Scène 11

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Adrien rentre, l’air amusé par les évènements.

ADRIEN

J’ai l’impression d’être au théâtre. Mais sur la scène, au milieu des comédiens. C’est assez comique.

Valentin ne réagit pas. Adrien s’approche pour se regarder lui aussi dans le miroir.

VALENTIN

Ce miroir est beaucoup trop petit pour nous deux. Je n’aime pas te voir dans le même cadre que moi.

Valentin s’éloigne et va s’assoir sur le canapé.

ADRIEN

Tu penses vraiment ce que tu as dit, tout à l’heure ?

VALENTIN

Si tu parles de mes compliments sur la tenue de Laurine, certainement pas.

ADRIEN

Non. Je ne parlais pas de ça, non.

VALENTIN

Ah.

ADRIEN

Tu trouves que je suis un connard ?

VALENTIN

Non. Un ignoble connard.

ADRIEN

Oh. C’est vrai alors, je suis un connard.

VALENTIN

Sincèrement, je ne sais pas. Tout dépend de ta définition du connard.

ADRIEN

Un connard, c’est quelqu’un qui n’a pas besoin d’être aimé des autres pour s’aimer lui-même.

VALENTIN

Dans ce cas, non, tu n’es pas un connard.

ADRIEN

Heureux de l’entendre.

VALENTIN

Tu es pire. Tu n’as pas besoin d’être aimé des autres mais tu as besoin du contraire. A ton avis, pourquoi tu as insisté pour organiser cette soirée ?

ADRIEN

Pour qu’on se donne du plaisir, tout simplement.

VALENTIN

Mon cul ! Tu savais très bien ce que ça allait donner. Tu savais très bien que tout allait voler en éclat. Thomas, lui, était de bonne foi, il avait de l’espoir, alors que toi, tu voulais tout simplement nous briser.

ADRIEN

Possible.

VALENTIN

Tu entraînes le chaos pour mieux t’en nourrir. Tu provoques un cyclone et toi, en son œil, sain et sauf, tu te régales, tu te goinfres à en vomir.

ADRIEN

Le chaos, vous le produisez vous-même, comme des grands. Il suffit d’une date, d’un lieu, d’une simple phrase et boum, ça explose. C’est tellement facile que je ne peux pas être le seul coupable dans l’histoire.

VALENTIN

Mais ce qui est horrible Adrien, ce n’est pas l’explosion. Des explosions, on s’en prend dans la gueule tous les mois sans problème. Ce qui est horrible, c’est que tu adores ça. Toi, inatteignable, prétentieux, sans scrupule, tu n’as rien à faire, la boite de Pandore s’ouvre d’elle-même. Tu restes là, sur le canapé, sourire aux lèvres, et tout te tombe dans la gueule. La souffrance. Le manque. La solitude.

ADRIEN

Et alors ? Que voudrais-tu que je fasse ? Que je pleure avec vous ? Je suis entouré de personnes tristes : tu es triste, ils sont tristes, tout le monde ici est absolument triste. Mais vous ne gagnerez pas. Vous n’arriverez pas à m’avoir. Vous avez beau crier, vous écrouler sur le sol, souffrir le martyre, vous ne me contaminerez pas. Je suis heureux. Et quoi que vous fassiez, je le resterais. Tout le temps. Pour n’importe quelle raison. Je suis heureux quand tu ris, je suis heureux quand tu pleures, je suis heureux quand tu l’es et quand tu ne l’es pas. Et je serais heureux quand tu mourras.

VALENTIN

Tu n’es qu’un égoïste !

ADRIEN

Je préfère être égoïste que déprimé. Je préfère même être heureux qu’humain. Parce qu’à la seconde même où je laisse l’empathie s’immiscer dans mon crâne, c’est fini. Je me noie, je deviens comme vous. Et ça, je n’en ai pas envie.

VALENTIN

Mais pourquoi tu restes alors ? Pourquoi tu nous supportes ? Casses-toi, ça vaut mieux !

ADRIEN

Non, je ne me casserai pas.

VALENTIN

Mais pourquoi ?

ADRIEN

Parce que je vous aime.

VALENTIN

Oh, ta gueule !

Silence. Adrien vient s’assoir à côté de Valentin mais aussitôt, ce dernier se lève et se dirige vers la fenêtre, comme pour fuir son ami.

