Chapitre 9: Là où tout pouvait (re)commencer
Heureusement, j’avais mes copains — toute une joyeuse bande — et surtout Anaïs.
Elle faisait son BTS, passait souvent à la maison, marraine officielle de mon fils et meilleure alliée morale toutes catégories confondues.
Elle sortait avec un musicien, guitariste de son état, rencontré par l’intermédiaire de mes amis. On formait une petite tribu artistique du dimanche.
Le soir, c’était discussions à bâtons rompus sur l’ésotérisme, la musique, la vie, l’au-delà… et la fameuse cigarette qui fait rire, celle qui rendait tout plus léger, plus drôle, plus créatif.
On avait même monté un groupe. Les filles chantaient, les gars grattouillaient, et moi, fidèle à moi-même, j’écrivais les paroles. Certaines me reviennent encore.
— J’ai des obsessions, moi, c’est rigolo :
Sur le téléviseur,
Quelle que soit l’heure,
L’image défile
Et toi, tu files…
Ta vie s’en va.
Oui, j’avais besoin de créer, de vibrer, de reprendre les rênes de mon foutu destin.
Un boulot de vacataire s’est présenté pile au bon moment : institut de sondages.
Le job rêvé pour moi. Pas de contrat béton, pas de hiérarchie oppressante : j’acceptais les missions quand je voulais. La liberté avec un grand L.
Je me retrouvais à arpenter la rue de la République, en plein cœur de Lyon, à interroger des passants au gré des enquêtes.
Avec mon bagout et mon instinct, je me régalais. C’était une vraie collection de spécimens humains : du cadre sup au SDF en errance. Je les écoutais tous avec la même curiosité vorace.
Dans le centre-ville, les anciens logements ouvriers avaient laissé place aux bureaux de notaires, banquiers et professions libérales. Les vrais habitants avaient été repoussés en périphérie, relégués à leurs faubourgs gris, pendant que les vitrines brillaient sous les enseignes de luxe.
Tous les matins, la foule débarquait du métro, compacte, affairée, tirée à quatre épingles ou traînant des baskets usées. Le soir, elle repartait vidée, lessivée, loin des dorures de la ville.
Souvent, à midi, je m’achetais un sandwich et j’allais le manger en douce dans le jardin intérieur de l’Hôtel-Dieu.
Un havre suspendu.
Un cocon de silence dans le vacarme.
Des instants d’éternité que je savourais comme une part de flan.
Parfois, une rencontre me marquait plus que d’autres.
Il y eut Ginette.
Une boule d’énergie, franc sourire, qui avait répondu à mon questionnaire sur le chocolat avec une gentillesse rare.
Elle se levait aux aurores pour faire des ménages à la gare de Perrache. Elle semblait heureuse. Et pourtant, quand je lui ai demandé si elle avait des enfants, ses yeux se sont brouillés :
— Oui… J’ai un fils. Ça fait longtemps que je l’ai pas vu… Excusez-moi, je suis ridicule, je pleure comme une gamine.
Elle s’est vite ressaisie, la voix cassée par les Gitanes.
— J’ai tout quitté pour l’élever. Et il s’est barré dès qu’il a pu. C’est la vie, hein ?
Je n’en ai pas su plus sur le moment.
Mais sa peine m’avait attrapée au ventre.
Alors, pour le questionnaire de retour, j’ai insisté pour la rappeler moi-même. C’était pas prévu, j’aurais dû déléguer, mais mon intuition me poussait à y aller.
Et elle m’a dit, toute joyeuse :
— Mon fils m’a téléphoné hier !
Pourquoi je m’étais attachée à elle ? Allez savoir.
Le hasard.
Le flair.
Ou un petit signe du destin.
Ginette, vous verrez, elle réapparaîtra plus tard sur mon chemin…
Mon mariage, lui, continuait à battre de l’aile, mais en sourdine. Pas de tempêtes, juste une météo de plus en plus grise. Dino, fidèle à lui-même, cavalait à droite, à gauche, téléphone greffé à l’oreille. Entre un vent trop fort et un chat de gouttière suspect, ses clients l’appelaient pour un oui ou pour un bip.
Le marché de l’alarme explosait. Les campagnes se bardèrent de sirènes et de détecteurs, chacun barricadant sa petite vie peinarde.
— La mixité sociale ? Vous repasserez. Chacun chez soi, les moutons seront bien gardés !
Il fonçait, la fleur au fusil, en sauveur moderne. Moi, je n’en pouvais plus.
