Chapitre 11. SORAYA

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Léanne avait raison. Elle m’a vite retrouvé un boulot décent. Bien chiant à mourir et sous-payé. Comme c’est la norme pour les filles comme moi qui n’ont jamais fait d’études. Le problème, c’est que je suis loin d’être conne, et que je me rends bien compte à quel point c’est un boulot de merde, de trier des biscottes trop cuites ou cassées qui défilent à toute vitesse sur un convoyeur.

Si encore je pouvais écouter de la musique… mais non, seuls le cliquetis et les vibrations des machines de conditionnement accompagnent ces huit heures de torture pour mes yeux. Mon ennui n’en finit plus.

Je sursaute quand une caisse en plastique s’abat sur la table en inox à côté de moi. Séverin – « Sert-à-rien », comme le surnomment les collègues – me toise avec mépris. C’est le chef de ligne et il en a après moi aujourd’hui, apparemment.

— Ça, c’est le prélèvement de ce matin au contrôle qualité, me dit-il de son habituel ton désagréable.

Je jette un œil dans la caisse. Plusieurs biscottes cassées et des miettes jonchent le fond.

— Il ne me semble pas avoir laissé passer des cassées, fais-je, dubitative.

— Je ne te parle pas de leur état, mais de la couleur. Tu vois bien qu’elles sont trop cuites ! C’est trop foncé !

Elles sont peut-être un peu plus brunes que d’habitude mais ça ne m’a pas sauté aux yeux. Agacé, il attrape la feuille plastifiée posée sur le pupitre de la machine et me la met presque sous le nez.

— C’est pas compliqué pourtant, tu prends le nuancier, tu regardes : là, c’est conforme, et là, c’est pas conforme ! Pas besoin d’avoir bac+5 pour ça !

Mais va chier !

— Samira, ajoute-t-il avec toute l’autorité dont il se croit investi, si tu ne fais pas plus attention, je ferai sauter ta prime qualité le mois prochain.

J’ai envie de ricaner. Ma « prime qualité ». Trente balles bruts pour motiver le personnel à respecter les règles d’hygiène et les consignes qualité. Tu parles que ça motive ! Moi je trouve que c’est du foutage de gueule. Et puis si ces crétins réglaient correctement le tunnel de cuisson, j’aurais moins de boulot. Mais je me tais. Ce qui ne me ressemble pas, d’ailleurs.

Le chef de ligne est un connard suffisant. Comme la plupart des chefs. Il n’a pratiquement que des femmes sur sa chaîne de production et j’ai remarqué qu’il exploite largement les querelles féminines. Il use de favoritisme quand bon lui semble et alimente les tensions des filles entre elles. Diviser pour mieux régner.

Je pourrais accéder à un poste moins chiant et peut-être même avoir une augmentation simplement en lui tripotant un peu les couilles au fond de la réserve, à l’abri des regards. C’est ce que ferait Soraya, mon ancienne moi. Mais j’ai promis à Léanne – enfin, je veux dire Maëva – que je me tiendrai à carreaux désormais. Il faut que j’arrête de faire ma pute et que j’apprenne à obtenir les choses autrement.

— Je ferai attention, excusez-moi. En fin de journée, je distingue moins bien les couleurs à cause de l’éclairage aux néons.

— Si tu n’es pas capable de tenir ton poste toute la journée, j’ai déjà dix autres intérimaires qui veulent bosser à ta place.

Ferme-la, Sam ! Bordel, comme il me manque le temps des faciales à quatre-cent balles ! J’inspire à fond avant de répondre :

— Je vais être plus vigilante.

* * * * *

— Je vais tuer ce petit salopard arrogant !

Je décharge ma colère auprès de Léanne en arrivant à la maison, après avoir jeté mon sac à dos sur le sol de l’entrée.

— Pitié, Sam, gémit-elle sur le canapé où elle est allongée. J’ai déjà mal à la tête.

Je m’agenouille à côté d’elle.

— Ça ne va pas, ma belle ?

Elle grogne, les yeux fermés, la main sur le front.

— Je vais te chercher du paracétamol ? dis-je en caressant ses longs cheveux blond cendré.

— Nan c’est bon, merci, j’en ai déjà pris un. Il faut juste… juste que ça fasse effet.

Léanne m’inquiète. Depuis quelques jours, je lui trouve le teint terne, les traits fatigués. Le soir quand elle rentre du travail, elle passe le plus clair de son temps dans sa chambre sur son PC. Elle laisse la moitié de son assiette au dîner. Et même mes blagues les plus drôles retombent à plat avec lourdeur.

Il faut dire que décembre est une sale période. Il fait nuit tellement tôt, nous manquons de soleil. Les fêtes de fin d’année approchant, nous nous sentons toutes deux un peu moroses. Noël est un moment que nous devrions passer en famille. Mais ça fait longtemps que nous n’en avons plus. C’est Léanne ma famille, depuis bientôt sept ans.

— Tu veux qu’on en parle ? lui demandé-je d’une voix douce.

— Et de quoi ? soupire-t-elle.

— De ce qui te préoccupe. Ne me prends pas pour une abrutie, je te connais par cœur.

— J’ai pas envie d’en parler.

— C’est le boulot.

