Chapitre 8 : J’ai pas signé pour ça… mais j’y suis allée quand même
En neuf mois, j’avais tout bouclé : la rencontre, la bague au doigt, et un petit bout en mon sein. Je ne dis pas que c’était prémédité — mais tout s’était enchaîné tambour battant. Rapide. Nerveux. Façon Bérénice.
Les clientes du magasin, ravies de voir mon ventre s’arrondir comme une brioche au beurre, se permettaient la question classique :
— Alors Bérénice, fille ou garçon ?
Et moi, imperturbable, avec mon demi-sourire en coin :
— Peu m’importe… tant que ce n’est pas un roux !
Là, ça coinçait un peu. Les rires devenaient flous, les regards se cherchaient. Comme si j’avais blasphémé. Mais moi, très sérieusement, je campais sur mes positions.
Je ne savais pas d’où ça venait, cette phobie absurde. Peut-être une vieille rengaine catéchistique, un vitrail où Judas portait la rousseur comme une punition divine. Ou alors, un souvenir raturé. Une peur transmise en douce, entre deux silences familiaux. Quoi qu’il en soit, ça venait de loin, et ça tenait bon.
Il faut dire qu’on ne naît pas allergique au roux. On le devient. À force d’entendre des insinuations, de se faire découper à coups d’étiquettes. Depuis l’adolescence, j’étais abonnée au rôle de la fille facile — malgré moi, sans casting. Il suffisait que je me maquille un peu trop, que je marche en balançant les hanches sans le vouloir, et paf, la sentence tombait.
Un jour, mon oncle — expert en vacheries feutrées — avait lâché à mon père, le regard plein de fiel :
— Je l’ai vue, ta fille… maquillée comme une pute.
Et mamie, tout en dégustant mon gâteau d’anniversaire pour mes seize ans, m’avait offert en cadeau, d’un ton sec :
— Tu ressembles à une rouleuse de barrières, ma fille !
Je n’avais encore roulé que des yeux, mais apparemment, c’était déjà trop.
C’était ça, mon patrimoine symbolique. Une iconographie bien huilée, transmise de femmes en femmes, toujours sur le mode de la suspicion. On me peignait sans mon consentement : un peu trop rouge, un peu trop vive, un peu trop tout. Je ressemblais à Marie, la disparue, la scandaleuse, celle dont on taisait le prénom avec la bouche pincée. Et cette ressemblance, on me l’avait faite payer — en jugements glissés, en regards pesants, en sarcasmes piqués de morale.
Alors forcément, un bébé roux, c’était non. Ça cristallisait tout. Le feu aux joues, les flammes de l’enfer, le bûcher en héritage.
Maman, fidèle à elle-même, avait haussé les épaules, l’air de dire qu’elle en avait vu d’autres :
— Toi, c’est sûr, tu ne feras jamais rien comme les autres. N’écoute pas ta grand-mère, elle a du fiel dans la bouche !
Ça a commencé par une prise de poids vertigineuse. Mon corps, vexé par des années de diètes improvisées et de régimes bidons, a décidé de se venger. Il s’est mis à stocker méthodiquement, avec la rigueur d’un percepteur et la rancune d’un ex malmené.
Il faut dire que j’ai toujours été une sacrée gourmande. Une tranche de pâté en croûte par ici, un morceau de comté par là… Et comme l’industrie alimentaire sortait une nouveauté par semaine, je me devais — en commerçante consciencieuse — de goûter à tout. C’était ma façon de faire de la veille produit. Une mission. Un devoir gustatif.
Pour compenser, je sautais des repas, enchaînais les cures de yaourts comme d’autres les retraites zen, ou me lançais à corps perdu dans la soupe aux choux comme on entre en religion. Un équilibre bancal, certes, mais qui m’allait bien.
Jusqu’au jour où j’ai décidé — avec toute ma joie naïve — de porter la vie. Là, plus rien n’a tenu. Les kilos ont afflué comme des cousins éloignés qu’on n’ose plus mettre dehors. Et moi, devant la glace, toujours aussi confiante :
— Pas grave, je reperdrai tout ça avec un bon régime !
