chapitre 10 : Le Priape, ou l’érection d’un rêve

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Je ne dormais plus. Pas par angoisse, non. Par effervescence. J’avais un lieu, un projet, une associée, un vieux proprio sur les dents, et des artisans dans les starting-blocks. Bref, j’avais tout, sauf le mode d’emploi.
Le matin, je me réveillais avant même le réveil, le cerveau déjà branché sur 220 volts. La moindre tasse de café devenait une réunion stratégique, chaque serviette en papier un brouillon de plan de salle.

Olga, elle, avançait à petits pas, prudente. Mais je sentais qu’elle commençait à se prendre au jeu. Elle m’écoutait avec attention, notait, proposait. Elle avait ce calme qui me manquait — et parfois, c’était salutaire.

Mais faut pas se mentir : le quartier, lui, nous regardait encore de travers. Les gens ne disaient rien… mais tout le monde savait. L’ancien bar, les descentes de flics, les hurlements, les impacts de balles, les “filles” sous le porche…
Et puis, deux nanas qui reprennent l’affaire, dont une venue de Pologne… ça faisait jaser.

Mais moi, je m’en fichais. Ça faisait longtemps que j’avais appris à composer avec les rumeurs. Ce qui comptait, c’était le cap.

Travaillant à deux pas du futur resto, Olga et moi avions élu domicile chez Josiane. Pause dej, verres du soir, parfois même petit café du matin… on y campait comme deux espionnes en planque, histoire de humer l’air du quartier et d’en décrypter les codes.
On apprenait vite, en immersion totale : l’humour des piliers de bar, le bruit de fond des commérages, les regards en coin… et ce petit silence pesant dès qu’on entrait dans le champ de vision de certains.

Globalement, notre arrivée était plutôt bien accueillie.
Sauf deux ou trois commerçants qui, vexés de s’être fait souffler le local, nous lançaient des œillades glacées. Le genre de types à se prendre pour les maires du trottoir, frustrés de ne pas avoir été consultés.

— Qu’ils aillent au diable, ai-je dit un soir, en sirotant un Perrier citron. On n’aura pas besoin d’eux.

Les filles, attirées par la nouveauté comme les pies par ce qui brille, se rapprochaient. À pas feutrés, mais œil vif, elles venaient picorer des infos, l’air de rien, entre deux bouffées de menthol et un clin d’œil mouillé de mascara.
Elles jacassaient dans un sabir chantant, mélange de soleil, de gouaille marseillaise et de verlan lyonnais. Ça roulait les “r” et ça cassait du sucre sur tout ce qui passait.
Elles étaient marrantes, parfois touchantes — et surtout très contentes de la disparition de l’ancien tenancier, qu’elles appelaient “le fêlé” ou “le chien galeux”, c’est dire.

Elles nous offraient des verres, nous gratifiaient de leurs meilleurs sourires, bénissaient le ciel d’avoir envoyé deux nanas pour changer l’air du quartier.
Moi, pas dupe. Je souriais, je trinquais, mais je gardais mes distances.
Dans la jungle, faut savoir saluer la lionne sans lui tourner le dos.

Et plus je les observais, plus je comprenais que ce petit monde en apparence uni fonctionnait par clans invisibles.
Il y avait les Reines-Mères, postées dès dix heures sur leurs bouts de trottoirs comme des vigies en talons plats.
La cinquantaine bien tassée, voix rauques, mains sur les hanches, elles faisaient partie du décor depuis si longtemps qu’on aurait juré qu’elles avaient poussé là, entre deux pavés.

Affranchies, comme elles disaient fièrement.
Elles bossaient pour elles, habitaient leurs propres apparts, choisissaient leurs clients, et surtout, ne pratiquaient pas “l’abattage”.
Le quartier, c’était leur royaume. Elles en connaissaient chaque interstice, chaque interphone, chaque regard louche.
Elles s’interpellaient d’un trottoir à l’autre avec leurs accents ensoleillés, entre deux “ma chérie” et trois allusions croustillantes. Toujours un mot pour les commerçants, les employés, les gamins du coin.

Leur surveillance était constante, bienveillante… et redoutable.
Elles réglaient le trafic à l’œil, sans oreillettes, ni sirènes.

