moment. Casiers repeints en blanc, bordés de dentelle. Rideaux cousus main pour la devanture. Suivant mes envies, l’atmosphère était à la hauteur de ma fantaisie : une vraie bonbonnière ! Les œufs dans un panier en osier, les fruits dans des cageots comme ramassés du matin, les fromages sur un lit de paille… Il ne manquait plus que le chant du coq et un ruban dans les cheveux.

J’avais l’esprit créatif, et j’en profitais ! Mon magasin me ressemblait : lumineux, chaleureux, soigné. Et pour chaque client, un petit mot bien senti. Ça comptait, le lien.
Je me faisais un point d’honneur à coller à l’image que mon arrière-grand-mère m’avait soufflée un jour — la fameuse Marie, la mère de mon grand-père, la couturière. Ce prénom-là, décidément, poursuit mon existence comme une ombre bienveillante ou fatidique ! Comme la Vierge en personne, représentante sacrée de la féminité…
Devrais-je y voir un signe ? Je ne sais pas si c’était une bénédiction ou une injonction, mais ce dimanche-là, quand j’étais toute gamine, elle m’avait regardée avec un drôle de sérieux et m’avait dit :
— Tu as le sourire d’une boulangère, ma petite. Ça veut dire que tu seras une bonne commerçante.

Avant même l’ouverture, les anciens du coin étaient déjà là, plantés comme des piquets, à attendre leur journal. Cinq minutes de retard, et ça y allait :
— Alors, on n’est pas tombée du lit ce matin, Bérénice ? Tu as fait la bringue ?
Leur canard n’allait pas s’envoler, mais pas besoin de pointeuse : les vieux s’en chargeaient, et avec le sourire en coin.

Après eux, les enfants. Juste avant de grimper dans le bus scolaire, ils faisaient leur razzia. À l’entrée, bien en évidence, deux rayons entiers de bocaux débordaient de couleurs. Les soucoupes à la poudre. Les colliers de bonbons. Les Frizzy Pazzy, les coquillages Roudoudou, le Coco Boer, les Dragibus, les fraises Tagada. Les oursons, les Carensac, les crocodiles, les Haribo Pik.
Adieu les bonbons d’avant : réglisses, berlingots, caramels durs et Pierrot Gourmand… Ici, c’était l’ère des bombes sucrées.

Ma cliente la plus fidèle ? Anaïs, bien sûr. Avant de sauter dans le car, elle venait me faire un coucou. Et repartait les poches pleines. Ce n’était pas cher payé. Elle, si sage, se retrouvait à porter ma réputation sur les bancs du collège. Huit ans après, on se souvenait encore de moi.
— Anaïs… vous êtes la sœur de Bérénice ?
Moi, ça me faisait rire. Heureusement pour elle, ils ont vite pigé qu’on était le jour et la nuit. Pauvre bichette !

En quelques années, le village s’ouvrait sur une nouvelle ère. Les villas poussaient comme des champignons. Fini les champs de patates et de cerisiers en fleurs dans lesquels nous gambadions enfant. La plus-value immobilière engloutissait inexorablement nos terrains de jeux.

Petit à petit, la paysannerie se mettait en retraite. Les jeunes ne prenaient plus la relève. La rentabilité précaire des exploitations ne pesait pas lourd face à la valeur des terres.
L'attractivité des villages des Monts d'Or, en périphérie de Lyon, inspirait les notables désireux d’installer leur petite famille à la campagne.

Deux écoles primaires entouraient le magasin. L’une privée, où j'avais fait mes premières armes, et l'autre, la laïque. Lors des rentrées et sorties scolaires, j’étais bien placée pour observer ce phénomène.
Sur la place, où enfant nous jouions avec les autres, surveillés du coin de l’œil par les mamans papotant de tout et de rien, un incessant ballet de voitures ramassait les gosses sans leur laisser la possibilité de respirer.

Ces dames, pour la plupart femmes au foyer, faisaient semblant d’être débordées. La notion de temps avait évolué aussi rapidement que les modèles de leurs carrosses. Plus les ménagères profitaient de la modernité, plus elles étaient stressées.
Des groupes de mamans se formaient : les véhiculées, regardant d’un air dédaigneux celles qui étaient à pied.

