Scène 9

8 minutes de lecture

Le téléphone d’Anna sonne, personne ne répond. Alice surgit du couloir, hors d’elle.

ALICE

Cette pétasse a vomi sur une de mes toiles !

THOMAS

Sérieusement ? Laquelle ?

ALICE

Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? On ne vomit pas sur les tableaux des autres !

ADRIEN

Alors que sur les siens, c’est plutôt conseillé.

ALICE

Sérieusement Thomas, qu’est-ce que t’attends pour tous les mettre à la porte ? Que l’appartement soit en feu ?

THOMAS

Alice, c’est une bonne soirée.

ALICE

Laurine a vomi !

ADRIEN

Comme dans toutes les bonnes soirées, à vrai dire.

THOMAS

Chérie, calme toi. Je suis sûr qu’avec un peu de produit, on pourra nettoyer ta toile sans problème.

ADRIEN

Oui, et puis, c’est pas comme si ça changeait grand-chose.

VALENTIN

Sérieusement, Adrien, ferme-la !

THOMAS

Pour le coup, il a raison.

ADRIEN

C’est bon, on est venus pour se marrer, non ?

VALENTIN

Mais merde Adrien ! Regarde autour de toi ! Est-ce qu’on se marre ? Est-ce que j’ai l’air de me marrer ? Qui ici, à part toi, semble s’éclater ?

ADRIEN

C’est pas de ma faute si vous êtes des personnes tristes ! Tu as déjà l’épaule de Thomas pour pleurer, pas besoin de venir sur la mienne !

VALENTIN

Tu peux me dire quel jour tu as décidé de devenir un ignoble connard ?

ADRIEN

Peut-être le jour où tu as décidé de devenir une victime ?

THOMAS

Vous n’êtes pas obligés d’être méchants !

VALENTIN

Je ne suis pas méchant, c’est de la légitime défense !

Le téléphone d’Anna sonne une seconde fois. De nouveau, personne ne répond.

ALICE

Mais on en a rien à foutre de vos petites histoires, elle m’a niqué un grand format ! Et cette sonnerie va me rendre folle !

ADRIEN

Je devrais aller voir comment elle va. Mon absence ne fera de mal à personne.

Adrien sort vers le couloir.

ALICE

J’aurais dû prendre mes médicaments ce soir.

THOMAS

Tu vois, je te l’avais dit !

ALICE

Oh mon dieu, arrête avec cette voix de père de famille, t’es encore plus à gerber que mon psy ! Fais cela, fais ceci, écoute ce que je te dis et tu verras, c’est pour ton bien ! Tu te prends pour qui, Thomas ? Le petit père du peuple ? Notre grand chef charismatique ? Mais regarde ce que tu fais ! Regarde comment tu nous détruits ! Derrière tes airs de mec frigide, tu joues avec nous pour nous rabaisser, nous enfoncer la tête dans la merde, juste pour te prouver que tu vaux mieux que nous !

THOMAS

Alice, écoute, je…

ALICE

Non, toi tu écoutes ! Puisque tu as des prétentions paternelles, puisque tu veux nous enfiler bavoirs et baigneuses, puisque tu veux pouvoir nous mettre la fessée à chaque mot de travers, soit tu prends tes responsabilités, soit tu fermes ta gueule de quarantenaire en manque d’estime.

ALEXIS

Wow, ça a dû être douloureux.

ALICE

Parce que pendant que tu sèches les larmes de Valentin avec ta langue au fond de sa gorge, sache que moi, moi et ma migraine qui n’a rien demandé, on se démène pour garder Laurine loin du coma éthylique. Tu as choisis de nous rendre misérables avec ta soirée à la con, alors c’est à toi de nettoyer les dégâts !

THOMAS énervé

Nettoyer les dégâts ? Nettoyez les dégâts ? Mais nettoyer les dégâts, c’est ce que je fais depuis trois ans ! La vie avec toi, c’est un perpétuel ménage. Tu ne peux pas t’empêcher de t’effondrer à la moindre difficulté, et c’est toujours à moi de ramasser les morceaux pour les recoller en sachant pertinemment que tu ne seras pas fichue de faire attention à toi plus d’une semaine. Tu es un déchet Alice, alors ne me reproche pas de ne pas savoir nettoyer les dégâts, parce que sans moi, tu ne serais rien qu’une ruine.

ALICE

Mais comment oses-tu me dire ça ? Je suis malade !