Et puis, dès la fin d’après-midi, elles cédaient le terrain à la relève. Un autre genre.
Des jeunettes maquillées à la truelle, jupes ras-la-fesse et langage fleuri.
Elles venaient d’ailleurs, parlaient fort, allaient vite.
Elles n’avaient ni les clés du quartier, ni les codes, ni les égards. Juste des clients pressés.
C’était une autre musique. Plus rapide, plus vulgaire, plus rentable.
Les passes s’enchaînaient dans des meublés pas très nets. Le va-et-vient donnait presque le tournis.

En apparence, tout ce monde cohabitait gentiment.
Mais à l’oreille, on sentait bien qu’un vent mauvais soufflait sous les perruques.
Les anciennes grondaient à demi-mot :
— Avant, au moins, y’avait du respect. Les caïds étaient des Messieurs. Y’avait des règles. C’était pas ces p’tits cons armés jusqu’aux dents pour trois billets…

Tout changeait. Le quartier basculait, les souteneurs d’hier partaient vers d’autres trafics plus discrets.
Les filles nouvelles venaient vendre de la chair fraîche, parfois même du shit.
C’était la loi du rendement.
Trop lent, trop vieux, trop cassé ? Remplacé sur-le-champ. Comme une pièce détachée.

Mais elles n’étaient pas idiotes, ces femmes.
Elles avaient compris que nous aussi, Olga et moi, on formait un duo contrasté.
Elles nous parlaient à chacune dans des tonalités bien différentes.
Elles sentaient d’instinct à qui s’adresser, et comment.

Avec moi, elles jouaient cartes sur table.
Elles me parlaient chantier, avenir, clientèle, en me glissant à demi-mots que, si je voulais, elles pourraient me “filer un coup de pouce”.
Un bon mot pour la clientèle, un œil sur la rue, un peu de com’ à leur manière…

Avec Olga, c’était autre chose.
Elles la sentaient fragile derrière son brushing carré et son air pincé.
Alors elles minaudaient, flattaient, jouaient les coachs en glamour :
— Tu verras, ma belle, ici, faut savoir se faire respecter… mais faut pas négliger le petit décolleté non plus, hein ?

Olga adorait.
Elle se laissait arroser de coupettes, buvait leurs histoires à grandes goulées, fascinée par ce monde interlope, un peu dangereux, très pailleté.
Elles, de leur côté, rivalisaient de récits.
À qui avait le client le plus friqué, la plus grosse chaîne en or, le plus beau break allemand garé en double file.

Moi, pendant ce temps, j’étais ailleurs.
Chignon foutraque, tenue bohème, une mèche de travers et l’esprit en éveil.
Je posais des questions, repérais les failles du bâtiment, évaluais le budget.

La séduction ? Très peu pour moi.
Je connaissais les règles du jeu, et je savais que, sur leur terrain, je ne ferais jamais le poids.
Alors je restais sur le mien.

Et pendant qu’Olga se faisait servir sans jamais remettre sa tournée, je notais déjà un truc qui clochait.
— Radine et glandeuse, ça va me coûter cher, cette association…

Moi, par principe, je payais toujours ma part.
Je voulais qu’on sache que je n’étais pas achetable. Ni une cliente, ni une copine, ni une fille facile.
Juste une nana droite, qui bosse, et qui veut que ça marche.

Trois semaines, voire quatre, à piétiner.
À attendre que le bail soit signé, que les clés tombent, que le rêve devienne un chantier.

Et enfin, ce jour-là, on y est.
Le local est vide, propre, la chape de béton toute fraîche a recouvert l’arrière-salle.
En passant, je remarque que la trappe entrevue à la première visite a disparu. Étrange.
Mais je n’ai pas le temps de m’attarder. Là, tout de suite, il y a des priorités plus urgentes que la chasse aux mystères.
Comme ce foutu budget, par exemple. Explosé. Il faut tout refaire, du sol au plafond.

Et bien sûr, Dino, mon ex, m’a lâchée.

Notre histoire était à la ramasse depuis des lustres.
J’ai rencontré Gérald un soir de fête, et j’ai senti que c’était le moment de tourner la page.
J’ai tout dit à Dino. Par honnêteté. Pas pour lui faire du mal, juste pour poser les choses à plat.
Mauvaise pioche. Touché dans son orgueil, monsieur a décrété qu’il ne m’aiderait plus.
Plus de coup de main, plus de potes du bâtiment, plus rien. Rideau.