ADRIEN

Je peux te poser une question ?

Valentin ne répond pas.

Pourquoi tu ne m’as pas embrassé ? Pourquoi tu n’as même pas essayé ? Ça aurait été facile. C’est une orgie, il y a du monde, de l’alcool, de la drogue, et je sais que tu en as envie. Alors ? Qu’est-ce que tu attends ?

VALENTIN

Pourquoi tu me demandes ça ? Tu connais très bien la réponse.

ADRIEN

Je sais. J’ai juste envie de l’entendre.

VALENTIN

C’est de la torture Adrien. Tu n’as pas le droit de me faire ça.

ADRIEN

Non, mais toi tu as le droit de le dire. Ce ne sont que deux mots, Valentin. Deux petits mots et ça nous fera du bien à tous les deux.

VALENTIN

Laisses moi, tu sais bien que j’en ai pas envie.

ADRIEN

Bien sûr que si, tu en as autant envie que moi. Tu as envie de le dire et tu as envie de te l’entendre dire, au moins une fois dans ta vie.

VALENTIN

Laisses moi !

ADRIEN insistant, presque menaçant

Pourquoi est-ce que tu ne veux pas coucher avec moi, Valentin ?

VALENTIN

Mais parce que je t’aime !

Silence.

ADRIEN satisfait

Je t’aime qui ?

VALENTIN

Je t’aime, Adrien.

Silence.

Et je ne sais pas pourquoi. Tu n’as aucun intérêt. Tu n’as aucun charme, aucun talent, seulement quelques muscles et des yeux vaguement beaux. Tu ne chantes pas, tu ne dessines pas, tu ne fais même pas de grandes études. Tu n’as jamais vraiment cherché à me séduire : aucune caresse, aucun regard, à peine un sourire. Et pire encore, tu m’écœures. Tu n’es qu’un petit con orgueilleux et cruel. Mais putain de merde, je t’aime. Et ça me désespère.

ADRIEN

Moi aussi.

Silence.

Moi aussi je t’aime.

VALENTIN

Arrête de mentir !

ADRIEN

Je ne mens pas. Je t’aime.

VALENTIN

Je sais mais tais toi !

ADRIEN

C’est juste dommage que je ne sois pas homosexuel. Je suis persuadé que ça aurait été merveilleux entre nous.

VALENTIN

Mais pourquoi ? Pourquoi tu me dis ça ? Ça te fait jubiler de me voir dans cet état ? C’est comme ça que tu prends ton pied ? Les larmes te font fantasmer ? Parce que si c’est le cas, saches que ça fait deux ans que je pleure pour toi. Tout est de ta faute, tout ! J’ai tout perdu à cause de toi : ma virginité, puis ma dignité ! Ça fait deux ans que je plonge dans les bras d’une foule d’inconnus, dans des lits à peine refaits, espérant y trouver l’amour que tu n’as pas été foutu de me donner. Deux ans de vide, deux ans de simulation, deux ans de punitions pour la simple et seule faute de t’avoir raté.

ADRIEN

Tu n’as rien raté du tout.

VALENTIN

Si Adrien, je t’ai raté. J’ai tout raté. Je t’aime, tu m’aimes, mais rien. Seulement du gâchis. Un avortement, rien de plus.

Long silence. Adrien est quelque peu mal à l’aise.

ADRIEN

Est-ce que tu accepterais de danser avec moi ?

VALENTIN

Ne me touches pas.

ADRIEN

Seulement une danse. Rien de plus, je te l’assure. Je veux au moins pouvoir t’emporter ça. Et si on ne le fait pas ce soir, on ne le fera jamais.

Valentin hésite longuement, encore bouleversé.

VALENTIN

Une seule danse. Rien de plus. Et on ne le refera jamais plus.

Emu, Adrien se lève et met de la musique. Il s’approche de Valentin. Ils commencent tous les deux à danser ensembles, tendrement. Un long moment passe, puis une nouvelle conversation s’engage alors qu’ils dansent toujours.

VALENTIN

Tu es léger. Je ne te pensais pas aussi mince.

ADRIEN très calme

C’est parce que je suis malade.

VALENTIN

Comment ça ?

ADRIEN

Encore deux ou trois mois et je pousserais mon dernier orgasme.