Ce n’est pas une question, car je suis à peu près sûre que c’est ça. Nous sortons peu, et généralement ensemble. A part le travail, il n’y a pas un milliard d’activités qui nous occupent. Léanne ne répond pas.

— Parce que je doute que ce soit un mec, dis-je en réfléchissant à voix haute, sinon j’espère bien que tu m’en aurais parlé. D’ailleurs, c’est peut-être ça ton problème, ça fait combien de temps que t’as pas baisé ?

— Je t’en prie, Sam ! fait-elle en se relevant, visiblement exaspérée.

— Mais quoi ! Parle-moi un peu !

Léanne marche jusqu’à sa chambre et s’affale sur son lit sur le ventre. Je la suis, en bonne sans-gêne que je suis.

— Alors ?

Je l’entends marmonner qu’elle va me tuer, la tête dans l’oreiller.

— Ok, soupire-t-elle. C’est le boulot. Voilà.

Je m’assois sur le lit.

— Ça ne se passe pas bien ?

— Si, si. Juste beaucoup de travail.

— Tu mens.

Elle me regarde, offusquée. Je soutiens son regard sans ciller. Elle capitule.

— Il y a un homme… non, en fait il y en a deux, et…

— Quoi tu te tapes plusieurs mecs à ton taf ? la coupé-je avec un sifflement.

Elle me lance l’oreiller que j’esquive lestement.

— Mais pas du tout ! Tu veux bien arrêter deux minutes de faire la conne ?

Je glousse en récupérant l’oreiller par terre.

— Pour faire simple, je pense qu’il y a quelque chose de pas clair chez ces deux messieurs. Je le sens, mais j’ai beau chercher, je ne trouve rien. Ça me prend méchamment la tête.

— Quoi de pas clair ? demandé-je en fronçant les sourcils.

Elle hésite.

— Je ne peux pas te l’expliquer. C’est une intuition. C’est… viscéral.

— Tu veux que je cherche avec toi ? Je suis plutôt douée pour fouiner, tu sais !

— Oh je sais et je t’assure que je n’ai aucun besoin de ton aide, ni aucune envie que tu mettes ton nez là-dedans ! Je t’en parle juste pour que tu me foutes la paix avec tes questions.

C’est loin de me satisfaire. Pire, ça ne fait qu’éveiller ma curiosité. J’aurais été parfaite dans le rôle de la femme de Barbe-Bleue. N’ouvre pas cette porte ! Oh siiii, il faut que je l’ouvre maintenant que tu m’en parles !

— D’accord… et je peux en savoir plus sur les deux gars en question ?

— Non, tranche Léanne. Ça suffit maintenant.

C’est sans appel. Je m’allonge sur le dos à ses côtés.

— Pff… bon, alors je peux au moins avoir ta parole que si tu t’aperçois d’un truc louche tu m’en parleras immédiatement ?

— C’est promis.

— Parfait, dis-je, réjouie. Puisque tu as été sage, je vais te préparer un petit risotto aux petits pois et aux champignons.

Mon amie prend ma main et la porte à ses lèvres.

— J’ai beaucoup de chances de t’avoir.

Je secoue la tête. N’importe quoi. Sans elle je serais encore sur les docks de Marseille à tapiner et à me faire racketter. Ou à fond de cale de cette saloperie de tanker. C’est moi qui ai de la chance de l’avoir dans ma vie.

Au dîner, Léanne me questionne sur ma journée. J’en profite pour qualifier mon chef de ligne de tous les noms grossiers qui me viennent en tête et pour attribuer son insupportable attitude à une probable petitesse de son appendice sexuel.

Je m’arrête dans mon monologue. Je vois bien que Léanne ne m’écoute pas du tout. Du bout de sa fourchette, elle triture un petit pois jusqu’à faire éclater la coque et jaillir la minuscule purée verte. Devant mon silence soudain, elle repose vivement ma fourchette et finit par me sortir :

— En fait, t’as raison. Il faut que je baise ! J’en peux plus ! s’écrie-t-elle. Je suis fatiguée, je suis énervée, je déteste Noël et ces putains de marchés blindés de monde, et j’ai envie qu’on me saute un bon coup sans me poser de questions !

D’abord ahurie, je finis par éclater de rire.

— Ah ben voilà, on progresse ! Tu sais ce qu’on devrait faire ce soir ? Sortir !

— Non, pas ce soir, tranche-t-elle en me coupant dans mon élan d’excitation. Je n’ai pas le courage d’aller dans un bar, il y a trop de monde avec les marchés de Noël.

— Tinder, alors. Tu as toujours ton compte ? Chasse rapide. Deux mecs. Ils se déplacent jusqu’ici. Speed sex. Et ensuite ils dégagent. Rapidement.

La bouche de Léanne se plisse, signe qu’elle envisage cette possibilité. Un plan cul vite fait et sans logistique. Servi sur un plateau. Il y a de quoi se laisser tenter. Elle prend son smartphone et pianote dessus distraitement.

— Je ne me rappelle même plus de mon mot de passe pour l’appli. Ça fait un bail.

Je lève les yeux au ciel.

— C’est bien ce qu’on disait : faut vraiment que tu t’envoies en l’air, Léanne !

— Maëva, me corrige-t-elle avec un air sévère. Fais attention quand ils seront là.

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