Chapitre 2 : l'attaque
Des rires émanaient de la maison de Sorenn et Bragg, où Léna avait décidé de rester pour être aux côtés du jeune homme durant ses dernières heures dans la contrée de Rochebois. Une contrée qui l'aimait tant et qui avait été fondée il y a cent ans par le pirate James de Rochebois.
Nos trois compères avaient passé le reste de la journée à boire du cidre de miel et à jouer aux cartes. Le soleil était en train de se coucher, teintant le ciel d'une couleur orangée. C'est à ce moment que Léna décida de rentrer chez elle. Elle remarqua que Sorenn était affalé, ivre, sur le fauteuil du salon. Bragg avait quitté la maison et s'était installé devant l'entrée, contemplant le ciel avec un air songeur.
Léna jeta un dernier regard admiratif à Sorenn, puis se dirigea vers la porte entrouverte. Elle déclara à Bragg qui était toujours assis devant l'entrée : "Je n'arrive pas à croire qu'il s'en va demain." Bragg répondit : "C'est pareil pour moi." Après un bref instant d'hésitation, Léna ajouta : "Pourquoi n'essayes-tu pas de le dissuader d'entrer dans l'Ordre ? Après tout, tu en as fait partie. Tu sais mieux que quiconque à quel point c'est dangereux."
Le chien marqua une pause silencieuse de plusieurs secondes, puis déclara : "Tu ne penses pas qu'il est aussi dangereux de rester ici, d'attendre un possible attaque des fléaux ? Je préfère qu'il apprenne à se défendre plutôt que de vivre dans la crainte, surtout après ce qui lui est arrivé." Léna le questionna : "Mais... ce n'est pas déjà ce que tu fais en l'entraînant tous les jours ?" Bragg répondit : "Seule l'Anumancie permet d'affronter un fléau. Malheureusement, je ne pourrai pas lui enseigner tant qu'il n'aura pas d'anneaux. De nos jours, seul l'Ordre pourrait lui fournir un anneau en toute sécurité."
À ces mots, Léna baissa la tête comme résignée. "Tu diras au revoir à Sorenn de ma part," ajoute-t-elle, ce qui étonna Bragg. Avant même qu'il ne puisse dire un mot, elle continua, les yeux au bord des larmes : "Je n'ai jamais été douée pour les adieux." Puis elle tourna la tête vers la porte entre-ouverte, salua Bragg d'un signe de la main et s'en alla.
Le reste de la soirée fut anormalement calme. Sorenn était toujours affalé sur le fauteuil, marmonnant des phrases incompréhensibles dans son sommeil. Bragg, quant à lui, dormait sur le sol.
Le lendemain matin, le soleil s'était levé depuis une heure environ. Le ciel était clair, sans le moindre nuage venant obscurcir sa teinte bleue. Dans la maison, Sorenn avait déjà effectué sa toilette matinale. Il se tenait dans la seule chambre de l'étage, face à un miroir. Le jeune homme boutonnait sa chemise en toile beige, contrastant avec son pantalon noir en toile. Ses bottes en cuir noir complétaient sa tenue, donnant à sa silhouette une allure harmonieuse.
Descendant l'escalier en bois en quelques pas, Sorenn aperçut Bragg qui l'attendait avec un sac à dos posé à ses pattes. "Miracle, tu as pu te préparer en moins d'une heure," lança Bragg avec une pointe d'ironie. Ignorant la remarque, Sorenn ne pouvait dissimuler son anxiété, même s'il essayait de le faire.
Il saisit le sac et en passa une bretelle sur son épaule gauche. Prenant une profonde inspiration, il déclara à son compagnon canin : "On y va ?" Les deux amis se dirigèrent vers la porte, mais Sorenn ne put s'empêcher de se retourner une dernière fois pour contempler la maison qui avait été son foyer toute sa vie. Il l'aimait tant, cette demeure.