Tout ce joli monde se retrouvait dans mon magasin.
Quelques-unes y faisaient leurs courses, mais la plupart ne prenaient que des bricoles en dépannage. Les grandes surfaces commençaient leur ravage et l’âge d'or des petits commerces arrivait à bout de souffle.
Je n’étais pas dupe et savais que je n’allais pas thésauriser comme la vieille à qui on avait acheté le commerce.
En même temps, c’était plutôt rassurant de me dire que je ne deviendrais pas comme elle.

La mairie, plantée juste en face de mon magasin, avait dû faire le même constat que moi : le vieux monde se délitait, et il fallait faire "propre".
Alors, un beau matin, sans demander l’avis des anciens ni des enfants, on a vu tomber les platanes centenaires, ceux-là mêmes sous lesquels on s’abritait aussi bien du soleil d’août que de la pluie fine d’octobre.
Un à un, ils ont été débités en tronçons nets, presque chirurgicaux, comme s’ils n’avaient jamais existé.

Finie l’ombre tiède, les feuilles qui craquent sous les pas, les bancs moussus, les baisers volés à la sortie des bals.
À la place, un grand quadrillage de goudron tout neuf. Du noir, du gris, du propre. Chaque emplacement dessiné à la règle, bien aligné pour accueillir les carrosses rutilants de ces dames très occupées.
Un parking, quoi. Bien rangé. Bien vide, parfois.
Le village y perdit une part de son âme, discrètement, sans effusion.
Même la fanfare des jours de fête sonnait faux, rebondissant sur le bitume comme une vieille cassette.
Le charme du village campagnard, lui, s’était évaporé quelque part entre deux couches d’asphalte.
Le champêtre avait cédé sa place au fonctionnel.
On avait tué le cœur pour faire joli sur le plan.

J’avais quand même un petit souci avec l’idée de la commerçante qui réussit à coups de radinerie. Très peu pour moi.
L’ancienne proprio, le premier mois, elle m’avait accompagnée pour me transmettre "le métier". Ça rassurait mes parents, paraît-il. Moi, ça m’agaçait.
J’étais son antithèse et je le revendiquais haut et fort.

La mère Such — c’est comme ça qu’on l’appelait au village — dormait sur un tas d’or. Propriétaire de murs, d’appartements, et d’un cœur aussi sec qu’une biscotte oubliée. Une vraie caricature d’Harpagon. Sa réputation d’avarice était légendaire.
J’ai eu droit à toutes les bonnes recettes de la réussite.

Un jour, je voulais jeter des endives plus que flétries. Elle me rattrape au vol, me montre comment enlever les premières feuilles pour leur refaire une beauté.
Bon, pourquoi pas.
Mais là où j’ai failli vomir, c’est quand je l’ai vue récupérer le blanc des pourries pour s’en faire une petite salade.
Même topo avec les raisins : elle épluchait les grains, enlevait le moisi, et avec un petit sourire de chipie me sortait :
— Pas de gâchis, je vais terminer mon repas par un succulent dessert.
Beurk. C’était répugnant.

Ce jour-là, j’ai compris. Pour certains, être un bon épicier, c’est surtout savoir faire de l’argent avec ce qui pourrit. Pas pour moi, merci. Pas cette gloire-là.

Fabien, qui avait repris le commerce avec moi, mettait rarement les pieds dans le magasin.
Les gens ? Il ne les supportait pas.
Parler pour ne rien dire, très peu pour lui — une perte de temps absolue.

Il avait accepté l’association car après son service militaire, il n'avait pas voulu poursuivre dans la pâtisserie où il avait fait son apprentissage. Alors ça ou autre chose, il ne s'était pas posé la question.
Il était un peu comme papa, un suiveur…

Du temps de sa gloire, le mari de la mère Such était pâtissier. Alors, sans reprendre cette option, on a rallumé le grand four dans l'ancien labo et nous avons fabriqué tous les week-ends des tartes salées.
Cela a fonctionné du feu de Dieu. Fabien à la création, et notre petite fourmi, maman, à l'épluchage des légumes le matin, en plus bien sûr de ses autres occupations.

Elle était de tous les combats, et naturellement, sa vocation première : la comptabilité — au début pour nous aider, et ensuite parce que c'était sa façon de tenir les rênes.
Nous étions trop jeunes, disait-elle !