Olga, furax, m’est tombée dessus :
— Non mais t’aurais pas pu attendre ? À cause de toi, on est dans la merde !
— T’inquiète, que je lui dis. Je vais gérer.
— Gérer ? J’suis pas manuelle pour deux sous, moi ! Compte pas trop sur moi…

Ah ça, j’ai bien compris ce jour-là que j’avais signé pour plus qu’un bail commercial.
J’avais embarqué un sacré numéro.
Radine, égoïste, feignasse. J’avais décroché le gros lot.
Mais au moins, je pouvais encore me regarder dans une glace sans baisser les yeux.
J’étais franche, droite, pas une profiteuse.

Alors, bon an mal an, j’ai retroussé mes manches.
Je me suis métamorphosée en homme de chantier.
Combinaison, poussière, marteau-piqueur et jurons en série.

Avec Christian, le copain de ma sœur, on a tout démonté : cloisons vermoulues, frisette orange années 70, carrelage collant comme un vieux bonbon.
Et sous les couches de cache-misère, miracle : de magnifiques pierres dorées.
Sabler, brosser, gratter. C’était long, salissant, mais beau.
Le lieu reprenait vie sous nos mains.

Christian, méthodique, un brin perfectionniste, prenait son rôle de maître d’œuvre à cœur.
Moi, j’apprenais à manier la disqueuse comme d’autres apprennent la clarinette.
Ça vibrait, ça cognait, ça avançait.

Pendant ce temps, Olga débarquait en tailleur impeccable.
Le petit sac à main assorti, le brushing figé, et le regard inspecteur :
— Alors, ça avance ? Oh là là, quel bazar… moi j’oserais pas !

Et hop, elle s’éclipsait, laissant derrière elle un petit nuage de parfum sucré.
Elle revenait une heure plus tard, corsage un peu plus décolleté, pour tester son “relationnel client”.
Gloussements forcés, œillades mièvres et grands sourires aux messieurs du coin.

Nos copines du trottoir commençaient à tiquer et me lançaient quelques réflexions :
— Elle se prend pour qui, ta copine ?
— Elle fout rien, elle minaude… c’est ça, ton associée ?
— Et puis, ses clopes dorées là, pour qui elle se la joue ?

Dès qu’elle avait le dos tourné, c’était le bal des commentaires.
Et moi, je restais vague, gênée, un peu honteuse.
Je disais qu’on s’était réparti les rôles, que c’était convenu comme ça.
Mais en vrai, je savais. Je m’étais plantée.
Encore une fois trop gentille, trop optimiste, trop confiante.
J’avais signé pour un duo.
Et je me retrouvais à jouer en solo, avec le micro, le décor, les galères… et la diva qui ne montait jamais sur scène.

Les cheveux en bataille, couverte de plâtre et de sciure, je retrouvais Olga à la terrasse d’en face, celle de Josiane.
Elle y buvait son petit café, l’air dégagé, comme si de rien n’était.
Moi, j’avais les bras en compote et la poussière jusque dans le soutien-gorge.

Le quartier, lui, commençait à prendre parti.
Josiane et son mari ? Plutôt team Olga.
Elle avait ses entrées, sa petite voix posée, ses manières.
Avec moi, c’était plus tiède.
J’entendais bien les sous-entendus, les sourires en coin.
Les formules toutes faites qu’on balance pour mieux vous tenir à distance :
— Oh mais vous êtes super, les filles ! Le soleil brille pour tout le monde, hein !
Tu parles… Ce qu’elle craignait surtout, la Josiane, c’était la concurrence.
Et comme je ne me laissais pas endormir par ses minauderies de commerçante rouée, elle ne savait pas sur quel pied danser.
Mais ce qu’elle ignorait, c’est que moi aussi, j’avais mes informatrices.
Et pas des moindres.

Un jour, au chantier, une femme s’approche.
Grande, brune, charismatique. Elle me sourit.
Je la reconnais aussitôt : c’est elle.
La femme que j’avais rencontrée pendant mes enquêtes.
Celle qui m’avait bouleversée sans que je comprenne pourquoi.
Aussitôt elle invective les filles installées à la terrasse en face :
— Ah mais c’est ma copine ! Les filles, je vous le dis, elle est super gentille.
Avec elle, ça va changer. C’est quelqu’un de bien !

Elle m’embrasse comme du bon pain, devant tout le monde.
Et là, tout bascule.
Je sens la température du quartier monter d’un cran — dans le bon sens.
Elle s’appelle Gigi, et c’est l’une des figures du coin.
Avec elle dans ma poche, je sais que je ne crains plus rien côté trottoir.