Déjà plusieurs minutes s'étaient écoulées depuis leur départ de la maison. Ils marchaient maintenant sur un chemin de terre bordé d'arbres fruitiers. Cette route les mènerait tout droit au centre de la contrée, où se trouvait l'unique aérodrome de Rochebois. Bragg profitait de l'occasion pour rappeler à Sorenn les étapes du voyage jusqu'à la contrée de Briseclaire, située au nord du continent. Après tout, Sorenn n'avait jamais voyagé seul et aussi loin.
"Inutile de me le répéter cinquante fois," affirma Sorenn d'un ton légèrement agacé. "J'ai appris le trajet par cœur. Je sais exactement où je dois aller, ne t'inquiète pas." Bragg répondit avec un brin de sagesse : "Un bon soldat est un soldat préparé." Puis il continua à répéter les étapes du trajet, ce qui fit sourire le jeune homme, effaçant toute trace d'agacement face aux radotages de son ami.
Ils atteignirent le centre de la contrée en moins de vingt minutes. Les arbres fruitiers cédèrent la place à des ensembles de maisons en briques pour certaines, en bois pour d'autres. De simples clôtures en bois délimitaient chaque terrain. Le calme des vergers se transforma en bruits animés émanant des habitations. L'odeur des fruits fut remplacée par celle du bois brûlé émanant des cheminées.
Les habitants s'affairaient à différentes tâches le long des maisons, ce qui surprit Sorenn qui ne s'attendait pas à un tel dynamisme dès le matin. Les deux amis devaient encore traverser le centre pour rejoindre l'aérodrome, qui se dressait comme un point de convergence au cœur de la contrée.
Soudain, Sorenn s'arrêta brusquement, plongé dans ses pensées. Son regard se posa sur une maison plus éloignée, en bas de la rue principale. "Ce serait idiot de partir comme ça," marmonna-t il. Avant qu'il puisse ajouter quoi que ce soit, Bragg l'interrompit en disant : "C'est vrai qu'elle avait affirmé ne pas aimer les adieux, mais tu risques de partir pour un moment, alors vas-y... Va la voir."
Un léger sourire se dessina sur le visage de Sorenn. Malgré son apparence bourrue, Bragg se montrait toujours compréhensif. "Je n'en aurai que pour quelques minutes," répondit-il en se retournant et en se mettant à courir à grandes enjambées.
Avant d'être trop éloigné, Bragg cria : "Je t'attendrai à la taverne du bout de la rue !" Sorenn leva le pouce en l'air pour lui montrer qu'il avait bien entendu. Puis il poursuivit sa course vers la maison lointaine.
Bragg continua son chemin pendant quelques minutes supplémentaires. La taverne était déjà visible à quelques pas lorsque soudain, un frisson parcourut tout son corps. Le ciel bleu se transforma en un gris nuageux, la température chuta brusquement et le vent se leva, soufflant de plus en plus fort.
Le chien leva les yeux vers le ciel, une expression d'horreur se lisant sur son visage. Une ombre sombre flottait dans les airs, à contrejour. On pouvait à peine deviner sa silhouette et ce qui semblait être une cape en lambeaux flottant au gré du vent.
Sans qu'il ne puisse réagir, une immense onde de choc le frappa et l'envoya s'écraser contre une maison en bois plus loin. La toiture s'effondra sur lui à l'impact, projetant ses débris dans l'air avec un fracas assourdissant.
Le bruit de l'effondrement fit jaillir les habitants de leurs demeures, attirés par la soudaine violence du phénomène. Ceux qui étaient déjà à l'extérieur levèrent les yeux vers le ciel, leurs visages affichant une terreur indicible. D'un mouvement concerté, ils se dispersèrent dans toutes les directions, cherchant désespérément un abri face à une menace qu'ils ne pouvaient comprendre.
