Scène 10

7 minutes de lecture

Thomas et Anna reviennent ensembles, trempés. Anna a son téléphone en morceaux dans la main.

ALEXIS

Vous n’avez pas retrouvé Alice ?

THOMAS

Je pense qu’elle n’a pas envie d’être retrouvée.

VALENTIN

Elle n’a pas envie de te retrouver.

Thomas l’ignore. Thomas et Anna s’isolent dans un coin de la pièce pour se sécher.

ANNA abattue

Je ne sais pas ce que je vais faire. J’ai des clients qui vont s’inquiéter. Et je vais devoir m’acheter un nouveau portable, maintenant.

THOMAS

Tu veux qu’on en parle ?

ANNA

De mon téléphone ?

THOMAS

Non, de tes clients.

ANNA

Il n’y a pas grand-chose à dire. Et il n’y a pas de pitié à avoir.

THOMAS

Ce n’est pas de la pitié, seulement de la curiosité.

ANNA

Ah… Silence. J’aime ça. C’est rare mais j’ai la chance de pouvoir le dire, alors j’insiste : j’aime ça. Ça me fait découvrir du monde, je ne reste pas chez moi à rien faire. Et puis, c’est pas comme si c’était désagréable, c’est mieux qu’être à l’usine. De toute façon, c’était soit ça, soit passer le reste de ma jeunesse plantée au milieu d’un amphi de psychologie. Le choix n’était pas bien compliqué.

THOMAS

Je comprends bien.

ANNA

Je me sens même importante, j’ai l’impression de faire quelque chose de bien. Je croise des hommes tellement tristes, tellement plus tristes que moi. J’essaye de les aider. J’ai déserté mes cours de psychanalyse, mais il me reste le peu que j’ai, ma propre méthode.

THOMAS

C’est donc un service ?

ANNA

Oui, c’est exactement ça, un service. Un corps prêté pour de l’argent rendu. Je fais l’amour comme ils me font la charité. Parce que, c’est vrai, ça paye bien. Je suis jeune, belle, et j’ai de la discussion, alors je peux faire monter les enchères. Cent euros la demi-heure, cinq cent la nuit. C’est colossal, presque indécent, alors pourquoi s’en priver ? Tu t’en priverais toi ?

THOMAS

Moi ? Je ne sais pas, ça n’a aucune importance. Mais tu n’as pas à te justifier, tu sais.

ANNA

Je sais, mais j’en ai envie.

THOMAS

Envie ?

ANNA sur un ton de concession

Besoin, j’en ai besoin. Il y a des jours, quand j’ai cet argent entre les mains, quand j’entends la voix sanglotante d’un client collée à mon oreille, quand je sens leur sperme chaud entre mes cuisses, je me sens tellement sale. J’ai des raisons de le faire, j’ai de très bonnes raisons, mais j’ai peur que ça ne me suffise plus. Ca fait tellement longtemps que je n’ai pas joui, même seule. Je ne peux plus me toucher, plus avoir de plaisir, j’ai juste l’impression de faire des heures supplémentaires. Mon sexe est souillé, et je me sens sale.

THOMAS

Tu sais, moi, la saleté, je trouve ça beau.

Alexis se lève pour aller mettre de la musique puis retourne avec Valentin pour danser et l’embrasser. Anna s’approche de Thomas.

ANNA

Moi, ce que je trouve beau, c’est ton regard. Je l’ai vu tout à l’heure, sous la pluie, ce regard inquiet, plein de détresse et de gouttes. T’es peut-être chiant, mais t’es sincère.

THOMAS

Tu aimes la sincérité ?

ANNA

Sans sincérité, il n’y a pas de confiance.

THOMAS

Moi, ce que j’ai trouvé beau sous la pluie, c’est tes seins. Ton haut trempé qui collait à ta poitrine, qui la moulait. Vraiment, j’adore tes seins.

Anna commence à déboutonner la chemise de Thomas.

ANNA

Tu les adores plus qu’Alice ?

THOMAS ignorant la remarque

Et tes fesses ! Mon dieu, tes fesses ! Presque aussi belles que tes lèvres, j’ai tellement envie de les embrasser ! Adrien avait raison, rien de plus excitant que la vulgarité !

ANNA

Tu me trouves vulgaire ?

THOMAS

Oui, magnifiquement vulgaire !

ANNA

Tu as envie de coucher avec moi ?

THOMAS

Non. Mieux. J’ai envie de te baiser.

La chemise de Thomas tombe sur le sol. Anna et Thomas s’embrassent.

Ta salive a un goût de décadence. Tout ce qui me manquait !

Ils continuent de s’embrasser. Alexis et Valentin aussi. Après quelques minutes, Alice revient, épuisée et trempée. Elle a du mal à marcher et doit se tenir aux murs. Personne ne la remarque. Finalement, elle se sert un verre d’alcool.

ALICE en essayant de se faire entendre de Thomas au-dessus de la musique

C’est ridicule. Je voulais me casser pour de bon, mais j’ai été prise d’une migraine. J’ai marché quelques mètres, je suis tombée, puis j’ai fait demi-tour. Tu dois trouver ça risible.

Personne ne l’écoute, tout le monde continue de s’embrasser.

Moi aussi.

Alice s’écroule sur un fauteuil puis porte une main à son front.