J’avais besoin d’autre chose. D’un espace où respirer, inventer, rêver plus grand que la cuisine-salon-baignoire.
Mais voilà, monsieur, bien que compréhensif, n’imaginait pas sa femme en aventurière. Et pourtant, ce n’était pas faute d’avoir été prévenu.
Papa lui avait dit en rigolant :
— Bérénice, elle devrait ouvrir une boîte à idées ! Là, je te garantis qu’elle cartonnerait !
Et puis Claude est réapparu dans ma vie.
Un grand type bien mis, costume-cravate, la frimousse rassurante du commercial qui a roulé sa bosse sans perdre sa douceur. On s’était connus du temps de l’épicerie. Il faisait partie de ces gars planqués mais lucides, une blague au bord des lèvres et l’instinct affûté.
Il faisait bosser Dino comme électricien sur ses chantiers, et lui déléguait souvent le recrutement des autres corps de métier. Faut dire que Dino avait du réseau : des potes dans tous les coins, et le don pour mettre tout le monde à l’aise, du maçon au menuisier.
Un soir, on dînait chez Claude et sa femme, dans leur appart cossu de la presqu’île. À la fin du repas, entre le roquefort et le déca, il m’a balancé ça, l’air de rien :
— Le bistrot au rez-de-chaussée est à vendre. Si ça t’intéresse, je connais le proprio.
Et là, il me raconte…
Un bar fermé sur fond de trafics, de prostituées, de descentes de flics et d’impacts de balles dans la vitrine. Ambiance polar. Le genre d’endroit où même les souris déménagent.
— Le marchand de biens qui a racheté le lot, c’est du genre vieille France. Il sera hyper regardant sur le profil du repreneur. Mais toi, Bérénice, je pense que tu peux le convaincre. Tu fais propre.
Propre ? Moi ? J’ai failli m’étrangler de rire.
Mais pourquoi pas.
— Viens demain, vers midi. La porte du fond est à moitié défoncée, on pourra entrer.
Le lendemain, sous un soleil à griller les neurones, je me suis retrouvée dans une cour encaissée, au bout d’un long couloir étroit — une traboule comme Lyon en est truffé — où flottait une odeur d’humidité et de mystère. L’air était dense, le silence presque religieux. La lumière tombait en oblique, comme dans une église défroquée.
Au centre : un escalier en colimaçon du XVIe. Une sculpture en pierre vivante, polie par des siècles de va-et-vient, qui semblait me murmurer : « Bérénice, t’es chez toi. »
Deux portes. L’une, en bois vermoulu. L’autre, bouchée à la truelle, rafistolée à la va-vite. Au-dessus, un vasistas crasseux perçait le mur.
Claude, en mode Indiana Jones des rez-de-chaussée louches, a poussé la porte du coude. On s’est glissés dans une arrière-salle oubliée, un ancien entrepôt, pas une cave. Le sol en terre battue, les murs maculés de taches anciennes, un bric-à-brac d’objets laissés là comme des fantômes de commerce : casiers, cartons mous, bouteilles vides.
Et là, sous le vasistas, un mince rayon de lumière fendait l’obscurité et venait frapper une trappe en bois, posée au sol.
La poussière tourbillonnait dans ce rai lumineux. Un nuage de particules suspendues, dorées, flottantes. Comme un petit miracle païen. Le genre d’instant où le temps s’arrête. Où même les murs respirent.
Je suis restée figée.
Je voyais la salle du fond, déjà transformée. Cosy. Tamisée. Un repaire bohème.
Les murs ? Repeints mentalement.
L’humidité ? Devenue fraîcheur poétique.
Le silence ? Une promesse.
Claude a ouvert une autre porte. Derrière : une petite cour intérieure, enclavée, rongée, dégoulinante, sous une verrière fendue par les années.
Et là, j’ai su.
— Je vais créer un jardin au cœur de la ville !
C’est sorti tout seul.
— Le Patio ! Voilà. C’est comme ça qu’il s’appellera.
Claude a rigolé. Il me connaissait. Il savait que quand je tenais un fil, j’en faisais une pelote.
On a continué la visite. Dernière pièce : le bar. Frisette au mur, formica fatigué, odeur de cendrier froid et secrets trop lourds.
J’ai jeté un œil à la rue, par la grande vitrine criblée d’impacts :
— Je pige pas… Ça a l’air calme ici. Y’a même un bar-resto en face, non ?