L'être ombré, dont le visage était dissimulé sous une cagoule noire, ne laissant entrevoir qu'une bouche sinistre. Sa peau, pâle et décharnée, était à peine visible dans l'obscurité. Son corps filiforme était enveloppé dans une combinaison ténébreuse, recouverte d'une suie noire semblant émaner des abysses. Des sangles sombres ornaient çà et là son apparence, accentuant sa présence inquiétante. Seules ses mains et ses pieds, tout aussi décharnés et pâles, étaient dénudés de ce voile spectral.
Sorenn s'interrompit brusquement dans sa course, alerté par les bruits de fracas qui résonnaient au loin. Un frisson d'effroi parcourut tout son corps.
"C'est du côté de Bragg", pensa le jeune homme, jetant un regard inquiet en direction de la maison de Léna, qui n'était plus très loin. Mais les cris des paysans se faisaient de plus en plus insistants, le poussant à rebrousser chemin pour vérifier si son ami était en danger.
Il dévala le chemin encore plus rapidement qu'à l'aller et se rapprochait des agitations lorsque soudain une horde d'habitants affolés se précipita dans sa direction. Sorenn fit appel à toute l'agilité qu'il avait acquise lors de ses nombreux entraînements avec Bragg pour se faufiler entre le flot de passants qui déferlaient à contre-courant.
Arrivé près des premières maisons effondrées suite à l'affrontement, son corps frissonna à nouveau. Il leva les yeux vers le ciel orageux et distingua nettement l'ombre flottante qui s'y dessinait.
Il ne lui fallut qu'un instant pour reconnaître la créature en question. "Un fléau", murmura-t-il à voix haute. Aussitôt, il bondit sur le côté et se cacha derrière un débris qui formait une cachette idéale pour échapper au regard de l'ombre flottante.
Sorenn prit un instant pour se remémorer les paroles de Bragg à propos des fléaux et des mesures à prendre en leur présence, mais rien ne parvenait à ses pensées. Il ne parvenait pas à rassembler ses souvenirs pour en tirer un conseil qui lui permettrait de survivre.
Jetant un coup d'œil rapide aux alentours, il pensa anxieusement : "Bragg, où es-tu ?" Son cœur battait comme un tambour, et tout son corps tremblait de terreur. Un nouveau coup d'œil lui permit d'apercevoir d'autres habitants qui se cachaient.
La créature se tenait à trois ou quatre mètres du sol, scrutant la zone. Soudain, deux personnes, un homme et une femme, décidèrent de sortir de leur cachette et de fuir dans la direction opposée au regard de l'ombre flottante. Malheureusement pour eux, leurs mouvements attirèrent l'attention de l'ombre.
D'un seul mouvement, la créature se retrouva au-dessus des malheureux. Elle ouvrit la bouche et deux filaments transparents, semblables à des cordes, en surgirent à une vitesse sidérante. Ils enroulèrent les corps des deux habitants, pénétrant par leurs bouches, et l'homme et la femme se mirent à suffoquer, comme s'ils étaient en train de se noyer. Leurs corps furent soulevés à quelques mètres du sol.
Sorenn observait la scène au loin. Il savait qu'il devait intervenir, mais son corps refusait de bouger. Le jeune homme ferma les yeux et frappa le sol devant son impuissance.
Les pensées de Sorenn furent inter rompues par le bruit sourd des corps sans vie des deux habitants qui heurtaient le sol. Une voix enfantine, pleine de détresse, s'éleva parmi les décombres à côté des corps. Sous cet abri de fortune formé par les débris, une petite fille en émergea, couverte de poussière et en pleurs, ignorant les mouvements de la créature qui se tenait désormais au-dessus d'elle.
À la vue de ce spectacle déchirant, Sorenn serra les dents, incapable de refréner ses tremblements. Lorsque la créature ouvrit de nouveau sa bouche, les mêmes filaments transparents jaillirent, prêts à attaquer la petite fille.
Sorenn lança un dernier regard désespéré aux habitants dissimulés derrière les débris, espérant qu'un d'entre eux agirait. Puis, puisant une inspiration rapide, dans un geste instinctif, il sortit de sa cachette et se précipita vers la petite fille à une vitesse presque surhumaine. D'un geste brusque, il l'attrapa et entama une course effrénée en sens inverse de la créature.
