Chapitre 2: Jacob

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Jacob Dessaules est un être que je connais depuis trop longtemps. On allait à la même école primaire et d’aussi loin que je me rappelle, il n’a jamais eu d’amis. Ça n’a pas changé. Mais je sens que même s’il ne parle pas, il observe, comme moi.

Les gens silencieux sont les plus dangereux, m’a déjà dit Naomi Rosier avec un regard appuyé. Chez moi, pas tant que ça. Oui, je sais des choses. J’écoute, je regarde et personne ne me voit. Mais je garde tout ça pour moi. De toute façon, je vois mal à qui je pourrais raconter ce que je sais. Mais Jacob, lui, pourrait être dangereux. Ce serait honnêtement le genre de gars qui pourrait un jour se venger de ce rejet.

Mais je ne vais pas spéculer sur son compte. Il peut faire ce qu’il veut de sa vie, je m’en fous. J’aimerais juste qu’il arrête de me regarder comme si je venais de faire quelque chose de spectaculaire. Je suis juste tombée, bon!

Je détourne les yeux pour faire cesser cet échange de regard vraiment et objectivement weird. J’ai juste envie de rentrer chez moi.

Je me remets en marche, avec tout le flot d’élèves, vers l’arrêt d’autobus.

Je m’arrête au coin de rue. Je sens un tapotement sur mon épaule. Je tourne la tête, sourcils froncés. C’est Jacob.

Je suis étonnée. Non, étonnée n’est pas le terme. Je suis soupçonneuse. Je ne pensais même pas qu’il savait que j’existais. Je savais qu’il allait avoir rapport, avec ce regard qu’il m’a lancé.

Lui, il a l’air assez engageant. Il n’a pas l’air ni d’un tueur, ni d’un intimidateur, c’est déjà ça. Je hausse un sourcil (peut-être juste dans ma tête, je n’ai pas un bon contrôle de sourcils) pour lui montrer que je l’écoute.

— Comment ça se fait que tu viens pas à l’école? me demande-t-il avec le plus grand sérieux.

— Euh… On sort de l’école, là, répond-je, perplexe.

Il me jette un regard agacé, comme si j’étais vraiment conne.

— Pas celle-là! Tu vois ce que je veux dire. Pourquoi tu fais semblant d’être comme eux?

C’est à mon tour de le fixer bizarrement. Qu’est-ce qu’il me raconte? Et il vient de me faire manquer la lumière verte pour traverser. Ça a le don de me frustrer même si je m’en fichais deux secondes plus tôt.

— Qu’est-ce que tu veux, au juste? je demande, tannée de cette conversation.

— Ben là! Coudonc, tu vois pas que je suis comme toi? dit-il, frustré pour de bon.

— Comme moi? Ok, laisse faire. Bonne fin de semaine.

L’effet serait bien réussi si je pouvais traverser la rue, mais la lumière est repassée au rouge. Je me vois donc obligée de rester sur le coin de rue avec lui.

— Ok. Je comprends, marmonne-t-il d’une voix résignée. T’as le droit de pas venir, de pas assumer, c’est ton choix, même si je le comprends juste pas.

Venir où? Assumer quoi? Je savais que cette discussion était étrange, mais ça prend d’autres proportions. Et ça pique ma curiosité.

— Et qu’est-ce que j’assume pas, selon toi? je demande sans même réfléchir.

— Ben là! s’exclame Jacob. Tes pouvoirs, ajoute-t-il en baissant la voix même s’il n’y a plus personne autour de nous.

Je le regarde, ahurie, comme s’il allait me dire « ben non, c’est une blague! ». Non, lui aussi me fixe intensément et sérieusement. C’est légèrement malaisant, mais je ne sais pas quoi répondre. C’est juste tellement pas rapport, cette réponse.

— Quoi? Je demande dans l’espoir d’avoir mal entendu ou que ce soit une blague.

— Attends… T’es au courant, hein?

— Au courant de quoi? De quoi je devrais être au courant? j’ajoute au vu de son regard troublé.

— Euh… Sérieusement? Tu me jures que t’en sais rien?

— Je sais rien de quoi? De quoi tu parles?

Je dois avoir l’air un peu paniqué parce qu’il sourcille en me voyant être aussi intense. Il reprend à voix basse.

— Que tu es une sorcière.

Étonnamment, je n’ai aucune grosse réaction. Ça devient évident dans ma tête que tout ça n’est qu’une vaste blague. Je souris et ricane même si je ne trouve pas ça drôle.

— Ha ha! Bravo… J’ai failli marcher. Bonne fin de semaine!

Merde, encore la maudite lumière qui change au rouge au mauvais moment. Il me retient par l’épaule même si ce n’est pas comme si je pouvais traverser la rue et partir.

— C’est pas une blague. Laurie-Ann, il faut que tu m’écoutes. C’est important.

Il a l’air sérieux, trop pour que ce ne soit qu’une blague. Ou sinon, il tient vraiment à m’avoir. Dans tous les cas, je n’ai pas grand choix.

À mon grand étonnement, quand la lumière passe au vert, il s’avance pour traverser. Je comprends qu’il faut que je le suive. Rendus de l’autre bord de la rue, il se tourne vers moi.

— Est-ce que tu fais quelque chose, ce soir?

— Non, je me vois répondre à mon grand désarroi.

— Ok. Tu veux que je te montre un truc?

— Quel genre de truc?

— Tu vas voir. Tu me fais confiance?

— Non.

Je suis surprise par ma propre audace. Lui ne fait qu’esquisser un sourire. Qu’est-ce qui se passe, coudonc? Qu’est-ce qu’il raconte? C’est juste fucké, ça. Je le crois pas. Mais l’affaire, c’est que lui a l’air de se croire. Et de ne pas vouloir lâcher le morceau. On attend quelque chose, l’autobus, je suppose. Qu’est-ce qu’on peut attendre d’autre à un arrêt d’autobus, de toute façon? Le silence entre nous est très malaisant. Je dis donc la première affaire qui me passe par la tête.

— Où on va?

— À un endroit où je pourrai t’en dire plus.

— T’es sérieux?

— Très.

L’autobus arrive à ce moment-là. Heureusement. On paye et on va s’asseoir au fond.

Le fond des autobus, c’est le meilleur endroit. L’endroit où il y a le plus de gens intéressants. Les gens bizarres sont en avant, les gens cools sont en arrière. C’est une règle non-écrite.

Habituellement, je m’assois sur le bord de la zone en arrière, pour pas m’incruster dans le beau tableau des gens cool. Jacob, lui, se dirige directement vers les bancs du fond du fond (je me comprends), donc je le suis.

Je fais semblant d’être très absorbée par mes souliers pendant tout le trajet, espérant ne pas avoir à lui parler. Je sais pas trop, c’est super weird comme situation. Je ne sais même plus comment je me suis retrouvée là. Est-ce que je sais où je vais? Non. Est-ce que je sais pourquoi j’y vais? Non plus. Si ça c’est pas une preuve qu’il faut que je me barre.

Jacob lui-même semble peu intéressé par ce qui se passe autour de lui, plongé dans ses pensées. Il ne sort de sa torpeur que quand les haut-parleurs signalent que le prochain arrêt est le boulevard Rosemont, c’est-à-dire mon arrêt habituel. Il sonne et se lève d’un bond, m’incitant d’un regard à faire de même.

Une fois dehors, je sens qu’on respire mieux tous les deux. Ça fait du bien. Mais je veux quand même des explications.

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