THOMAS

Et alors ? Est-ce que j’ai demandé, moi, de tomber amoureux d’une malade ? Est-ce que tu ne peux pas, juste une seconde, arrêter de te plaindre et te soigner toute seule, comme une grande ? Je suis ton petit copain, pas ton psychiatre ! Au bout d’un moment, si tu as l’impression que je t’infantilise, c’est peut-être parce que tu n’es qu’une gosse qui passe son temps à pleurer.

ALICE au bord des larmes

Dans ce cas, à partir de maintenant, je suis orpheline !

Long silence. Du tonnerre résonne, des éclairs illuminent l’appartement par la fenêtre ouverte.

Je veux que tout le monde parte.

THOMAS

Ne sois pas ridicule.

ALICE

Tout le monde part ou je te promets que quelqu’un finira défenestré !

THOMAS

Je n’aime pas céder aux caprices !

ALICE

Putain Thomas, fais-moi sortir cette bande de connard ou je fais brûler l’immeuble !

Le téléphone d’Anna sonne de nouveau. Alice le prend et le jette par la fenêtre, furieuse.

VALENTIN

Cette soirée est devenue complétement incontrôlable.

THOMAS

Mais tu es complétement timbrée, ma pauvre fille !

ALICE

Ma pauvre fille ? A ce point-là, c’est plus de la prétention, c’est de l’inceste !

Alice commence à s’habiller pour sortir.

THOMAS

Où est-ce que tu vas ?

ALICE

Acheter des couches ou m’allonger au milieu d’un chemin de fer, je ne sais pas encore. Loin de toi, en tout cas.

THOMAS

Alice, c’est ridicule, il pleut trop pour que tu sortes.

ALICE

Je préfère encore la pluie à l’irrespect.

ALEXIS

Non, vraiment, il a raison, c’est dangereux.

ALICE

Pas plus que cette soirée.

Anna revient des chambres.

ANNA

J’ai entendu mon portable sonner, non ?

VALENTIN

Eh bien, c’était la dernière fois. Il a rejoint le vomi sur la voiture d’Adrien.

ANNA qui se précipite pour regarder dans la rue par la fenêtre, affolée

Putain ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

ALICE

Demande à Thomas.

THOMAS

C’est un accident.

ANNA

Merde les gars, j’avais tout mon métier là-dedans, tous mes clients !

ALICE

Tu vois Thomas ? C’est en voulant faire des soirées pareilles qu’on finit avec des putes à la maison.

ANNA

Mais comment je vais faire ?

ALEXIS

Va voir si tu peux en récupérer quelque chose.

ANNA

Bordel de merde !

Anna sort à grandes enjambées par la porte d’entrée.

THOMAS

C’est toi qui a foutu la merde, Alice.

ALICE

Irresponsable et de mauvaise foi, un véritable modèle pour sa fille !

THOMAS

Mais arrête avec tes conneries, je ne suis pas si moralisateur que ça !

ALICE

Adieu papa !

Alice sort par la porte d’entrée. Grand silence.

THOMAS

Et puis merde !

Thomas se met à la poursuite d’Alice. Ne reste plus que Valentin et Alexis sur scène.

ALEXIS

Etrange, comme soirée. Je ne savais pas que tu avais des amis aussi spéciaux.

Valentin vient s’asseoir à côté d’Alexis.

VALENTIN

Ils ne sont pas spéciaux, seulement ignorants.

ALEXIS

Ne sois pas si dur.

VALENTIN

Ce n’est pas un reproche, seulement un fait. Ils n’y connaissent rien du tout en sexe, alors ils le remplacent par des cris et des larmes.

ALEXIS

C’est vrai que toi, tu es un professionnel.

VALENTIN

Pas plus que toi. Mais moi, au moins, je donne au sexe l’importance qu’il mérite. Eux, ils voient ça comme quelque chose de flou, de loin, d’abstrait. Ils pleurent pour une tâche de vomi, pour un portable cassé, une voiture salie, mais le sexe… Le sexe… Ils le gardent à bonne distance, comme une bête sauvage et dangereuse, apeurés par ce pouvoir quasi mystique qui pourrait les posséder au moindre mot, au moindre regard, à la moindre caresse. Mais ils ne savent tout simplement pas que c’est le sexe, déjà, qui les torture. Ils préfèrent l’oublier, parce que c’est humiliant, d’être soumis à un orgasme.

ALEXIS

Quelle vision pessimiste !

VALENTIN

Ce sont eux qui sont pessimistes. Ils en ont tellement peur qu’ils le transforment en simple formalité, chronomètre en main, insensibilité au cœur. Ce n’est plus qu’une recette miraculeuse pour se soulager d’une trop grande solitude : munissez-vous d’un parfait inconnu, mélangez 300 grammes de langues sèches à 4 fellations sans saveur, laissez reposer jusqu’à durcissement, puis ajoutez une pénétration mécanique avec 15 aller-retour homogènes afin de voir fadement apparaître la crème désirée. Laissez la mixture gonfler, votre orgasme quotidien est prêt à être consommé. C’est effrayant.