Gigi, c’était pas une fille. C’était une femme. Une présence. Une voix. Une histoire en talons.
Elle passait régulièrement me voir sur le chantier, sans faire de chichis, avec une bienveillance sans mièvrerie.
Et peu à peu, entre deux clopes et trois éclats de rire, elle s’est livrée.
Parisienne d’origine. Fille d’un quartier et d’une lignée modeste.
À 21 ans, elle avait repris les rênes de la famille après la mort de son père. Chauffeur de taxi — la première femme à le faire à Paris, disait-elle fièrement.
Puis les virées nocturnes, les boîtes, le champagne, la vie qui brille.
Et un homme. Un faux antiquaire, vrai manipulateur, qui l’avait embarquée dans la grande illusion.
Palaces, casinos… puis le robinet se ferme.
Il lui souffle qu’avec sa beauté, elle peut continuer à vivre ainsi.
Elle a dit oui. D’abord les clients triés sur le volet.
Puis un enfant. Un déménagement à Lyon.

Lui, passait de temps en temps — un dur, un taiseux.
Il faisait partie du SAC, ce fameux Service d’Action Civique, la milice de De Gaulle.
Un réseau officieux, entre anciens résistants, pro-Algérie française, et truands recyclés.
Une toile d’araignée qui couvrait tout et n’était responsable de rien.
Tant que ça ne gênait pas le pouvoir, ça passait.

Lui, il est mort au début des années 80.
Gigi, elle, a raccroché les bas résilles pour s’occuper proprement de son fils.
Elle a fait des ménages, quelques gardes du corps pour ses anciennes collègues, quand il fallait calmer les ardeurs d’un client trop collant.

Et moi, évidemment, je n’ai pas pu m’empêcher de lui parler de Marie.
Ma tante. La disparue. Celle dont le nom planait au-dessus de tout ça.
Je lui ai raconté ce que je savais.

Elle a cligné des yeux. Silence.
Puis, doucement :
— Je vois vaguement qui c’était… mais écoute, si tu veux un conseil : n’en parle pas.
Dans le quartier, on n’aime pas les fouineurs. On ne sait jamais sur qui on tombe.
Et en ce moment, tout le monde s’espionne. Les flics veulent faire le ménage.
C’est la fin d’un monde.

Et moi, là, entre les gravats, les odeurs de peinture, Olga qui minaude et Gigi qui murmure, je sentais que le passé me rattrapait.

Je n’avais rien cherché. Mais tout s’était mis en place malgré moi.
J’étais sur les traces de ma tante.
Et cette fois, impossible de faire marche arrière.

L’enseigne a été posée la veille de l’ouverture.
Des lettres bien grasses, bien lumineuses, rouges comme un coquelicot en rut :
Le Priape.
J’étais hilare. Et un brin nerveuse.

Car, voyez-vous, tout ça partait d’un malentendu.
Un joli malentendu, comme je les collectionne.

Quand ma tante Mimi m’avait demandé le nom du resto pour les statuts, j’avais dit, sûre de moi :
— Le Patio. C’est joli, non ? Un jardin, un havre de paix…
— Déjà pris, m’a-t-elle répondu. Trouve autre chose.
J’étais à cran, rien ne venait.
— Donne-moi un dictionnaire. Je veux un mot en P, qui fasse penser à un jardin.

Je l’ouvre, je feuillette… et bingo : Priape.
Un dieu grec, protecteur des jardins et des troupeaux. Banco.
C’est bucolique, c’est antique, c’est parfait.

Sauf que non.

Quelques jours plus tard, je croise Claude, mon pote du dessus.
— Alors, bientôt l’ouverture ?
— Oui, ça va s’appeler Le Priape.
Il me regarde médusé. Un silence.
Puis un éclat de rire monumental.
— T’as pas fait ça ? T’es sérieuse ?
— Ben quoi ? C’est un dieu grec.
— Oui, un dieu ithyphallique. Tu sais ce que c’est ?
— …

Je file chercher un dico. Et là :
“Priape, dieu à l’érection perpétuelle, reconnaissable à son sexe gigantesque.”
Voilà. J’avais ouvert un resto dans un quartier de prostituées…
et j’avais choisi comme nom une érection divine.
La classe !

