Chapitre 5 : Bourrasque arctique

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Je saisis l'occasion et commande une troisième vodka, tout en tendant le réceptacle translucide vide au serveur. Il me faut bien ça pour passer l'éponge sur l'attitude nonchalante et clairement je-m'en-foutiste de Xavier. Cela dit, qu'il porte cette tenue décontractée et qu'il ait abandonné son habituelle et morne tenue de travail, me plait bien. Je peux enfin le voir débarrassé de son costume de suffisance.

Nos verres arrivent, il me regarde à peine. Pas un bonsoir, pas un signe de la tête. Rien. Peut-être que je l'impressionne. Ou alors, il se dit qu'il préfèrerait être partout ailleurs plutôt qu'ici. Je ne le force à rien après tout. Il aurait très bien pu ne pas venir... Mais il est venu. Je remporte donc la première bataille. Je soulève ma vodka et ses glaçons, en lui adressant un clin d'œil discret. Je laisse l'alcool sirupeux couler dans ma bouche. La caresse ardente du liquide sur ma langue m'électrise. Elle me fait me sentir puissante. Je sais que je ne lui plais pas, je sais qu'il s'est forcé à venir. Sauf que cela m'attise, j'ai le goût du défi, et s'il pense qu'après ce repas je vais abandonner, il se trompe.

Constatant que nous ne nous disons rien et que nous restons interdits, le garçon s'avance vers nous et nous tend une carte chacun. Je l'interromps dans son mouvement machinal.

"En entrée, nous prendrons une assiette de foie gras et sa compotée d'oignons. Nous la partagerons. Pour la suite, monsieur prendra un émincé de bœuf avec ses pommes grenailles et son lit de ratatouille. Le bœuf, il le désire ainsi : pas saignant, pas bleu, entre les deux. Quant à moi, je prendrai les ailes de raie. Vous nous rajouterez une bouteille de Monbazillac 2008. Je vous remercie."

Je me contente de lui sourire. Commençant à me sentir très légèrement éméchée.

J'arrête aussitôt le serveur :

"Pas de Monbazillac pour moi. Un Chardonnay 2010."

Il accuse réception d'un signe de tête et tourne vivement les talons. Je me tourne alors vers la femme dont les effluves de vodka me chatouillent désagréablement les narines. Je me sens agressé par sa démarche et j'ai bien l'intention de le lui signifier. C'est donc sourcils froncés et bras croisés que je m'adresse à elle, mes yeux fuyant son regard bleu au profit de sa chevelure noire et frisée :

"Je ne sais pas d'où vous prétendez connaître mes goûts mais je n'aime que les vins blancs secs. Puis-je savoir qui vous êtes et ce que vous me voulez ?".

J'entoure de mes longs doigts mon verre, en fais remuer la substance qu'il contient d'un mouvement régulier de poignet. Je reste coite face à sa question. Son regard cherche quelque chose chez moi. Peut-être essaye-t-il de se dégoûter de ma vue, j'amène la vodka sur mes lèvres, en bois une petite gorgée. Je repose le récipient, et souris à mon interlocuteur.

"Je suis contente que tu préfères le Chardonnay, comme tu le constates sûrement, je préfère les boissons aux saveurs prononcées à la douceur. Ne me vouvoie pas, j'ai toujours détesté ça."

Je passe mes ongles dans mes cheveux, crée une ou deux boucles, puis les laisse retomber.

"Je m'appelle Éléonore, je suis informaticienne, c'est moi qui ai réparé votre réseau informatique... Enfin, c'est moi qui le répare, puisque tous les mois, quelqu'un semble s'amuser à tout faire planter. Ce que je te veux... La réponse me semble simple. Toi. Depuis que je me suis approchée de ton aura, quelque chose m'interpelle sans cesse..."

Il reste de marbre.

"Je t'effraie ? "

J'en reste bouche bée. Elle me demande si elle m'effraie ! Pourquoi diable serais-je effrayé par cette femme qui prétend "Me" vouloir et se pavane devant moi avec des attitudes qu'elle croit séductrices ? Je bois une gorgée de mon bourbon et affiche un rictus assorti à un nouveau froncement de sourcils :

"Votre proposition ne m'intéresse pas le moins du monde. Par contre, je veux bien que vous me fassiez un rapport sur ces pannes".

Ceci déclaré, je cherche du regard notre serveur, espérant qu'il nous amène l'entrée. J'ai hâte de rentrer chez-moi.