ALEXIS

Si seulement ils savaient !

VALENTIN

Si seulement ils savaient ?

ALEXIS

Oui, si seulement ils savaient à quel point nous sommes heureux, toi et moi, ensembles.

VALENTIN

Tu trouves ?

ALEXIS

Nous le sommes plus qu’Alice et Thomas, en tout cas.

VALENTIN

C’est pas bien compliqué. Le couple rend triste.

ALEXIS

Nous ne sommes pas un couple ?

VALENTIN

Pas pour les autres.

ALEXIS

On s’en fout des autres, ce n’est pas à eux de choisir qui nous sommes. Des couples clandestins, j’en croise tous les jours. Le temps d’une soirée, d’un tournage, d’un regard, ils n’ont pas le temps de se détester, de s’inquiéter de l’avenir, de s’aimer même, et c’est ce qui les sauve. Le couple parfait, c’est celui qui ne dure pas.

VALENTIN

Mais entre nous, ça dure.

ALEXIS

Peut-être que nous ne sommes pas le couple parfait, alors. Il n’empêche que tu es un des seuls garçons auquel je me suis attaché.

VALENTIN

Ce n’est pas mon cas, c’est terrible.

ALEXIS

Non, ça ne fait rien. Je ne supporterais pas d’être unique et tout-puissant, ça me donnerait beaucoup trop de responsabilité. Je laisse le rôle de Dieu à quelqu’un d’autre.

VALENTIN

L’amour est donc une religion ?

ALEXIS

Non, le sexe est une religion. L’amour, c’est du fanatisme.

VALENTIN

Et nous ? Que sommes-nous ?

ALEXIS

Nous, nous sommes seulement de très bons fidèles.

VALENTIN

Fidèles à l’infidélité…

ALEXIS

Fidèles à ce que nous sommes surtout. L’amour, c’est l’exagération de ceux qui n’ont rien trouvé d’autre pour s’accrocher à la vie, alors que toi, tu as tellement plus de chose à m’offrir. La profondeur, la confiance, la vulnérabilité surtout. Tu es ma poupée de porcelaine.

VALENTIN

Et toi, tu es mon papier de soie.

ALEXIS

Oui, je te protège, j’amortie ta chute. Tu es tellement fragile et pourtant tellement beau ! Savoir que c’est un peu grâce à moi que tu ne t’es pas encore fracassé contre le sol de la vie, c’est un frisson horriblement satisfaisant.

VALENTIN

Satisfaisant seulement pour toi. Tu ne m’aimes que pour ma faiblesse, que pour ce que moi, je n’aime pas. Et si j’étais heureux ? Si je n’avais pas besoin de toi ?

ALEXIS

Ne sois pas bête…

VALENTIN

Il n’y a rien de bête là-dedans. Tu couches avec moi seulement parce que tu te sens enfin indispensable, loin de ce sexe industriel dans lequel tu t’es fourré, loin de cette agonie des sentiments. Ce n’est pas moi que tu aimes, c’est uniquement ton nom crié pendant l’orgasme.

ALEXIS

Moi aussi je crie ton nom pendant que je joui.

VALENTIN

Oui, sauf que toi, c’est ce que tu fais avec au moins un garçon tous les deux jours.

ALEXIS

Je suis payé pour.

VALENTIN

Avec moi aussi. Je te paye en confiance, en affection, en estime, et toi, tu acceptes de faire semblant. Mais je ne t’en veux pas, tu sais. Après tout, je te comprends, tu gagnes sur toute la ligne.

ALEXIS

Tu es un paranoïaque sexuel, Valentin. Je sais que c’est effrayant, mais il va falloir accepter que des gens puissent t’aimer. Sincèrement, simplement et gratuitement.

VALENTIN

Je ne suis pas sûr de pouvoir le supporter.

ALEXIS

On ne te laisse pas le choix.

Valentin reste silencieux.

Pourquoi est-ce que tu as pleuré, tout à l’heure ?

VALENTIN

Parce que je l’ai vu, dans ses yeux.

ALEXIS

De quoi ?

VALENTIN

J’ai vu qu’il ne m’aimait pas.

ALEXIS

Parce que toi, tu l’aimes ?

VALENTIN

Non, bien sûr que non. Mais ce n’est pas une excuse pour ne pas pleurer.

Attendri, Alexis le prend dans ses bras.

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