Maman, elle, n’a pas attendu pour dégainer son refrain préféré — et elle s’y connaissait en la matière :
— Tu verras, après une grossesse, ton métabolisme change. Tu manges n’importe quoi ! Tu vas le payer, c’est sûr. Mange des légumes, et arrête de t’enfiler toutes ces cochonneries industrielles, bon sang !
Elle n’avait pas complètement tort, la bougresse. Chez nous, on mangeait maison : le poulet rôti du dimanche, les yaourts faits main pour la tribu, les congélos débordant des récoltes du jardin et des invendus du magasin. Mais moi, j’avais un faible pour les douceurs parfumées, les fromages bien coulants, et les saucissons géants que j’allais dénicher chez un grossiste du Marché-Gare de Perrache.
Les rayons débordaient de charcuteries et de crémeries, plus appétissants les uns que les autres. J’avais envie de tout acheter, de tout goûter. À chaque visite, mes yeux s’écarquillaient, mes narines frémissaient, mes papilles s’agitaient comme à la veille d’un festin. C’était mon petit temple personnel, un sanctuaire de tentations salées qui me faisait monter l’eau à la bouche avant même d’avoir franchi l’entrée.
Dino n’avait pas l’air dérangé par mon embonpoint. Il ne disait rien, ne montrait rien. Un regard neutre, un baiser rapide sur la joue, un mot doux au passage — automatique, comme s’il cochait une case. Mais moi, je savais. Je me camouflais. Ces rondeurs, je ne les portais pas seulement par gourmandise ou par hormones affolées. C’était une armure moelleuse. Une distance feutrée. Une manière douce de garder mes marges. Et lui, je crois, s’en accommodait très bien.
Il posait parfois la main sur mon ventre, mais sans me regarder dans les yeux. Comme s’il bénissait un objet sacré, sans oser en sonder le mystère. En public, il était parfait : souriant, poli, présent. Mais dès que le monde tournait le dos, il se repliait. Moins bavard, plus absorbé par ses devis, ses outils, ses plans d’alarme.
Il venait justement de changer de cap. Il s’était lancé en solo : artisan électricien, mais surtout installateur d’alarmes — un domaine en plein essor. Notre relation, je crois, avait joué les catalyseurs. Je l’avais encouragé, il avait foncé. À fond. Branché sur le courant de son ambition, câblé pour réussir, comme il aimait dire en plaisantant.
Et je pense que mon poids, mes courbes, mon ralentissement progressif… l’arrangeaient. Ce n’était pas un fardeau, c’était un amortisseur. Une manière de figer les choses. De stabiliser l’ensemble. Moi, qui papillonnais en tout sens, je devenais enfin calme, pleine, posée. Un ventre rond comme un couvercle sur la marmite. Son système d’alarme personnel — version douce.
Je m’étais laissée embarquer dans cette histoire sans passion, sans élan, comme on glisse dans un fauteuil un peu trop confortable, dont on sait déjà qu’on aura du mal à se relever. Je n’étais pas dupe. Il n’y avait pas de roman là-dedans, pas de vertige, pas de feu sacré. Juste une suite logique, une mécanique bien huilée : rencontre, grossesse, formalités. Le scénario m’échappait, mais je le suivais docilement, faute d’avoir mieux à proposer.
Le mariage s’est organisé vite… mais en grand. Plus d’une centaine d’invités. Nos deux familles étaient du genre prolifique et bruyantes. Les uns apportaient les nappes, les autres les desserts. Les tantes enfournaient des plateaux entiers de feuilletés au fromage, les oncles bricolaient les tréteaux en sifflant, les cousins testaient le mousseux avant l’heure — pour être sûrs qu’il pétille bien.
Tout le monde avait mis la main à la pâte. Une vraie fête populaire, généreuse, bordélique, chaleureuse. Et moi, j’étais là, au centre du tableau. Présente, souriante, presque absente.