— Le midi, c’est plein. Le soir, c’est une autre ambiance… Tu verras. C’est pas le Quartier Latin ici. Y’a du remous parfois. Moi-même, j’avoue, je flippe un peu en rentrant.
— Allons bon ! T’as vu Saint-Jean ? J’y ai traîné mes guêtres. Crois-moi, j’ai connu pire. Ici, ça ira. Et puis avec moi, ce sera plus pareil. Tu verras.
Je lui ai lancé un clin d’œil :
— Fais-moi confiance : si j’achète, je vais te nettoyer tout ça façon tornade blanche.
Claude a souri. Il savait que ce n’était pas du vent.
Je suis retournée au bureau, le cerveau en ébullition. J’avais besoin de raconter.
Mes collègues m’écoutaient entre deux relances téléphoniques, certaines avec envie, d’autres avec ce mélange de scepticisme et de lassitude propre aux gens qui n’osent plus rêver.
Sauf une. Olga.
Dix ans de plus que moi, la doyenne du groupe. Posée, solide, un peu discrète, mais toujours attentive. Elle bossait pour le plaisir, pas par nécessité. Son mari gagnait bien sa vie ; elle, elle s’offrait des extras humains.
À la pause, elle m’a prise à part :
— Tu sais, Bérénice, j’y pense depuis longtemps… J’aimerais bien, moi aussi, monter un petit commerce. Pourquoi pas s’associer ? On s’entend bien, non ?
Je l’ai regardée, un peu surprise.
— Ben oui… pourquoi pas ? Je vais y réfléchir.
Jusque-là, je comptais sur mes parts de l’épicerie, et la caution morale des parents. Mais une associée avec des garanties en plus, ça ne se refuse pas.
Et puis Olga avait ce calme carré, ce bon sens froid qui pouvait contrebalancer mes emballements.
Le soir même, j’ai décidé : banco.
Le lendemain, je l’ai embarquée. Elle voulait s’associer ? Qu’elle vienne voir le terrain.
On est arrivées devant la porte de la vieille traboule.
Et là, plantée devant comme une vigie : Bella.
Blonde platine façon diva insoumise, cuir noir intégral, corset lacé, talons vertigineux, crucifix énorme coincé dans le décolleté. Une apparition.
Elle nous a scannées tranquille, avant de sourire — un vrai rayon de soleil fardé.
— C’est vous que j’ai vues hier avec Claude ? Alors, peut-être les futures patronnes ? J’habite ici. On sera peut-être voisines…
Sa voix roulait comme du miel chaud, avec un accent du Sud à te faire oublier la pluie.
— Vous avez une idée du prix ? j’ai demandé.
Elle a levé les yeux au ciel :
— Ah non, moi je suis pas dans les petits papiers du proprio. Mais bon, si ça doit se faire… ça se fera.
Elle a serré son crucifix comme une ligne de vie :
— Moi, je suis croyante. On ne décide de rien.
Je n’ai pas insisté. Mon instinct me soufflait : respecte-la, et passe ton chemin.
Olga, elle, coinçait sec. Je lui ai lancé un regard :
— T’inquiète. C’est le décor. Faut juste traverser.
On s’est engouffrées dans le couloir. Long, étroit, avec une lumière fuyante. L’air était chargé. De silences, d’histoires, de possibles.
Et au bout, ma fameuse cour.
Représentante du miracle de mon nouvel essor.
Un rectangle pavé, cerclé de murs fatigués, mais chargé d’intuition.
Je regardais avec le ventre. Il y avait là quelque chose. Une paix. Une fraîcheur. Un souffle.
Je me suis tournée vers Olga :
— Tu le sens ?
Elle, toujours rationnelle, plissait le nez :
— Je sens surtout que c’est humide et qu’on voit rien.
Moi, j’avais déjà compris.
C’était pas à voir.
C’était à capter.
Le lieu n’était pas prêt à tout montrer, mais il avait entrouvert une porte.
Cela me suffisait.
Pour la dégourdir un peu — et lui laisser le temps de digérer l’ambiance — je l’ai emmenée prendre un verre dans le bar d'en face. Mobilier en inox et plastique dur, terrasse bien rangée, il se voulait branché à la sauce du moment. C’était net, citadin, un peu froid. Pas de chichis. Pas de folklore. On y buvait son café sans poser trop de questions.
On s’est assises.
Le soleil déclinait. La lumière glissait doucement sur les pavés.
Les odeurs de frites, de déodorant bon marché et de fin de journée flottaient autour de nous.