Cette dernière lança ses filaments transparents à leur poursuite, mais Sorenn, dont l'agilité dans les déplacements n'avait rien à envier à celle d'un félin, sautait d'un débris à un autre, entre les maisons effondrées, malgré le poids de la jeune fille qu'il portait dans ses bras.
Le filament transparent les pourchassait toujours, mais d'un bond sur le côté, Sorenn et la petite fille semblèrent disparaître. En réalité, ils avaient trouvé refuge derrière un mur partiellement effondré.
Le jeune homme, adossé au mur, tentait de reprendre son souffle, peinant à le retenir. Il posa un regard protecteur sur la petite fille qu'il tenait de son bras gauche, tandis que de son bras droit, il porta un doigt à sa bouche pour lui indiquer de rester silencieuse.
Alors qu'il tentait d'entrevoir furtivement la créature, une partie du mur qui dissimulait les deux malheureux s'effondra, le fracas des pierres tombant au sol attira de nouveau l'attention de l'ombre. Avec la même vitesse impressionnante dont avait fait preuve l'ombre précédemment, la créature se trouvait maintenant face à eux, la bouche ouverte, les filaments se précipitant vers ce qu'elle considérait comme ses proies.
Sorenn, dans un geste désespéré, projeta la petite fille sur le côté, tandis que le filament s'enroulait autour de son propre corps et s'engouffrait dans sa bouche. Jamais le jeune homme n'avait ressenti une telle sensation, celle de manquer d'air, celle de se noyer. Alors que son corps s'élevait à la hauteur de l'ombre, Sorenn pouvait sentir l'étrange filament fouiller ses entrailles, la vie semblant quitter son corps, la lumière de ses yeux s'éteignant peu à peu.
Jamais il ne rejoindrait l'Ordre, jamais il ne pourrait accomplir son objectif de tuer celui qui lui avait pris ses parents, ce "voleur de chance", pensa-t-il dans son agonie. "Pardon, Bragg", pensa-t-il une dernière fois, mais cette ultime pensée, celle de son ami qui avait mis sa propre carrière au sein de l'Ordre de côté pour le former, cette dernière pensée le galvanisa.
D'un geste, il saisit de ses deux mains le filament étrangement tangible et le brisa. Son corps qui flottait à cause du filament s'écrasa sur terre, et le jeune homme se rattrapa pour éviter de tomber tête la première.
La créature s'interrompit, comme si elle était surprise, et se déplaça vers le jeune homme qui reprenait son souffle, affalé à genoux.
"Im... Impossible... toi... comment", balbutia une voix lugubre qui semblait sortir de la bouche de la créature.
À ces mots, Sorenn, qui avait le dos tourné à la créature, se retourna brusquement.
"Il... a parlé", dit-il à voix haute, d'une voix hésitante.
Sorenn ne pouvait pas croire ses yeux. il était impossible qu'un fléau puisse parler, pensa t'il.
En un instant, la créature se posta devant le jeune homme, sans qu'il puisse esquisser le moindre geste. Avec une grâce qui ne lui était pas devinable, la créature le fit flotter.
Elle approcha sa tête de l'oreille du jeune homme et lui murmura un nom. À ces mots, le jeune homme trembla d'effroi. La créature relâcha son emprise et, après lui avoir lancé un dernier regard, s'envola au loin.
Sorenn, qui avait réussi à se rattraper une seconde fois pour ne pas tomber, s'effondra cette fois-ci de tout son poids, s'agenouillant, les larmes coulant de ses yeux, tandis qu'il se remémorait ce que la créature avait murmuré.
"Ce... ce nom... pourquoi", sanglotait le jeune homme.
Au loin, à l'entrée de la contrée, deux hommes habillés de capes bleu nuit et dont on pouvait distinguer un anneau à leurs doigts contemplaient les dégâts causés par le fléau.
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