La salle des fêtes avait été décorée à l’huile de coude : guirlandes, nappes en papier, bouquets improvisés. Les plafonds étaient trop hauts, l’acoustique faisait caisse de résonance, mais il y avait de la place pour danser, pour manger, pour se congratuler bruyamment. Tout avait été pensé, organisé, emballé avec soin.
Sauf moi.
Et sauf elle, ma grande amie d’enfance, que j’avais choisie comme témoin pour cette joyeuse mascarade. Je n’ai pas encore parlé d’elle, alors que nos vies ont été intimement liées jusqu’à l’âge adulte. L’amitié, à mes yeux, c’est peut-être le sentiment le plus vaste, le plus entier qu’on puisse éprouver. Une forme de plénitude rare, sans enjeu ni possession. Un roman entier pourrait lui être consacré, quand on a eu, comme moi, la chance de vivre ses exaltations, ses confidences, cette confiance indéfectible qui résiste à toutes les turbulences.
Ma vie amicale a été prolixe en grandes rencontres — féminines, bien sûr. Des femmes qui m’ont portée, révélée, parfois recadrée. Je garde ces moments précieux dans un écrin secret, tout contre mon cœur. Pour l’instant, je vide le trop-plein, je tire les fils emmêlés, je fais place nette. Mais plus tard — avec pudeur, et leur bénédiction — je dirai ce que nous avons tissé ensemble. Et ce sera voluptueux, lumineux. Un grand élan de sororité. Un chant de femmes.
J’avais fait appel à un DJ lyonnais bien connu — un ancien complice de mes années nocturnes, de mes virées dans les clubs, de mes soifs de musique et d’échappée. Un type habitué aux platines des dancefloors branchés, aux transitions millimétrées, aux pistes pleines de corps moites et libres. Il avait accepté avec un sourire en coin :
— Pour toi, Bérénice, je lâche mes platines pour venir électrifier la salle des fêtes. Promis, je ferai pas fuir les grands-parents !
Et il avait tenu parole. La piste a chauffé dès les premières notes. Disco, variétés italiennes, tubes pour danser entre deux assiettes de taboulé. Les enfants glissaient en chaussettes, les grands-mères tapaient des mains, les belles-sœurs hurlaient les refrains.
Et moi… je tournais. Lente. Lourde. Une montgolfière bien arrimée au sol, aucune envolée...
Maquillée comme une mariée raisonnable. Un sourire aux lèvres, des escarpins trop serrés, une robe crème qui me moulait le ventre et flottait ailleurs. Le blanc, c’était pour les vierges — je n’y avais pas droit. J’avais mis la charrue avant les bœufs, comme on dit. Je jouais mon rôle. Sans élan, mais sans faux pas.
Et puis il y a eu le slow des mariés. Le moment suspendu. Nous deux, au centre de la piste. Collés serrés — enfin, ventre contre torse, avec ce qu’il restait de tendresse entre nous. La lumière était douce, les convives assis, silencieux, attentifs.
Et là, une voix s’est élevée. Sa voix. Le grand amour de ma vie. Un amour secret, inavouable, que je n’avais confié qu’à quelques âmes bienveillantes. Un amour enterré vivant, mais qui battait encore — juste là, entre deux mesures.
Ce n’était pas un hasard. Mon ami DJ, lui, savait. Il avait produit ce 45 tours, à l’époque. Il avait glissé la chanson dans sa playlist comme on glisse un mot dans une poche, sans en avoir l’air. Un clin d’œil discret. Un murmure. Une piqûre de rappel.
Et moi, là, enceinte jusqu’aux cils, les mains moites posées sur les épaules de Dino, j’ai pleuré. Tout le monde a cru que c’était de joie. Ils ont applaudi. Ils ont souri. Ils ont chuchoté que c’était beau, cette émotion.
Mais moi, je disais adieu.
Adieu à celui que j’avais aimé en silence.
Adieu à un pan de moi que je laissais là, sans bruit.
Pas un caprice. Pas une nostalgie adolescente.
Un amour vrai. Profond. De ceux qu’on garde cachés, comme un bijou trop précieux pour être porté.