VALENTIN

Tu plaisantes !

ADRIEN

Je crois plutôt que c’est la vie qui plaisante avec moi. Elle me fait une mauvaise blague mais les mauvaises blagues sont toujours les plus drôles. Alors je n’ai pas vraiment le choix, j’entre dans son jeu. Elle veut me condamner ? J’accepte le défi ! Ca me laisse quatre-vingt-dix jours pour boucler une existence entière. Ce n’est pas énorme mais bon... Faire une orgie avec mes amis, c’était prévu depuis longtemps. Mais bien avant ça, en tête de liste, il y avait surtout obtenir cette danse. Et ça, ce n’était pas chose aisée, surtout avec toi et…

Au fur et à mesure de ses explications, Valentin fond en larme sur son épaule. Ils s’arrêtent de danser.

ADRIEN

Pourquoi est-ce que tu pleures ?

VALENTIN

Parce que même la vie t’a raté.

ADRIEN

Mais ne t’inquiète pas, je suis heureux. Je te l’ai dit, je le serais toujours !

VALENTIN

Et alors ? Est-ce que ça m’empêche de ne pas l’être ?

ADRIEN attendri

Tu es beau quand tu pleures. C’est sûrement pour ça que je suis aussi cruel avec toi.

Adrien ramasse une larme de Valentin avec son index et le met dans sa bouche, comme pour la goûter. Il recommence mais le met cette fois dans la bouche de Valentin, et sa main reste sur son visage. Finalement, Adrien embrasse Valentin qui, surpris, ne le repousse pas.

Pense à ma mort, Valentin. Pense à ma mort et à ta solitude. Pleure, mon cœur, pleure ! J’aime quand le sel de tes larmes se mêle à nos langues.

Adrien l’embrasse de nouveau, de plus en plus passionnément, alors que Valentin semble plutôt paniqué et dépassé par les évènements. Finalement, ce dernier le repousse.

VALENTIN

Arrête Adrien ! Arrête ! Tu n’as pas le droit !

Valentin essaye de nouveau de l’embrasser mais Valentin résiste.

Tu n’as pas le droit de me faire ça ! C’est du viol ! Tu es en train de me violer le cœur, Adrien !

Valentin gifle Adrien. Ce dernier, stupéfait, le fixe longuement en haletant. Finalement, il retourne doucement s’assoir sur le canapé, ahuri. Valentin, lui aussi surpris et effrayé par sa propre réaction, se laisse glisser jusqu’au sol, anéanti. Long silence.

VALENTIN

Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Pourquoi est-ce que tu veux à tout prix me détruire ? Qu’est-ce que j’ai fait ? C’est parce que je t’aime ? C’est pour ça ? Tu veux me punir d’être aussi con ?

Adrien ne répond pas.

Adrien, répond moi ! Est-ce que tu m’en veux ?

Adrien ne répond pas. Valentin se glisse jusqu’à ses pieds.

Je suis désolé, je ne voulais pas te frapper. Tu le méritais, tu le méritais tellement, mais je ne voulais pas te faire de mal.

Valentin monte sur le canapé, à côté de son ami.

Est-ce que tu me pardonnes ?

ADRIEN

Et toi ?

VALENTIN

Quoi moi ?

ADRIEN

Est-ce que tu me pardonnes ?

Long silence.

VALENTIN en larme

Non. Bien sûr que non.

Valentin pose sa tête sur l’épaule d’Adrien. Laurine revient du couloir en sous-vêtement, totalement euphorique, décalée de la réalité.

LAURINE

Je vois qu’on était sur le point de conclure, dites-moi !

ADRIEN mal à l’aise

Malheureusement, pas vraiment.

Laurine s’assoit à côté d’Adrien, amusée.

LAURINE

Alors vous êtes des imbéciles.

ADRIEN

Ah oui ?

LAURINE

Oui. Si je n’avais pas pris tes saloperies, Adrien, je t’assure que tu ne serais plus habillé.

ADRIEN

Tu vas mieux ?

LAURINE

Eh bien, je n’allais pas mal. Alors oui.

ADRIEN

Et tes habits ?

LAURINE

Une futilité. J’ai déjà perdu assez de temps à me vider l’estomac, maintenant j’ai besoin qu’on me remplisse d’amour. J’ai besoin que tu me remplisses, Adrien.