" Ahem... Je t'ai pourtant demandé de me tutoyer. Je suppose que tu dois ne pas être habitué à l'être toi-même... Mais quitte à briser cette habitude de me mettre des lapins, tu aurais pu briser tes chaînes coutumières."

J'ai bien compris qu'il cherche à éviter la familiarité. Voyons voir comment il réagit, alors. Je sais bien que je ne suis pas son type de femme. C'est bien le problème lorsque l'on est une fondue de l'informatique comme je le suis... On en apprend beaucoup, et trop vite sur les autres personnes.

"J'imagine que toi, tu préfères les blondes qui sont déshabillées avant même que tu n'aies eu le temps de baisser ta braguette... Cela dit, payer pour voir du porno c'est un peu limite... Surtout au travail. Enfin, je ne suis pas là pour te juger, tu sais, moi aussi je sais m'amuser seule. Cependant voilà, quand on possède un réseau informatique professionnel aussi développé, ce genre de sites à tendance à déclencher une alerte quant à la protection des données, et active un blocage dès lors qu'un mouvement bancaire est effectué hors logiciel de comptabilité. Je suis donc obligée d'intervenir dans l'ombre pour éviter que le matin, toi et ta secrétaire soyez privés d'une connexion et donc de l'accès à vos bureaux virtuels. Rassure-toi, j'ai dû effectuer des maintenances pour des motifs bien plus obscurs. Hic. Oups, excuse-moi. La troisième vodka fait son effet. Cependant, il ne faut pas s'en faire, tout ce que je sais est top confidentiel ! Je pourrais perdre mon droit d'exercer si je divulguais ce genre d'informations. À proprement parler, ce ne sont donc pas des pannes... Plutôt des... Des provocations indirectes. Mais ce n'est qu'un fantasme bien sûr, je sais très bien que tu ne pouvais pas imaginer qu'une femme comme moi, soit à l'origine du bon fonctionnement de tout ça. J'ai bien vu comment tu me dévisages quand mes mimiques m'échappent. Tu as peut-être raison de croire que je suis un peu simplette, mais, attention, il ne faut pas se fier aux apparences." terminai-je en lui adressant un autre clin d'œil discret.

Je sens mes oreilles s'enflammer devant l'énormité de ce qu'elle vient de me sortir. Je recule brusquement et jette ma serviette sur la table. J'hésite un instant à lui signifier que je n'ai plus ne serait-ce que pensé au sexe depuis que Marianne est décédée, mais ça ne la regarde vraiment pas.

"Au lieu de porter des accusations infondées, vous feriez-mieux d'avoir pris note que j'ai sous mes ordres une équipe de quinze personnes. Je m'en vais de ce pas enquêter sur lequel de mes employés se permet de telles libertés et le remercier comme il se doit. Quant à vous, si vous deviez à nouveau intervenir dans ma société, j'exige que vous me fassiez un rapport d'incident complet avant et après chaque intervention. Voyez avec ma secrétaire pour ma ligne directe. Cette conversation m'a coupé l'appétit. Je vous laisse donc à votre foie gras et tutti quanti. Bonne soirée, Madame."

Je manque de bousculer le serveur en quittant l'établissement. Le bourbon, qui n'a pas été épongé par quoi que ce soit, me monte un peu à la tête. Je regagne vivement ma chère Supra et décide d'aller me défouler sur une petite route de campagne que j'aime bien. J'ai besoin de me changer les idées, là.

J'ai essayé de le retenir, mais il est reparti si vite. Je ne sais pas ce qui a fait tilt chez lui, mais j'ai dû toucher un point trop sensible. Quelque chose qui expliquerait peut-être son attitude habituelle. Je fais signe au serveur d'annuler la sole, je vais me faire la pièce de bœuf, j'en ai clairement besoin.

Le garçon semble vouloir me consoler, je lui adresse un regard noir, mes yeux lui crient "Dans tes rêves mon poussin, tu n’as pas ce qu'il me faut."

Je dévore le foie gras, tout en terminant mon verre de vodka. Je demande à l'hôte de ne pas m'ouvrir la bouteille de vin, je ne vais plus être capable de rentrer sinon. Enfin, l'émincé sanguinolent m'est apporté, je le mange en quelques instants, prends la bouteille sous le bras, et me dirige vers l'office pour régler la note. Cette soirée s'apparente à l'abîme de la galanterie tout de même.

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