Ce soir-là, sur la piste de danse, ce n’était pas un mariage.
C’était un enterrement discret.
Et personne ne l’a su.
Le grand jour n’avait pas pris rendez-vous. J’ai perdu les eaux dans le salon, sidérée de voir une mare verdâtre s’étaler sur le parquet. Dino, paniqué, m’a embarquée à l’hôpital de la Croix-Rousse, moteur vrombissant, cœur au bord des lèvres.
Là-bas, une sage-femme m’a accueillie avec un sourire un peu trop familier :
— Allez, ma petite patte d’éléphant, on va vous conduire en salle d’accouchement.
Je l’ai fusillée du regard. Elle se prenait pour qui, celle-là ? Faut dire que mes jambes ressemblaient à des poteaux, gonflées comme des boudins oubliés en plein soleil.
Après m’avoir auscultée, elle a lâché ça, tranquille :
— Vous avez sûrement une deuxième poche. Celle du bébé n’est pas rompue. On vous installe en chambre. Le travail devrait se mettre en route.
Le travail, parlons-en. Les heures s’égrainaient, ponctuées par des contractions régulières toutes les dix minutes — et c’est tout. Rien ne progressait. Les sages-femmes défilaient, scrutant mon col comme un passage secret récalcitrant, s’acharnant à le forcer du bout des doigts. Rien. Je n’étais qu’un nœud de douleur, piégée dans un corps qui refusait d’ouvrir la voie.
Dino, blême, tournait comme un lion en cage, quémandant de l’aide dans les couloirs. Moi, délirante de fatigue, de douleur, je ne comprenais plus rien. On lui a annoncé que mon obstétricien avait été appelé, qu’une césarienne serait sans doute nécessaire. Tout s’est précipité : salle d’op, masque sur le nez, rideau noir.
Et là…
Je plane. Je suis ailleurs. Une pièce blanche, éclatante. En dessous de moi, quatre personnes s’affairent autour d’un corps. Le mien. Une mare rouge entre les jambes. Des voix pressées, affolées :
— Vite, encore des poches de sang ! Elle se vide ! Attention, elle revient à elle !
L’anesthésiste me plaque un masque.
Je ressens une explosion intérieure, comme un grouillement de lumière dans chaque cellule. Une alarme hurle dans ma tête :
— Tiens bon, tu vas t’en sortir.
Puis : le néant.
Quand j’ouvre les yeux, je vois papa. Assis au pied de mon lit. Le regard embué. Il ne dit rien.
Pendant l’opération : deux hémorragies, une embolie pulmonaire.
J’ai survécu.
J’ai rien raconté sur mon escapade de l’autre côté. Pas envie d’expliquer l’inexplicable.
Mon bébé, lui, allait bien. Beau comme un cœur. Je n’avais d’yeux que pour lui.
C’est une fois rentrée à la maison que j’ai compris la panique que j’avais provoquée.
Je rigolais souvent en racontant :
— De toute façon, rien n’est simple avec moi. Même donner la vie, faut que ça flirte avec la mort !
Là-haut, ils ont dû vouloir me faire passer un message…
Une fois l’effervescence passée, la vie a repris son train-train. Dino très affairé — autant dire qu’entre un chat qui éternue et une porte qui claque, il bossait jour et nuit. Moi, je pouponnais avec bonheur et, entre deux siestes de bébé, je me plongeais à nouveau dans des mondes parallèles. Je n’avais pas rêvé, il fallait que je comprenne.
Faut dire qu’après avoir vu mon propre corps depuis le plafond, j’avais quelques questions existentielles à régler…
Ça me grattouillait, je ne pouvais pas rester bloquée éternellement dans la case « mère au foyer » par défaut. Je devais rejeter les dés, relancer la partie. Pas n’importe comment, cette fois. Avec de l’ordre, de la structure. Enfin quoi, tout ce que mon nouveau rôle m’imposait aux yeux de ma belle-famille. Chacun à sa place.