Moi, ni une ni deux, je lui ai tout raconté : l’historique du lieu, les impacts de balle, le proprio méfiant, les voisines prostituées.
Elle m’écoutait, les yeux grands ouverts, la bouche un peu serrée.
La patronne, Josiane — brushing peroxydé, liner XXL, sourire rusé — est arrivée avec deux cafés.
Une vraie du coin. Pas méchante, pas naïve.
Juste aux aguets, comme toute bonne commerçante de centre-ville.
Elle s’est penchée vers moi, œil pétillant :
— Alors, vous êtes intéressées ? Je vous ai vues hier derrière la vitrine... Ça va faire du bien, un peu de neuf dans le quartier !
J’ai levé les yeux au ciel, mi-amusée, mi-résignée :
— Je croyais fuir les commérages. C’est pire qu’au village !
Elle a rigolé, puis baissé la voix.
Mon regard s’est porté naturellement vers le porche d’à côté.
Deux prostituées étaient là, en poste. Immobiles, presque invisibles.
Elles faisaient partie du paysage.
Je leur ai souri. Elles m’ont rendu un hochement de tête.
Un geste de reconnaissance, sans mots, sans fard.
Olga, elle, s’est ratatinée sur sa chaise.
— Y’a plein de putes, m’a-t-elle soufflé. J’en ai vu une entrer dans le couloir avec un client… juste là, à côté du bar !
J’ai pouffé, incapable de me retenir.
— Olga ! Bienvenue à Lyon. Ici, on vit les uns à côté des autres. On n’étiquette pas.
Et franchement… pour l’emplacement, tu trouveras pas mieux.
Elle m’a regardée, comme si elle hésitait entre la fuite et l’admiration.
Mais moi, j’étais déjà loin.
Dans mon film.
Dans mon décor.
Et Fourvière, là-haut, au fond de la rue, comme un phare.
Le propriétaire m’a reçue dans un bureau comme je n’en avais jamais vu : lambris foncé, fauteuil en cuir, odeur de vieux cigare et de placements sûrs.
Un notable à l’ancienne. Costume trois pièces, regard aiguisé, poignée de main qui fait claquer les os.
Il m’a laissée dérouler mon projet.
Posé quelques questions sur ma famille pour la forme — il avait visiblement fait ses devoirs.
Quand j’ai parlé d’Olga, il a relevé un sourcil :
— Elle est de la région ?
— Non. Elle est polonaise.
Il a soufflé par le nez. Pas hostile. Juste... méfiant.
— Vous comprenez, après ce que j’ai vécu avec le précédent locataire…
Et là, il m’a refait le feuilleton noir du quartier :
Le bar transformé en planque douteuse. Les loyers impayés. Les descentes de police. Les balles dans la vitrine. Les bombes lacrymo. La totale.
— Vous comprenez que je sois prudent. Ce genre de situations, c’est toujours… avec les mêmes.
Je l’ai regardé droit dans les yeux :
— Olga est irréprochable. Moi aussi. Vous pouvez demander nos casiers judiciaires si ça vous amuse.
Il a hoché la tête. Soulagé. Pas un mot d’excuse pour la petite dérive racistoïde, bien sûr.
Mais au final… il a accepté.
Et mieux encore : il nous a cédé le fonds de commerce pour une bouchée de pain. Les étoiles étaient alignées.
Il a demandé dix jours avant la signature, le temps de remettre un peu d’ordre dans les lieux.
Pas sûr qu’il savait que j’avais fait un petit tour du propriétaire en catimini.
Je voyais déjà tout. Les murs repeints, les suspensions tamisées, les étagères pleines de bouteilles et d’idées. Dans ma tête, ça bougeait, ça chauffait, ça vibrait. Les rires ricochaient sur les vitres, les odeurs de vin chaud se mêlaient aux voix, et même les coins sombres semblaient respirer un avenir plus doux.
J’avais une carte maîtresse : Dino et sa bande d’artisans, prêts à dégainer les perceuses, les pots de peinture, les idées à la minute. On avait un petit budget, juste ce qu’il fallait, mais on avait du bras, du cœur, et de quoi faire tenir un rêve avec trois bouts de ficelle. Quand je voulais quelque chose, je devenais persuasive comme un ouragan. Et tout le monde finissait par suivre.