L’inauguration a eu lieu le premier septembre.
On faisait resto le midi, bar le soir. Olga gérait les horaires comme une gouvernante suisse. Moi, j’étais dans le feu de l’action. Et surtout, j’avais trouvé mon premier cuisinier : Ludo. Vingt ans à peine. Blond bouclé. Des yeux bleus comme les plages de Sardaigne. Un enthousiasme à déplacer des casseroles et des montagnes. Il lisait ses bouquins de cuisine comme des romans d’espionnage. Chaque jour une nouvelle idée, un plat expérimental. Et des hauts et des bas à vous filer le tournis.

Le lundi : bœuf bourguignon fondant, sauce brillante, bouquet garni comme au concours Lépine.
Le mardi : côte de porc livide, légumes mous, et jus de cuisson façon flotte de vaisselle.
Mais les habitués ne disaient rien. Ils revenaient. Peut-être pour la cuisine, peut-être pour l’ambiance. Ou pour voir jusqu’où Ludo oserait aller dans l’audace culinaire.

Moi, j’étais aux anges. J’avais mon resto. Mon indépendance. Mon monde.
Olga et moi, pour le moment, on ne se marchait pas sur les pieds. Je gérais les menus, les courses, la logistique. Elle faisait acte de présence pour le service du midi, ce qui, chez elle, relevait déjà de l’effort.
Et le Priape, contre toute attente, commençait à se faire un nom.

À huit heures pétantes, c’était levée de rideau. Mais pas pour le théâtre. Pour ma scène à moi : le Priape, ouverture sur le monde — ou du moins, sur la rue.
Et mes premières clientes arrivaient en escadrille, sacs à main en bandoulière, talons pressés, regards mi-collés mi-coquets.
Non, ce n’étaient pas les filles du trottoir. Celles-là venaient plus tard.
Moi, j’avais les autres femmes, celles qui bossaient en ville, qui se levaient tôt, qui prenaient le métro, le bus, les embouteillages en plein foie.
Des vendeuses, des secrétaires, des coiffeuses, des habilleuses de vitrines, des déshabilleuses de clients.
Et toutes, peu à peu, avaient adopté le Priape comme leur QG du matin.
Un endroit où on ne vous regardait pas de travers parce que vous commandiez un double expresso avec un pain au chocolat.
Un endroit où ça sentait le frais, le vrai, le café-filtre et les croissants pas tout à fait réguliers.
C’était chaleureux. Un peu bohème. À mon image. Je me sentais super bien avec ces nanas bosseuses, courageuses. On se ressemblait…

Il faut dire que la politique de la ville avait « nettoyé » le centre de Lyon — comprendre : évacué la « populace », comme ils disent.
Le nouveau maire voulait une ville propre, nickel chrome, à ambition présidentielle. Résultat : le centre s’était embourgeoisé.
Et dans cette mutation galopante, il y avait des codes. Surtout chez les femmes.

Ma clientèle du matin, c’était deux mondes qui s’observaient du coin de l’œil, un peu comme des lionnes s’approchant de la même flaque d’eau.
D’un côté, les vendeuses de luxe. Silhouette impeccable. Manucure soignée. Tailleur à 500 balles prêté par le magasin.
Elles respiraient le chic — ou du moins, l’odeur du parfum qu’on leur avait pschitté pour la journée.
De l’autre, les employées des boutiques à petits prix. Pimkie, Camaïeu, Bata.
Le mascara coulait parfois. Les jupes étaient trop longues ou trop courtes.
Mais elles avaient la gouaille, le franc-parler, la débrouille.

Au début, ça se regardait en chiens de faïence. Personne ne se disait bonjour, chacun son tabouret, chacune son clan.
Et moi, là au milieu, je regardais ce théâtre social se jouer avec gourmandise.
Je savais qu’elles allaient finir par se parler. Je mettais tout en œuvre pour cela.
Pas question de laisser s’installer une guerre de territoires dans ma maison.

Je n’ai pas mis longtemps à aplanir le terrain.
Un sourire par-ci, une petite attention par-là, une poignée de main au bon moment, un mot pour chacune — la diplomatie du café au comptoir.

En deux semaines, c’était plié : les vendeuses chic et les secrétaires à baskets s’embrassaient comme du bon pain,
se racontaient leurs clients pénibles, leurs collègues mal lunés, et leurs histoires de mec plus ou moins foireux.
Elles étaient des femmes modernes, tout simplement, avec les mêmes joies et peines…

À neuf heures, ça jacassait comme à la récré.
À neuf heures cinq, ça courait en grommelant :
— Merde, je vais être en retard, bisous les filles !
— File, file ! Tu lui diras que c’est la faute du Priape !