Alors forcément, c’était moi qu’on voyait en vitrine, en tête de proue.
Et comme d’habitude, il y avait ceux qui adoraient mon tempérament — de vrais aficionados — et ceux que mon excentricité, pourtant souvent contenue, dérangeait un brin.
Mais bon… on ne se refait pas.

Les anciennes familles du village — dont mon clan, en dehors de mes parents — n’étaient pas les plus fidèles clients, loin de là.
Ils passaient de temps à autre pour un dépannage, quand ils n’avaient vraiment pas le choix ou par devoir.
J’ai vite compris qu’il ne fallait pas trop compter sur leur solidarité.
Entre la jalousie, les vieilles histoires et les rancunes tenaces, ça coinçait.
« Nul n’est prophète en son pays », dit l’adage. J’ai éprouvé : c’est bien vrai !

Ma personnalité, un peu trop moderne pour le coin, bousculait les convenances.
Elle parlait davantage aux nouveaux arrivants.
Les cancans ne prenaient plus racine entre deux étagères : trop de visages inconnus, trop de va-et-vient. Tout ça chamboulait les habitudes.

On ne connaissait plus les prénoms du facteur, du maître d’école… et tous ces gosses, à qui appartenaient-ils d’abord ?

Les étrangers, les riches de la ville, avaient mis la main sur le vieux bastion cul-terreux, et ça, ça ne plaisait pas.

Heureusement, je ne me formalisais pas des racontars. Mes goûts éclectiques me portaient ailleurs que vers la petite monnaie. J’avais accès à tous les magazines — ésotérisme, psychologie, spiritualité… — et je ne m’en privais pas. À l’époque, le surnaturel était à la mode. Il y avait à boire et à manger pour qui s’intéressait un peu aux mystères.

Moi, j’étais fascinée. Mais faut bien l’avouer : j’y perdais un peu mon latin. Des amis, me voyant batifoler avec les esprits, la voyance et l’occultisme, m’ont prise entre quatre yeux :
— Bérénice, tu te perds… Viens avec nous. On fait partie d’un mouvement de développement personnel. Tu seras guidée, et tu éviteras de t’entourer de négatif.

Bille en tête, me voilà convertie chez les Rose-Croix. Je recevais chaque mois leurs petits fascicules par la Poste, bien rangés dans une enveloppe blanche au logo discret. Dedans, des exercices pour développer l’intuition, la sensibilité, l’écoute intérieure… Je les faisais tous, consciencieusement.

Vous me direz que je n’avais pas besoin d’en rajouter, j’étais déjà bien allumée. Peut-être. Mais bon ! Moi qui avais arrêté l’école à seize ans, j’avais l’impression de m’instruire, de m’élever, de toucher quelque chose de plus grand.

Ça a duré deux ans. Et puis un jour, j’ai accepté — pour la première fois — d’assister avec mes amis à une cérémonie. Jusque-là, j’avais soigneusement évité.

Une foule s’était réunie devant une grande bâtisse qu’ils appelaient le Temple. Tout le monde s’embrassait, s’étreignait, en s’appelant frater, sorore

J’avais déjà les poils qui se dressaient. Les deux immenses battants de la porte s’ouvrirent sur une salle à mi-chemin entre l’église et le décor d’un opéra baroque. Une nef, des torches, des bougies à profusion, une musique céleste en fond. Des chants grégoriens s’élevaient lentement pendant que, dans une chorégraphie bien huilée, les gens avançaient vers l’autel.

Et puis cette voix, solennelle, qui annonçait :
— Nous sommes tous frères… Le microcosme du macrocosme… L’invisible, le visible… blablabla… et blablabla…

Un prêtre sans Dieu. Une messe sans Jésus. Des jeunes filles, style vestales recyclées, circulaient parmi nous en agitant des encensoirs du bout des doigts. Ça sentait fort, ça brillait, ça psalmodiait. Je me suis figée. Je n’avais pas mis les pieds là-dedans pour me retrouver dans un remake mystique de Lourdes. J’étais venue chercher du sens.

Je suis ressortie écœurée. Moi qui fuis le formalisme comme la peste, j’avais été servie.

Le lendemain, j’ai tout arrêté. D’un coup, sans tambour ni encens.