Je me suis donc inscrite à l’ESEU, histoire de décrocher un équivalent du bac. Une fois par semaine, j’allais à la fac comme d’autres vont au yoga. J’adorais ça. Moi, l’autodidacte, l’éparpillée, la rêveuse, je gobais chaque cours comme une révélation.
— Pas question de finir femme de ménage ou caissière, Bérénice, t’es pas foutue ! Tu peux encore bifurquer ! — me disais-je en boucle.
J’étais lancée, motivée, sur mon petit nuage… jusqu’au jour où les responsabilités m’ont rattrapée.
Fabien s’est fait agresser à la fermeture de l’épicerie. Sérieusement. Un coup sur la tête, un mois d’arrêt, et moi, en renfort derrière le comptoir. Force oblige. Fin de la récré. Fin de la fac. Fin de Bérénice-la-bachelière-en-devenir.
Adieu les neurones, bonjour les caisses de conserves et les tickets de caisse.
— Ainsi s’acheva ma courte vie estudiantine. Merci l’univers.
Mon petit Goulou était magnifique. Bon, il n’avait pas un poil sur le caillou, mais ça lui allait bien : le crâne parfaitement lisse, façon boule de billard. Puis, un jour, sous la lumière dorée d’un soleil printanier, un duvet orangé a fait son apparition. Et là… révélation capillaire.
Maman, qui m’accompagnait dans une visite du jardin, morte de rire, m’a balancé :
— Tu sais… j’ai bien regardé. En plein soleil, ses cils… ils sont orange ! Mais j’osais pas te le dire… C’est encore un coup du sort, ma pauvre fille !
Je l’ai regardée droit dans les yeux :
— Franchement, maman, je m’en fiche royalement.
Même pas je sais pourquoi je racontais ça. Une prémonition débile, sûrement.
Et entre nous… le plus drôle restait à venir.
J’ai eu trois enfants, avec deux papas différents. Devinez quoi ? Trois roux.
Oui, madame. Un tricycle. Un podium complet. Un feu d’artifice génétique.
Aujourd’hui, je ne voudrais pour rien au monde qu’ils soient autrement.
— Allez savoir… Un reste de superstitions idiotes.
De quoi devenir agnostique à force de conneries !
C’était devenu notre running gag. Une blague tendre entre ma mère et moi.
Elle comprenait ce que je planquais derrière ce genre de répliques : des peurs, des clichés, des fantômes.
Et elle les partageait avec moi, en rigolant.
J’avais fait appel à un DJ lyonnais bien connu — un ancien complice de mes années nocturnes, de mes virées dans les clubs, de mes soifs de musique et d’échappée. Un type habitué aux platines des dancefloors branchés, aux transitions millimétrées, aux pistes pleines de corps moites et libres. Il avait accepté avec un sourire en coin :
— Pour toi, Bérénice, je lâche mes platines pour venir électrifier la salle des fêtes. Promis, je ferai pas fuir les grands-parents !
Et il avait tenu parole. La piste a chauffé dès les premières notes. Disco, variétés italiennes, tubes pour danser entre deux assiettes de taboulé. Les enfants glissaient en chaussettes, les grands-mères tapaient des mains, les belles-sœurs hurlaient les refrains.
Et moi… je tournais. Lente. Lourde. Une montgolfière bien arrimée au sol, aucune envolée...
Maquillée comme une mariée raisonnable. Un sourire aux lèvres, des escarpins trop serrés, une robe crème qui me moulait le ventre et flottait ailleurs. Le blanc, c’était pour les vierges — je n’y avais pas droit. J’avais mis la charrue avant les bœufs, comme on dit. Je jouais mon rôle. Sans élan, mais sans faux pas.
Et puis il y a eu le slow des mariés. Le moment suspendu. Nous deux, au centre de la piste. Collés serrés — enfin, ventre contre torse, avec ce qu’il restait de tendresse entre nous. La lumière était douce, les convives assis, silencieux, attentifs.
Et là, une voix s’est élevée. Sa voix. Le grand amour de ma vie. Un amour secret, inavouable, que je n’avais confié qu’à quelques âmes bienveillantes. Un amour enterré vivant, mais qui battait encore — juste là, entre deux mesures.
