Scène 9
Le téléphone d’Anna sonne, personne ne répond. Alice surgit du couloir, hors d’elle.
ALICE
Cette pétasse a vomi sur une de mes toiles !
THOMAS
Sérieusement ? Laquelle ?
ALICE
Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? On ne vomit pas sur les tableaux des autres !
ADRIEN
Alors que sur les siens, c’est plutôt conseillé.
ALICE
Sérieusement Thomas, qu’est-ce que t’attends pour tous les mettre à la porte ? Que l’appartement soit en feu ?
THOMAS
Alice, c’est une bonne soirée.
ALICE
Laurine a vomi !
ADRIEN
Comme dans toutes les bonnes soirées, à vrai dire.
THOMAS
Chérie, calme toi. Je suis sûr qu’avec un peu de produit, on pourra nettoyer ta toile sans problème.
ADRIEN
Oui, et puis, c’est pas comme si ça changeait grand-chose.
VALENTIN
Sérieusement, Adrien, ferme-la !
THOMAS
Pour le coup, il a raison.
ADRIEN
C’est bon, on est venus pour se marrer, non ?
VALENTIN
Mais merde Adrien ! Regarde autour de toi ! Est-ce qu’on se marre ? Est-ce que j’ai l’air de me marrer ? Qui ici, à part toi, semble s’éclater ?
ADRIEN
C’est pas de ma faute si vous êtes des personnes tristes ! Tu as déjà l’épaule de Thomas pour pleurer, pas besoin de venir sur la mienne !
VALENTIN
Tu peux me dire quel jour tu as décidé de devenir un ignoble connard ?
ADRIEN
Peut-être le jour où tu as décidé de devenir une victime ?
THOMAS
Vous n’êtes pas obligés d’être méchants !
VALENTIN
Je ne suis pas méchant, c’est de la légitime défense !
Le téléphone d’Anna sonne une seconde fois. De nouveau, personne ne répond.
ALICE
Mais on en a rien à foutre de vos petites histoires, elle m’a niqué un grand format ! Et cette sonnerie va me rendre folle !
ADRIEN
Je devrais aller voir comment elle va. Mon absence ne fera de mal à personne.
Adrien sort vers le couloir.
ALICE
J’aurais dû prendre mes médicaments ce soir.
THOMAS
Tu vois, je te l’avais dit !
ALICE
Oh mon dieu, arrête avec cette voix de père de famille, t’es encore plus à gerber que mon psy ! Fais cela, fais ceci, écoute ce que je te dis et tu verras, c’est pour ton bien ! Tu te prends pour qui, Thomas ? Le petit père du peuple ? Notre grand chef charismatique ? Mais regarde ce que tu fais ! Regarde comment tu nous détruits ! Derrière tes airs de mec frigide, tu joues avec nous pour nous rabaisser, nous enfoncer la tête dans la merde, juste pour te prouver que tu vaux mieux que nous !
THOMAS
Alice, écoute, je…
ALICE
Non, toi tu écoutes ! Puisque tu as des prétentions paternelles, puisque tu veux nous enfiler bavoirs et baigneuses, puisque tu veux pouvoir nous mettre la fessée à chaque mot de travers, soit tu prends tes responsabilités, soit tu fermes ta gueule de quarantenaire en manque d’estime.
ALEXIS
Wow, ça a dû être douloureux.
ALICE
Parce que pendant que tu sèches les larmes de Valentin avec ta langue au fond de sa gorge, sache que moi, moi et ma migraine qui n’a rien demandé, on se démène pour garder Laurine loin du coma éthylique. Tu as choisis de nous rendre misérables avec ta soirée à la con, alors c’est à toi de nettoyer les dégâts !
THOMAS énervé
Nettoyer les dégâts ? Nettoyez les dégâts ? Mais nettoyer les dégâts, c’est ce que je fais depuis trois ans ! La vie avec toi, c’est un perpétuel ménage. Tu ne peux pas t’empêcher de t’effondrer à la moindre difficulté, et c’est toujours à moi de ramasser les morceaux pour les recoller en sachant pertinemment que tu ne seras pas fichue de faire attention à toi plus d’une semaine. Tu es un déchet Alice, alors ne me reproche pas de ne pas savoir nettoyer les dégâts, parce que sans moi, tu ne serais rien qu’une ruine.
ALICE
Mais comment oses-tu me dire ça ? Je suis malade !