Encore aujourd’hui, je ne comprends toujours pas comment des êtres intelligents, sincèrement désireux de s’ouvrir au monde, peuvent accepter d’être prisonniers de tels rituels. Qu’on m’explique ! Moi, c’était trop. J’avais déjà bouffé du curé et de la bonne sœur toute mon enfance. Ce n’était pas pour replonger dans une version édulcorée, déguisée en spiritualité de salon.

J’ai plié mes fascicules, rangé mes cristaux, et basta.

J’étais venue chercher des réponses… je suis repartie avec encore plus de doutes. Mais au fond, ce n’était pas inutile. Ça m’avait ouvert un bout de conscience, peut-être. Un embryon d’intuition.

Et surtout, ça m’avait appris une chose : je ne dépends de personne pour penser ou ressentir.

Ma quête n’était pas terminée, mais je savais au moins une chose : elle ne passerait plus par les temples, les dogmes ou les déguisements.

Mon côté papillon de nuit avait déployé ses ailes. Le village s’était rétréci autour de moi, comme une robe d’enfant devenue trop courte.

J’avais besoin d’espace, de lumière, de frôlements.

Le jour, je jouais les commerçantes modèles : tenue proprette, sourire accroché, gestes précis.

Mais le soir venu, je redevenais Bérénice. La vraie. Celle qui dansait jusqu’à l’aube, un œil sur la piste, l’autre sur les étoiles.

J’habitais juste au-dessus de l’épicerie, dans un grand appartement que je partageais avec Pascale, vestiaire dans une boîte très courue des quais de Saône. Grâce à elle, j’étais introduite dans le monde de la nuit comme dans un cercle de famille. Les patrons m’avaient à la bonne, le personnel aussi.

Je n’étais ni cliente, ni serveuse, ni potiche de bar. J’étais là, posée, fluide. Une présence douce, presque invisible.

Je venais avant l’ouverture, repartais après la fermeture, quand les lumières se rallumaient, crues, dévoilant la poussière sur les banquettes et les verres abandonnés.

J’étais au cœur du réacteur. Pas aux commandes, mais bien en place. J’observais sans juger. Les coulisses, les gestes furtifs, les mises en scène de dernière minute, les éclats de rire forcés, les vraies complicités.

Assise dans mon fauteuil fétiche, ma place comme une alvéole, moulée à mes formes, je regardais le monde défiler comme un film sans fin. J’avalais les scènes de vie comme on sirote un bon vin. C’était ma ruche. Et moi, la butineuse rêveuse.

Lyon regorgeait de clubs aux noms sonores ou lunaires : l’Aquarius, le Délnos, le Madness… Chaque lieu avait sa température, sa lumière, sa faune. Je passais de l’un à l’autre, butinant les fleurs électriques.

J’étais avide de sensations, de nouveauté, d’une forme de vérité.

Le week-end, c’était le grand théâtre. Les filles brillaient sous les projecteurs, les robes trop courtes fendaient la foule comme des rubans de satin. Les garçons, lunettes fumées et chemises entrouvertes, faisaient les coqs en terrain conquis. Le DJ régnait sur la piste comme un grand prêtre du son, distillant ses vinyles comme autant de mantras électroniques.

Mais c’était en semaine que j’aimais le plus traîner. Quand les paillettes se taisaient, quand la lumière devenait plus douce, presque complice. Les habitués revenaient, les clans se formaient dans les coins, et les conversations devenaient murmures.

Les volutes de fumée dansaient sous les néons, paresseuses. L’odeur sucrée de la marijuana flottait entre les banquettes, mêlée aux parfums capiteux des habituées.

On s’échangeait des secrets à demi-mot. On ourdissait des plans, on préparait des coups. C’était une autre forme de danse.

D’un côté, les fils à papa, frimeurs sans vergogne, débarquaient en bande, chemises bien repassées, mocassins cirés, posant leur bouteille au centre de la table comme un trophée. Ils étaient beaux, sûrs d’eux, drapés dans leur impunité.

De l’autre, les forains. Brut de décoffrage, rieurs, bruyants. L’argent du marché claqué sans compter. Ils venaient en meute, les joues encore rouges de l’aurore, les mains calleuses mais le cœur en bandoulière.

Une fratrie de quatre frères m’avait prise sous son aile. Ils me livraient des légumes pour l’épicerie, me traitaient en égale. J’étais l’originale, la pas vulgaire, la travailleuse — et surtout, la leur. Avec eux, j’étais protégée.