Ce n’était pas un hasard. Mon ami DJ, lui, savait. Il avait produit ce 45 tours, à l’époque. Il avait glissé la chanson dans sa playlist comme on glisse un mot dans une poche, sans en avoir l’air. Un clin d’œil discret. Un murmure. Une piqûre de rappel.
Et moi, là, enceinte jusqu’aux cils, les mains moites posées sur les épaules de Dino, j’ai pleuré. Tout le monde a cru que c’était de joie. Ils ont applaudi. Ils ont souri. Ils ont chuchoté que c’était beau, cette émotion.
Mais moi, je disais adieu.
Adieu à celui que j’avais aimé en silence.
Adieu à un pan de moi que je laissais là, sans bruit.
Pas un caprice. Pas une nostalgie adolescente.
Un amour vrai. Profond. De ceux qu’on garde cachés, comme un bijou trop précieux pour être porté.
Ce soir-là, sur la piste de danse, ce n’était pas un mariage.
C’était un enterrement discret.
Et personne ne l’a su.
Le grand jour n’avait pas pris rendez-vous. J’ai perdu les eaux dans le salon, sidérée de voir une mare verdâtre s’étaler sur le parquet. Dino, paniqué, m’a embarquée à l’hôpital de la Croix-Rousse, moteur vrombissant, cœur au bord des lèvres.
Là-bas, une sage-femme m’a accueillie avec un sourire un peu trop familier :
— Allez, ma petite patte d’éléphant, on va vous conduire en salle d’accouchement.
Je l’ai fusillée du regard. Elle se prenait pour qui, celle-là ? Faut dire que mes jambes ressemblaient à des poteaux, gonflées comme des boudins oubliés en plein soleil.
Après m’avoir auscultée, elle a lâché ça, tranquille :
— Vous avez sûrement une deuxième poche. Celle du bébé n’est pas rompue. On vous installe en chambre. Le travail devrait se mettre en route.
Le travail, parlons-en. Les heures s’égrainaient, ponctuées par des contractions régulières toutes les dix minutes — et c’est tout. Rien ne progressait. Les sages-femmes défilaient, scrutant mon col comme un passage secret récalcitrant, s’acharnant à le forcer du bout des doigts. Rien. Je n’étais qu’un nœud de douleur, piégée dans un corps qui refusait d’ouvrir la voie.
Dino, blême, tournait comme un lion en cage, quémandant de l’aide dans les couloirs. Moi, délirante de fatigue, de douleur, je ne comprenais plus rien. On lui a annoncé que mon obstétricien avait été appelé, qu’une césarienne serait sans doute nécessaire. Tout s’est précipité : salle d’op, masque sur le nez, rideau noir.
Et là…
Je plane. Je suis ailleurs. Une pièce blanche, éclatante. En dessous de moi, quatre personnes s’affairent autour d’un corps. Le mien. Une mare rouge entre les jambes. Des voix pressées, affolées :
— Vite, encore des poches de sang ! Elle se vide ! Attention, elle revient à elle !
L’anesthésiste me plaque un masque.
Je ressens une explosion intérieure, comme un grouillement de lumière dans chaque cellule. Une alarme hurle dans ma tête :
— Tiens bon, tu vas t’en sortir.
Puis : le néant.
Quand j’ouvre les yeux, je vois papa. Assis au pied de mon lit. Le regard embué. Il ne dit rien.
Pendant l’opération : deux hémorragies, une embolie pulmonaire.
J’ai survécu.
J’ai rien raconté sur mon escapade de l’autre côté. Pas envie d’expliquer l’inexplicable.
Mon bébé, lui, allait bien. Beau comme un cœur. Je n’avais d’yeux que pour lui.
C’est une fois rentrée à la maison que j’ai compris la panique que j’avais provoquée.
Je rigolais souvent en racontant :
— De toute façon, rien n’est simple avec moi. Même donner la vie, faut que ça flirte avec la mort !