Laurine se rapproche intimement d’Adrien et commence à l’entreprendre.

ADRIEN

Laurine, écoute, je ne suis pas sûr que tu ailles vraiment mieux.

LAURINE

Allons, ne fais pas ton dégonflé, tu vaux mieux que les autres !

ADRIEN

Vraiment Laurine, il vaudrait mieux que tu attendes un peu avant de…

LAURINE

Chéri, sérieusement, je sais que tu en meurs d’envie !

ADRIEN

Non, je t’assure, je…

Laurine prend une des mains d’Adrien et la pose sur un de ses seins.

Et puis merde !

Adrien et Laurine s’embrassent langoureusement. Peu à peu, Laurine déshabille Adrien. Pendant ce temps, Valentin, laissé de côté, assiste à la scène, choqué et blessé. Personne ne l’écoute alors qu’il parle, totalement paniqué.

VALENTIN

Un sein ! C’est tout ce qui t’a fallu pour m’oublier. Un sein, une simple boule de chair, un morceau de viande informe, fade, mort. Mais c’est donc ça, le sexe ? Rayer des vies entières ? Piétiner le cœur de ceux qui vous aime ? Baiser sans respect, sans scrupule, sans réfléchir ? Et tout ça, tous ces meurtres, tous ces cadavres, tout ça juste pour un sein ! Est-ce que vous êtes fous ou seulement cruels ? Mais qu’est-ce que vous voulez, à la fin ? M’achever ? Vous embrasser comme vous pourriez me mettre un coup de poings ? Vous caresser comme vous pourriez me casser un bras ? Jouir comme vous pourriez me mettre à terre ? C’est ça que vous voulez ? Baiser pour me tabasser ?

Valentin se lève, désorienté, les mains tremblantes.

C’est donc ça le sexe ? C’est donc ça ? La folie ? La solitude ? L’irrespect et l’oubli ? Rien de plus. Pas d’espoir. Pas d’avenir. Pas de cœur. Seulement du sperme, encore et encore, partout, dans le moindre recoin de nos vies. Dans les yeux, dans la poitrine, dans l’estomac, dans la bouche, des flots de sperme qui ne nous donnent aucun répit. Alors ça inonde tout : les sentiments, la sensibilité, l’individu, tout ce que le sexe avale, dévore, fait disparaître. Et moi… Moi surtout… Moi…

Il s’arrête devant le miroir et se regarde dedans d’un air grave.

Moi, je ne suis déjà plus là. Moi, je suis mort, noyé, à la dérive. Plus personne ne me voit, plus personne ne veut me voir. A quoi bon ? A quoi bon voir quelqu’un qui ne fait que pleurer, de jour comme de nuit, tellement qu’il finira par s’étouffer dans ses propres larmes ? Et encore, si seulement tu pleurais du sperme, Valentin, si seulement tu pouvais leur donner cette satisfaction. Mais non, tes larmes n’ont aucun intérêt, c’est un poison et personne n’aime le poison, Valentin. Quel imbécile, mais quel imbécile tu es ! Mon pauvre, je me plains tellement ! Et eux, avec leurs crocs et leurs griffes, ils me plaignent aussi, mais seulement parce que ça les rassurent. Et tu entends leurs voix : regarde-moi ses grands yeux, ses yeux énormes, tellement emplis de désespoir, qu’il est émouvant ! Moi, il m’effraye ! Tu es effrayant, Valentin ! Tu es un monstre, un monstre de sensibilité !

Il saisit un objet contendant.

Et qui aime les monstres, Valentin ? Qui peut bien les aimer ? Les monstres sont faits pour être tués ou oubliés, pas pour être aimés, imbécile ! Alors Valentin ? Regarde-toi et réfléchit. Ils ne t’aiment pas, je ne t’aime pas, je ne m’aime pas, alors qui peut bien m’aimer ? Qui arriverait à t’aimer, Valentin ? Il hurle. Personne !

Il frappe le miroir avec l’objet, le miroir éclate en mille morceaux. Laurine et Adrien sursautent, grand silence. Valentin, haletant, en sueur et en larme, se regarde toujours dans le miroir brisé.

Là… Là, je m’aime. Connard !

Il sort vers le couloir.

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