Est-ce qu’on pourrait baisser la musique, s’il vous plait ?

Aucune réaction.

La musique, j’ai mal au crâne !

Aucune réaction. Alice hurle et pleure.

Baissez cette putain de musique !

Tout le monde se retourne vers elle. Alexis se précipite pour couper la musique. Alice à la tête au creux de la main, les yeux fermés. Silence.

THOMAS

Ça ne va de hurler comme ça, Alice ! Tu as fait peur à tout le monde, tu as tout gâché !

Pas de réaction d’Alice.

Allons, chérie, tu sais que ce n’est pas important. Tu sais que ce n’est que du sexe.

Elle ne répond pas.

Alice, c’est une pute ! C’est une pute, et pas toi ! Alice, ce n’est qu’une question de sein et de fesses !

Aucune réaction.

Alice, réponds moi ! Tu vois bien que je ne l’embrasse pas comme toi, que je ne la touche pas comme toi ! Tu vois bien que c’est différent ! Tu vois bien que je t’aime ! Alice !

ALICE

Thomas, si tu pouvais arrêter de crier, j’ai vraiment mal à la tête.

THOMAS

Tu es ridicule ! Tu essaies de me blesser par ton indifférence mais à la fin, c’est encore toi qui va finir avec des médicaments pleins la bouche.

ALICE

Mais t’es con, en fait !

Elle se lève difficilement.

Maintenant, j’aimerais me reposer.

Elle commence à se diriger vers le couloir.

THOMAS

Ça ne sert à rien de participer à des orgies lorsqu’on est jalouse !

Alice se retourne, agacée.

ALICE

Moi ? Jalouse ? Mais jalouse de qui ? D’elle ? De Laurine ? Elles veulent coucher avec toi ? Mais grand bien leur fasse ! Je serais très heureuse pour elles si tu arrivais enfin à leur procurer ne serait-ce qu’un frisson !

THOMAS

C’est fou à quelle point tu peux être cruelle quand c’est ton envie qui parle !

ALICE

Ce n’est pas mon envie qui parle mais mon honnêteté ! Tu peux leur rouler des pelles, leur malaxer le cul, les sauter toute la nuit, j’en ai rien à foutre. Je sais que ça ne te fait pas plaisir, mais rien. Ça ne me fait rien du tout. Pas de pincement au cœur, pas d’estomac lourd, pas de paupières humides. Rien, tu ne me fais plus rien.

THOMAS

Tu mens !

ALICE

Thomas, j’ai vraiment besoin de m’allonger.

THOMAS affolé

Pourquoi tu mens, Alice ?

ALICE

Non, je ne mens pas, c’est la vérité. Ce n’est même pas de la haine ou du désespoir. Juste de l’indifférence. Rien de plus, rien de moins. De l’indifférence, c’est tout.

THOMAS

Alors je n’existe plus pour toi ? Putain, mais c’est insensé !

ALICE épuisée

Ecoute Thomas, t’as voulu prendre le risque d’organiser cette foutue soirée, tu as voulu nous pousser à bout, tu as voulu me pousser à bout. Et voilà le résultat. Rien d’autre à dire. Ce soir, je ne t’aime plus.

THOMAS

C’est à cause de cette soirée ?

ALICE

Non, c’est à cause de toi.

THOMAS

Mais ce n’est que du sexe, Anna ! Que du sexe !

ALICE

Mais merde Thomas ! Si ce n’est que du sexe, pourquoi tout ça ? Pourquoi cette discussion ? Pourquoi tu me hurles dessus comme si je venais de mourir ? Si ce n’est que du sexe, pourquoi tu ne t’occupes pas d’autre chose ? Bordel, regarde autour de toi ! Tes amis fondent en larme, Laurine vomit à travers tout l’appartement, ta copine devient folle, et toi, toi avec ton esprit si raisonnable, tu ne penses qu’à baiser ! Donc tu vois, tout ça, ce n’est pas à cause de cette soirée Thomas, c’est à cause de toi. Seulement de toi. Surtout à cause de toi.

THOMAS

Mais pourquoi je…

ALICE lui coupant la parole, faiblement

Je ne me sens vraiment pas bien. Laisse-moi tranquille.

Elle se dirige vers le couloir en titubant. Elle parle difficilement, comme pour elle-même.

Si le sexe est la base du monde, pourquoi s’en préoccuper ? Pourquoi est-ce que tu me ne me laisses pas tranquille ? Pourquoi est-ce que personne ne laisse personne tranquille ? Pourquoi est-ce que…

Alice fait un malaise et s’écroule sur le sol. Tout le monde se précipite sauf Valentin qui reste à moitié allongé sur le canapé.

THOMAS

Alice ! Alice, réveille-toi !

ALEXIS

Tout va bien, c’est juste un malaise. Il va juste falloir lui trouver un lit et un verre d’eau.

THOMAS

On va l’emmener dans notre chambre.

Thomas se redresse, affolé.

Mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

ANNA sur un ton de reproche

C’est ce qui arrive quand on veut ne se taper rien qu’une pute.

Thomas ne réagit pas. Thomas, Anna et Alexis emmènent Alice dans le couloir. Maintenant, seul, Valentin se lève et fume une cigarette en se regardant dans le miroir.

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