Je projetais ma réalité comme d’autres montent un décor de théâtre : un éclat d’humour pour repeindre les doutes, un coup de lumière pour calmer les ombres, et un pinceau de tendresse pour les finitions. Ce n’était pas un simple bistrot que j’imaginais. C’était une scène. Un lieu vivant. Un endroit où on vient boire un verre, oui, mais aussi déposer un peu de soi. Un repaire pour les cabossés, les bavards, les rêveurs — et les silencieux, aussi.
J’avais peut-être ni diplôme, ni capital, mais j’avais l’instinct. Et lui, il ne me faisait jamais défaut. Dès que je posais le pied dans cet endroit, tout se mettait à vibrer. Les murs devenaient parlants, les cloisons se déplaçaient dans ma tête comme des éléments de décor qu’on réinvente selon l’heure et la lumière. Je marchais dedans comme dans un futur possible, déjà prêt à éclore.
Olga, elle, freinait encore. Elle regardait autour comme si elle cherchait la sortie de secours. Mais je savais qu’elle reconnaissait cette énergie-là. Le feu. Celui qu’on a au ventre quand on sait que c’est maintenant ou jamais. Celui qui te fait passer au-dessus des statistiques, des conseils pleins de prudence, des « tu n’y arriveras pas ».
Je plaçais déjà les tables. Je visualisais les verres qui s’entrechoquent, les rires qui s’accrochent aux murs, les confidences qui s’effilochent sur les nappes imaginaires. Je respirais d’avance ce mélange d’huile chaude, de vin rouge, de voix mêlées et de musique basse. Ce bar, c’était mon virage. Un passage. Un endroit pour me réinventer.
Et puis Bella est réapparue. Même cuir, même silhouette plantée dans l’ombre du couloir, même crucifix en plein cœur, comme un talisman gothique. Elle nous observait de loin, adossée à la porte, avec son calme de vieille lionne.
— Alors, c’est bon ? Le vieux bourge vous le laisse ?
J’ai hoché la tête avec un sourire.
Elle a croisé les bras, le regard tranquille, presque tendre.
— J’vous l’avais dit : si c’est pour vous, ça se fera.
Pas une once de jalousie. Pas de théâtralité non plus. Juste une espèce de fidélité au quartier, à sa mémoire, à ce que ce lieu avait déjà vu passer et à ce qu’il pouvait encore contenir. On s’est échangé un simple sourire. C’était suffisant. Un pacte sans mots, entre femmes qui savent.
Olga restait en retrait. Elle observait, droite mais tendue, comme une passagère qui hésite encore à monter à bord. Alors je l’ai entraînée à nouveau dans la rue d’en face.
On avait pris nos petites habitudes dans le troquet de Josiane. On faisait le point, assises en terrasse au milieu des habitués à voix rauque et rires gras.
Josiane, fidèle à elle-même, nous questionnait l’air de rien :
— Ça avance, votre affaire ?
Elle sentait la concurrence arriver. Je sentais un petit parfum d’inquiétude dans son ton.
Depuis un petit moment, elle était un peu la reine du coin, l’endroit où tout venait se concentrer.
Forcément, notre arrivée la perturbait : la physionomie du quartier allait changer.
Mon regard s’est porté vers le porche.
Sous le porche, les prostituées étaient toujours là. En pause. En veille. En service. Elles étaient comme des statues vivantes, sculptées par la routine et le silence. Je les ai regardées un moment, sans gêne, sans pruderie. Pas par voyeurisme. Par reconnaissance. Depuis toujours, ce monde-là me frôlait sans m’avaler. Depuis l’enfance, je sentais ce fil : la rue, les femmes jugées, effacées, invisibles. Et pourtant bien là.
Olga s’est penchée, l’air troublée.
— Tu les vois ? Elles font carrément leurs passes à côté du bar…
J’ai haussé les épaules, calmement.
— C’est pas un problème. Ce sont des voisines, voilà tout. On est dans le quartier chaud, elles font partie du décor.
Et puis… c’est pas avec elles qu’on aura des embrouilles.
Tu connais la posture des trois singes de la sagesse : on n’a qu’à s’y tenir.
Elle a baissé les yeux. Je savais que ça remuait là-dedans. Que ça cogitait fort.
Mais moi, je n’avais plus peur.
Tout était là : la ville, l’histoire, les risques, la poussière, les regards, la lumière en biais.
Et Fourvière, là-bas, perchée au bout de la rue, dans l’or du soir, sa Vierge nimbée d’une poussière dorée qui flottait comme une auréole discrète.
Je l’ai regardée longtemps.
Et je me suis dit, comme une prière sans prêtre :
— Allez Bérénice… cette fois, tu tiens quelque chose.

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