Je les adorais.
Elles m’appelaient par mon prénom, parfois même m’embrassaient.
Elles m’apportaient des petits trucs — un bracelet, une carte postale, un sachet de lavande.
C’était touchant.

Et puis, il faut dire que dans ce quartier, une femme qui tenait un bar-resto, toute seule ou presque, ça en imposait.
J’étais leur repère. Leur refuge. Elles étaient les miennes.
On formait une sorte de sororité matinale, une armée de l’aube, pleine de rêves, de rage, de fard à paupières mal étalé et de rires trop forts.

Le reste du quartier regardait ça avec un œil mi-amusé, mi-inquiet.
Les hommes, eux, restaient planqués en face, accoudés au comptoir de Josiane, la concurrente d’en face, mi-tenancière, mi-mère supérieure.
Ils tournaient la tête comme des veaux regardant passer un TGV chaque fois qu’une belle fille entrait chez moi.
Parfois l’un d’eux s’aventurait, en mode coq dans la basse-cour.
Mais très vite, il repartait, queue basse et sourire pincé, se faire cajoler par Josiane et ses blagues de pilier de comptoir.

— Elles te font pas de cadeaux, hein ?
— Faut les mériter, les cadeaux, mon grand.

J’en avais quelques-uns, des clients hommes : commerçants, artisans, poseurs de faux plafonds ou de vérités toutes faites.
Ils venaient en fin de matinée, apéro à la main, parler boulot, politique, foot, toujours un ton au-dessus, comme s’ils jouaient à qui a la plus grosse — opinion.

— Tu les entends ? Ils me pompent l’air avec leurs blagues à deux balles.

Je nettoyais le zinc en silence, la rage douce au ventre.
Les vrais hommes, les délicats, les sensibles, les rigolos — ceux-là ne parlaient pas si fort.
Et les autres, je les laissais se noyer dans leur bière tiède.

À onze heures, Olga faisait son entrée.
Pas en courant, non. En glissant. Tailleur repassé, talons discrets, brushing léger.
Elle prenait possession des tables comme une hôtesse de l’air en fin de formation.
Les sourires étaient là, un peu figés, un peu surjoués.
Elle installait les couverts, ajustait les serviettes en papier comme si elle manipulait de la soie sauvage.

Moi, je filais dans la deuxième salle pour en faire autant.
Un œil sur Ludo, un œil sur les casseroles.
On échangeait deux mots, une blague, une clope dans la courette (interdite d’accès, mais chut !), et le grand bal du midi pouvait commencer.

À midi pile, ça déboulait.
Soixante-dix personnes, ventre à l’air, assiettes en main, se jetaient sur le buffet de crudités à volonté — ma brillante idée du moment.
Le plat du jour suivait, classique, sans chichis : bourguignon, rôti, poisson du vendredi.
Bon, pas tous les jours parfait — surtout quand Ludo expérimentait une de ses lubies à la crème de framboise ou aux algues séchées.
Mais dans l’ensemble, on s’en sortait haut la main.

La salle vibrait comme un bistrot de comédie musicale.
Des assiettes qui valsaient, des rires en rafale, des “eh, t’as vu la queue ?” au buffet, et des “tu peux me resservir du gratin ?” chantés à tue-tête.

J’étais partout. Et heureuse. J’avais réussi.
Ça marchait du tonnerre de Dieu !
Ce resto, c’était mon bébé. Mon terrain de jeu. Ma revanche.

Olga et moi, on ne se marchait pas sur les pieds.
Elle tenait son poste, gloussait un peu trop auprès de certains clients masculins, mais bon.
Le service était assuré. Le tiroir-caisse chantait. Et moi, je flottais.

Entre Rhône et Saône, mon petit établissement avait trouvé sa place.
Entre les deux collines de Lyon — celle qui prie et celle qui travaille —, j’avais creusé mon sillon.
Pas dans le marbre. Pas dans l’histoire officielle. Mais dans le cœur de ce quartier plein de contrastes, qui me renvoyait, chaque jour, l’écho du chemin parcouru.

Je n’étais plus seulement la fille de, la petite-fille de, la descendante de secrets et de silences.
J’étais Bérénice.
Et pour une fois, je tenais le haut de l’affiche ... mais pour combien de temps ?

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