THOMAS
Et alors ? Est-ce que j’ai demandé, moi, de tomber amoureux d’une malade ? Est-ce que tu ne peux pas, juste une seconde, arrêter de te plaindre et te soigner toute seule, comme une grande ? Je suis ton petit copain, pas ton psychiatre ! Au bout d’un moment, si tu as l’impression que je t’infantilise, c’est peut-être parce que tu n’es qu’une gosse qui passe son temps à pleurer.
ALICE au bord des larmes
Dans ce cas, à partir de maintenant, je suis orpheline !
Long silence. Du tonnerre résonne, des éclairs illuminent l’appartement par la fenêtre ouverte.
Je veux que tout le monde parte.
THOMAS
Ne sois pas ridicule.
ALICE
Tout le monde part ou je te promets que quelqu’un finira défenestré !
THOMAS
Je n’aime pas céder aux caprices !
ALICE
Putain Thomas, fais-moi sortir cette bande de connard ou je fais brûler l’immeuble !
Le téléphone d’Anna sonne de nouveau. Alice le prend et le jette par la fenêtre, furieuse.
VALENTIN
Cette soirée est devenue complétement incontrôlable.
THOMAS
Mais tu es complétement timbrée, ma pauvre fille !
ALICE
Ma pauvre fille ? A ce point-là, c’est plus de la prétention, c’est de l’inceste !
Alice commence à s’habiller pour sortir.
THOMAS
Où est-ce que tu vas ?
ALICE
Acheter des couches ou m’allonger au milieu d’un chemin de fer, je ne sais pas encore. Loin de toi, en tout cas.
THOMAS
Alice, c’est ridicule, il pleut trop pour que tu sortes.
ALICE
Je préfère encore la pluie à l’irrespect.
ALEXIS
Non, vraiment, il a raison, c’est dangereux.
ALICE
Pas plus que cette soirée.
Anna revient des chambres.
ANNA
J’ai entendu mon portable sonner, non ?
VALENTIN
Eh bien, c’était la dernière fois. Il a rejoint le vomi sur la voiture d’Adrien.
ANNA qui se précipite pour regarder dans la rue par la fenêtre, affolée
Putain ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
ALICE
Demande à Thomas.
THOMAS
C’est un accident.
ANNA
Merde les gars, j’avais tout mon métier là-dedans, tous mes clients !
ALICE
Tu vois Thomas ? C’est en voulant faire des soirées pareilles qu’on finit avec des putes à la maison.
ANNA
Mais comment je vais faire ?
ALEXIS
Va voir si tu peux en récupérer quelque chose.
ANNA
Bordel de merde !
Anna sort à grandes enjambées par la porte d’entrée.
THOMAS
C’est toi qui a foutu la merde, Alice.
ALICE
Irresponsable et de mauvaise foi, un véritable modèle pour sa fille !
THOMAS
Mais arrête avec tes conneries, je ne suis pas si moralisateur que ça !
ALICE
Adieu papa !
Alice sort par la porte d’entrée. Grand silence.
THOMAS
Et puis merde !
Thomas se met à la poursuite d’Alice. Ne reste plus que Valentin et Alexis sur scène.
ALEXIS
Etrange, comme soirée. Je ne savais pas que tu avais des amis aussi spéciaux.
Valentin vient s’asseoir à côté d’Alexis.
VALENTIN
Ils ne sont pas spéciaux, seulement ignorants.
ALEXIS
Ne sois pas si dur.
VALENTIN
Ce n’est pas un reproche, seulement un fait. Ils n’y connaissent rien du tout en sexe, alors ils le remplacent par des cris et des larmes.
ALEXIS
C’est vrai que toi, tu es un professionnel.
VALENTIN
Pas plus que toi. Mais moi, au moins, je donne au sexe l’importance qu’il mérite. Eux, ils voient ça comme quelque chose de flou, de loin, d’abstrait. Ils pleurent pour une tâche de vomi, pour un portable cassé, une voiture salie, mais le sexe… Le sexe… Ils le gardent à bonne distance, comme une bête sauvage et dangereuse, apeurés par ce pouvoir quasi mystique qui pourrait les posséder au moindre mot, au moindre regard, à la moindre caresse. Mais ils ne savent tout simplement pas que c’est le sexe, déjà, qui les torture. Ils préfèrent l’oublier, parce que c’est humiliant, d’être soumis à un orgasme.
ALEXIS
Quelle vision pessimiste !
VALENTIN
Ce sont eux qui sont pessimistes. Ils en ont tellement peur qu’ils le transforment en simple formalité, chronomètre en main, insensibilité au cœur. Ce n’est plus qu’une recette miraculeuse pour se soulager d’une trop grande solitude : munissez-vous d’un parfait inconnu, mélangez 300 grammes de langues sèches à 4 fellations sans saveur, laissez reposer jusqu’à durcissement, puis ajoutez une pénétration mécanique avec 15 aller-retour homogènes afin de voir fadement apparaître la crème désirée. Laissez la mixture gonfler, votre orgasme quotidien est prêt à être consommé. C’est effrayant.
