La Malédiction Inversée

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Le matin se leva sur Misérabilis, baigné d’une lumière douce et chaleureuse. Pour la première fois depuis des générations, personne ne s’était réveillé avec un pot de fleurs sur la tête ou un pigeon collé au visage.
Le réveil sonna à l’heure. L’eau du robinet coulait droite. Le café n’avait ni débordé, ni goût de pneu fondu. Bref, tout allait bien. Et c’était terrifiant.
Jean-Désastre ouvrit les yeux, s’étira lentement et posa le pied par terre. Rien ne se passa.
— C’est… c’est impossible…
Il fit quelques pas hésitants vers la porte, puis vers l’escalier. Pas de chute, pas de banane, pas de tapis traître. Il arriva en bas en un seul morceau.
Il hésita même à se jeter volontairement sur le sol, juste pour voir. Mais il n’y avait rien sur quoi trébucher. Pas de coin de meuble vengeur, pas de rayon de soleil dans l’œil au mauvais moment.
— Trop calme… murmura-t-il. C’est une embuscade cosmique.


— Je suis… normal ?
Il rit nerveusement, mais au fond de lui, une sensation étrange s’installait : celle du vide.
Pendant ce temps, Gisèle se regardait dans le miroir. Pas une égratignure, pas une tache, pas de pigeon suspendu au lustre prêt à lui réserver une surprise aérienne.
— Je suis… belle… de jour ?
Elle se pinça. Rien. Elle cligna des yeux. Toujours pas de jet de ketchup tombé du ciel. Même son reflet, jusqu’ici persécuté, lui souriait. Un sourire paisible. Trop paisible.
Et si elle n’était plus Gisèle ? Et si sa beauté était un piège ?
Elle fit quelques pas dehors. Personne ne la regarda de travers. Aucun vent sournois ne vint soulever sa jupe. Les passants la saluèrent même avec un sourire sincère.
Mais au lieu d’être heureuse, Gisèle sentit une angoisse monter en elle, comme si quelque chose clochait.
Roger, lui, avait passé la nuit à préparer son pain avec soin, sans utiliser d’ingrédients douteux ou expérimentaux. À l’aube, il sortit la première baguette du four… dorée, croustillante, parfaite.
Il prit une bouchée.
— Délicieuse…
Puis il regarda ses mains, tremblantes.
— Qu’ai-je fait… ?
Il essaya de rater son prochain pain. Il mit du savon à la place de la levure. Résultat : une brioche moelleuse au parfum floral, vendue comme "produit de luxe" dans tout le village. Il sentit une larme couler. Il ne contrôlait plus rien. Même ses échecs avaient du succès.
Le Vide Cosmique
Les heures passèrent. Les rumeurs cessèrent. Les disputes s’éteignirent. Même les moustiques ne piquaient plus.
Le vide n’était pas seulement autour d’eux… il s’était installé en eux.
Personne ne trébuchait. Personne ne se plaignait.
Le maire, d’ordinaire harcelé pour les coupures d’eau ou les attaques de pigeons volants, fixait son bureau vide. Il n’avait reçu aucune plainte. Il alla jusqu’à en rédiger une lui-même, qu’il glissa discrètement dans l’urne des doléances.
— Pour le principe, murmura-t-il.
— C’est étrange… Personne n’est venu râler depuis ce matin.
Les plaintes faisaient partie de l’écosystème de Misérabilis. Sans souffrance, la vie perdait son sel.
Jean-Désastre passa l’après-midi à marcher en ligne droite sans se cogner, mais chaque pas lui pesait davantage.
Gisèle se retrouva seule chez elle, sans même une fenêtre à réparer ou une jupe trempée.
Roger pleurait doucement sur sa pile de pains parfaits, son tablier couvert de farine immaculée.
— Je veux que quelqu’un crache sur ma mie…
Bernard, lui, était satisfait.
— Vous voyez ? Je vous l’avais dit ! Nous sommes enfin libres !
Mais personne ne répondit.
Parce que personne ne riait plus. Le silence s’était changé en prison.
Leur âme en cage d’or.
Et pour la première fois depuis des siècles… ils regrettaient la poisse.
Misérabilis, sans malchance, était devenu… un enfer sans saveur.
La malédiction n’avait pas disparu. Elle s’était juste inversée.
Et l’Univers n’aime pas qu’on joue avec ses blagues.

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