Grâce à Pascale, je savais tout. Les infidélités, les trafics, les rivalités. On apprenait qu’un tel s’était fait pincer par les flics, qu’un autre avait été retrouvé amoché à la sortie d’un bar. Mais ça faisait partie du décor.

Lyon by night, je connaissais les codes. Rien ne me faisait peur.

Je n’étais pas là pour draguer, ni pour frimer. J’étais là pour respirer. Pour sentir que le monde existait ailleurs que dans les balances à pesée, les factures impayées, les sacs de pommes de terre.

Je dansais comme on s’élève. Je riais comme on repousse la nuit. Et parfois, dans un nuage de fumée, sous une boule à facettes, au creux d’un slow ou sur un riff de guitare, je sentais une vérité brute, essentielle, irréfutable : j’étais vivante.

Comme de bien entendu, arrivée à satisfaction, j’entrevoyais un futur différent. À trop vivre, j’étais épuisée. J’avais besoin d’une grande goulée d’air épuré. D’un virage. D’un silence neuf.

Même l’épicerie, ma chère bonbonnière, semblait appeler au changement.

Avec Fabien, on a fini par céder aux sirènes de la modernité. Adieu les paniers en osier, les bocaux alignés comme des bijoux, les cageots de pommes lustrées et les rideaux fleuris cousus main… On a tout envoyé valser.

Place aux gondoles métalliques, aux néons criards, aux affiches de promo plastifiées. Bienvenue dans l’ère des codes-barres, des packs de yaourts par douze, et des “un acheté, un offert”.

On voulait jouer dans la cour des grands. Pas encore Carrefour, ni Mammouth — mais l’envie d’en être.

Fini le charme, bonjour la gestion.

J’ai encaissé la transition avec pragmatisme. Je savais m’adapter. Mais au fond de moi, quelque chose s’était tassé. Je ne retrouvais plus le même plaisir dans les rayons bien rangés, les palettes sous film, les bruits de frigo.

C’était pro, certes. Mais l’âme s’était dissipée quelque part entre deux affichettes “-30 % sur le café”.

C’est à cette époque-là que Dino a croisé ma route.

Je cherchais une voiture — une Golf, fiable et pas trop gourmande. Et comme toujours, Vivien, mon frère cadet, avait une bonne combine :
— Ma copine connaît un gars qui revend la sienne. Elle est propre. Sérieux. Tu devrais aller voir.

Le gars en question, c’était Dino.

On s’est retrouvés sur un parking entre deux averses. Il m’attendait, appuyé contre la portière, les bras croisés. Le genre tranquille. Pas frimeur. Il m’a tendu les clés :
— Fais un tour. Tu verras.

La voiture roulait bien. Mais c’est lui que j’observais dans le rétro.

Il était dessinateur industriel, précis, posé, à mille lieues de mes étagères à bonbons et de mes horaires détraqués. Il avait une dizaine d’années de plus que moi. Un sourire enjôleur, sans forcer. Un humour étrange, à décalage variable, qu’il fallait apprivoiser.

Ça venait sûrement de ses racines italiennes. Il était arrivé en France gamin, avec toute sa famille, laissant derrière lui la mer et les marchés bruyants.

Il était divorcé. Son expérience me paraissait rassurante. Un homme qui avait déjà traversé les tempêtes, mais qui gardait le goût du calme. Moi, j’avais besoin d’une plage de repos, et il me proposait ça. Sans mode d’emploi, sans promesse. Juste une pause. Et un café ristretto, toujours, en supplément.

On a mangé ensemble. Une fois. Puis deux. Il me parlait peu de lui, mais ses silences étaient pleins. Il savait écouter. Être là sans m’envahir.

Petit à petit, il a commencé à passer plus souvent. Un pain au chocolat sur le comptoir. Un coup de main pour les cartons. Une sieste partagée au-dessus de la boutique, où j'avais une chambre, le rideau tiré sur le monde.

Il ne me disait pas quoi faire. Il ne voulait pas me changer. Il me laissait être. Et un jour, sans que je m’en aperçoive, sa présence est devenue une habitude. Un calme. Une respiration.

Il ne m’a jamais vendu du rêve. Mais ce qu’il m’offrait, à sa manière pudique et décalée, m’a semblé plus vrai que tous les mirages.

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