ALEXIS
Si seulement ils savaient !
VALENTIN
Si seulement ils savaient ?
ALEXIS
Oui, si seulement ils savaient à quel point nous sommes heureux, toi et moi, ensembles.
VALENTIN
Tu trouves ?
ALEXIS
Nous le sommes plus qu’Alice et Thomas, en tout cas.
VALENTIN
C’est pas bien compliqué. Le couple rend triste.
ALEXIS
Nous ne sommes pas un couple ?
VALENTIN
Pas pour les autres.
ALEXIS
On s’en fout des autres, ce n’est pas à eux de choisir qui nous sommes. Des couples clandestins, j’en croise tous les jours. Le temps d’une soirée, d’un tournage, d’un regard, ils n’ont pas le temps de se détester, de s’inquiéter de l’avenir, de s’aimer même, et c’est ce qui les sauve. Le couple parfait, c’est celui qui ne dure pas.
VALENTIN
Mais entre nous, ça dure.
ALEXIS
Peut-être que nous ne sommes pas le couple parfait, alors. Il n’empêche que tu es un des seuls garçons auquel je me suis attaché.
VALENTIN
Ce n’est pas mon cas, c’est terrible.
ALEXIS
Non, ça ne fait rien. Je ne supporterais pas d’être unique et tout-puissant, ça me donnerait beaucoup trop de responsabilité. Je laisse le rôle de Dieu à quelqu’un d’autre.
VALENTIN
L’amour est donc une religion ?
ALEXIS
Non, le sexe est une religion. L’amour, c’est du fanatisme.
VALENTIN
Et nous ? Que sommes-nous ?
ALEXIS
Nous, nous sommes seulement de très bons fidèles.
VALENTIN
Fidèles à l’infidélité…
ALEXIS
Fidèles à ce que nous sommes surtout. L’amour, c’est l’exagération de ceux qui n’ont rien trouvé d’autre pour s’accrocher à la vie, alors que toi, tu as tellement plus de chose à m’offrir. La profondeur, la confiance, la vulnérabilité surtout. Tu es ma poupée de porcelaine.
VALENTIN
Et toi, tu es mon papier de soie.
ALEXIS
Oui, je te protège, j’amortie ta chute. Tu es tellement fragile et pourtant tellement beau ! Savoir que c’est un peu grâce à moi que tu ne t’es pas encore fracassé contre le sol de la vie, c’est un frisson horriblement satisfaisant.
VALENTIN
Satisfaisant seulement pour toi. Tu ne m’aimes que pour ma faiblesse, que pour ce que moi, je n’aime pas. Et si j’étais heureux ? Si je n’avais pas besoin de toi ?
ALEXIS
Ne sois pas bête…
VALENTIN
Il n’y a rien de bête là-dedans. Tu couches avec moi seulement parce que tu te sens enfin indispensable, loin de ce sexe industriel dans lequel tu t’es fourré, loin de cette agonie des sentiments. Ce n’est pas moi que tu aimes, c’est uniquement ton nom crié pendant l’orgasme.
ALEXIS
Moi aussi je crie ton nom pendant que je joui.
VALENTIN
Oui, sauf que toi, c’est ce que tu fais avec au moins un garçon tous les deux jours.
ALEXIS
Je suis payé pour.
VALENTIN
Avec moi aussi. Je te paye en confiance, en affection, en estime, et toi, tu acceptes de faire semblant. Mais je ne t’en veux pas, tu sais. Après tout, je te comprends, tu gagnes sur toute la ligne.
ALEXIS
Tu es un paranoïaque sexuel, Valentin. Je sais que c’est effrayant, mais il va falloir accepter que des gens puissent t’aimer. Sincèrement, simplement et gratuitement.
VALENTIN
Je ne suis pas sûr de pouvoir le supporter.
ALEXIS
On ne te laisse pas le choix.
Valentin reste silencieux.
Pourquoi est-ce que tu as pleuré, tout à l’heure ?
VALENTIN
Parce que je l’ai vu, dans ses yeux.
ALEXIS
De quoi ?
VALENTIN
J’ai vu qu’il ne m’aimait pas.
ALEXIS
Parce que toi, tu l’aimes ?
VALENTIN
Non, bien sûr que non. Mais ce n’est pas une excuse pour ne pas pleurer.
Attendri, Alexis le prend dans ses bras.
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