Là-haut, ils ont dû vouloir me faire passer un message…
Une fois l’effervescence passée, la vie a repris son train-train. Dino très affairé — autant dire qu’entre un chat qui éternue et une porte qui claque, il bossait jour et nuit. Moi, je pouponnais avec bonheur et, entre deux siestes de bébé, je me plongeais à nouveau dans des mondes parallèles. Je n’avais pas rêvé, il fallait que je comprenne.
Faut dire qu’après avoir vu mon propre corps depuis le plafond, j’avais quelques questions existentielles à régler…
Ça me grattouillait, je ne pouvais pas rester bloquée éternellement dans la case « mère au foyer » par défaut. Je devais rejeter les dés, relancer la partie. Pas n’importe comment, cette fois. Avec de l’ordre, de la structure. Enfin quoi, tout ce que mon nouveau rôle m’imposait aux yeux de ma belle-famille. Chacun à sa place.
Je me suis donc inscrite à l’ESEU, histoire de décrocher un équivalent du bac. Une fois par semaine, j’allais à la fac comme d’autres vont au yoga. J’adorais ça. Moi, l’autodidacte, l’éparpillée, la rêveuse, je gobais chaque cours comme une révélation.
— Pas question de finir femme de ménage ou caissière, Bérénice, t’es pas foutue ! Tu peux encore bifurquer ! — me disais-je en boucle.
J’étais lancée, motivée, sur mon petit nuage… jusqu’au jour où les responsabilités m’ont rattrapée.
Fabien s’est fait agresser à la fermeture de l’épicerie. Sérieusement. Un coup sur la tête, un mois d’arrêt, et moi, en renfort derrière le comptoir. Force oblige. Fin de la récré. Fin de la fac. Fin de Bérénice-la-bachelière-en-devenir.
Adieu les neurones, bonjour les caisses de conserves et les tickets de caisse.
— Ainsi s’acheva ma courte vie estudiantine. Merci l’univers.
Mon petit Goulou était magnifique. Bon, il n’avait pas un poil sur le caillou, mais ça lui allait bien : le crâne parfaitement lisse, façon boule de billard. Puis, un jour, sous la lumière dorée d’un soleil printanier, un duvet orangé a fait son apparition. Et là… révélation capillaire.
Maman, qui m’accompagnait dans une visite du jardin, morte de rire, m’a balancé :
— Tu sais… j’ai bien regardé. En plein soleil, ses cils… ils sont orange ! Mais j’osais pas te le dire… C’est encore un coup du sort, ma pauvre fille !
Je l’ai regardée droit dans les yeux :
— Franchement, maman, je m’en fiche royalement.
Même pas je sais pourquoi je racontais ça. Une prémonition débile, sûrement.
Et entre nous… le plus drôle restait à venir.
J’ai eu trois enfants, avec deux papas différents. Devinez quoi ? Trois roux.
Oui, madame. Un tricycle. Un podium complet. Un feu d’artifice génétique.
Aujourd’hui, je ne voudrais pour rien au monde qu’ils soient autrement.
— Allez savoir… Un reste de superstitions idiotes.
De quoi devenir agnostique à force de conneries !
C’était devenu notre running gag. Une blague tendre entre ma mère et moi.
Elle comprenait ce que je planquais derrière ce genre de répliques : des peurs, des clichés, des fantômes.
Et elle les partageait avec moi, en rigolant.
On avait acheté un appart à une dizaine de kilomètres du village. Un petit coin tranquille, trop tranquille. Je n’allais plus à l’épicerie qu’une matinée par semaine, histoire de dépanner Fabien et de m’aérer l’esprit.
Bébé avait grandi, la maternelle avait pris le relais, et moi… je tournais en rond.
Dino bossait comme un damné, artisan jusqu’au bout des doigts, toujours sur la route, toujours en vadrouille.
Notre mariage ? Pas de drame. Pas de cris. Mais un éloignement qui s’étirait, fil après fil, comme un vieux pull qu’on détricote.
Il était pris par son boulot. Moi, ça m’arrangeait. On s’évitait avec élégance.

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