Prologue
Je tombe sur cette ville depuis toujours.
Pluie fine, pluie drue, bruine, averse, crachin, déluge — je prends toutes les formes. Je connais chaque pavé, chaque ardoise, chaque gouttière. Je glisse sur les pierres blondes de la cathédrale, je remplis les rigoles, je tambourine aux carreaux. Les gens lèvent leur parapluie, relèvent leur col, pressent le pas. Ils me maudissent parfois. Encore la pluie. Toujours la pluie. Comme si j'étais une punition.
Ils se trompent.
Je ne suis pas une ennemie. Je suis une alliée. Une confidente. Un prétexte.
Je lave ce qui doit l'être. Je révèle ce qui est caché. Je fais briller les pierres comme des joyaux mouillés. Et surtout, sous mon voile, les gens osent enfin se montrer. Parce que quand il pleut, on baisse la garde. On court ensemble jusqu'à un porche. On partage un parapluie. On se frôle. On se parle, juste pour dire : « Il pleut, encore. » Et parfois, ces trois mots suffisent pour qu'une histoire commence.
Bayeux me connaît bien. Nous sommes vieilles complices, elle et moi. Depuis des siècles, je tombe sur ses toits, ses ruelles, ses jardins. Je suis sa respiration. Son rythme. Sa musique discrète. Les touristes me fuient, courent vers les musées, la cathédrale. Mais ceux qui restent, ceux qui s'installent ici, finissent par m'accepter. Par m'aimer, même. Ils comprennent que je ne suis pas là pour punir, mais pour accompagner.
Je suis là quand ils marchent seuls, tête baissée, sans savoir où aller. Je tambourine doucement à leur fenêtre, la nuit, quand ils ne dorment pas. Je glisse sur leurs joues et ils croient que ce sont des larmes. Mais non. C'est moi. Je les lave. Je leur dis : Pleure si tu veux. Personne ne verra. Je m'en charge.
Cette année, j'accompagnerai deux personnes.
Deux solitudes qui marchent sous moi, chacune de son côté, sans se voir encore. Je tombe sur eux, jour après jour. Sur elle d'abord — une femme au manteau noir, qui traverse la ville comme on traverse un désert. Droite, fermée, le regard fixe. Elle ne lève jamais les yeux. Elle ne sourit jamais. Elle avance, obstinée, comme si le monde entier pouvait s'écrouler autour d'elle sans qu'elle bronche.
Je tombe sur elle et elle ne me maudit pas. Elle m'accepte. Comme une fatalité. Comme une compagne. Je crois qu'elle m'aime bien, au fond. Parce que je la cache. Sous mon rideau, elle peut disparaître. Être invisible. Ne rien devoir à personne.
Puis il y a lui. Un homme plus âgé, cheveux gris, démarche lente. Il sort rarement. Mais quand il sort, c'est toujours sous moi. Jamais quand le soleil brille. Toujours quand je tombe. Comme s'il cherchait ma compagnie. Comme s'il avait besoin, lui aussi, d'être caché. Protégé. Oublié.
Je tombe sur lui et il lève le visage. Il me laisse couler sur ses joues, sur son front, dans ses cheveux. Il ferme les yeux. Il respire. Et je comprends qu'il me remercie. Pour le silence. Pour la paix. Pour le prétexte de rester dehors, seul, sans que personne lui demande pourquoi.
Je les vois séparément, pour l'instant. Elle le matin, lui l'après-midi. Deux êtres qui ne se connaissent pas, qui ne se croisent pas encore, mais qui marchent sous le même ciel gris. Qui respirent le même air humide. Qui cherchent, sans le savoir, la même chose : un refuge.
Je les accompagnerai. Je tomberai sur eux, doucement, patiemment. Je serai là quand leurs regards se croiseront pour la première fois. Je serai là quand ils chercheront un prétexte pour se parler. Je leur offrirai ce prétexte : « Il pleut, encore. » Trois mots. Rien de plus. Mais peut-être que ce sera un commencement.
Je tomberai sur eux quand ils s'assiront côte à côte, sur un banc, sous un arbre immense qui pleure comme moi. Je tomberai doucement, pour qu'ils restent. Pour qu'ils n'aient pas à expliquer pourquoi ils ne bougent pas, pourquoi ils ne rentrent pas, pourquoi ils préfèrent être là, ensemble, trempés, plutôt que seuls au sec.
Je serai leur alliée. Leur chaperon. Leur excuse.
Et quand ils tendront la main l'un vers l'autre, timidement, lentement, je tomberai encore. Pas trop fort. Juste assez pour leur dire : Allez-y. Je vous protège. Personne ne vous voit sous mon voile.
Je ne sais pas ce qui se passera ensuite. Je ne sais pas s'ils se trouveront vraiment. S'ils oseront. S'ils guériront. Mais je serai là. Fidèle. Patiente. Tombant, encore et toujours, sur cette ville qui les abrite.
Parce que je sais des choses que les humains oublient. Je sais que la vie ne commence pas toujours sous le soleil. Que l'amour ne naît pas toujours dans l'éclat. Parfois, il naît sous la pluie. Dans le gris. Dans la douceur d'une bruine qui lave tout, qui efface tout, qui permet de recommencer.
Je suis la pluie de Bayeux. Je tombe. Je lave. Je protège. Je révèle.
Et cette année, j'accompagnerai deux solitudes qui ont soif de quelque chose qu'elles ne savent pas encore nommer.
Cette histoire commence ici, sous mes gouttes, dans cette ville de pierre et d'eau. Je serai là, en arrière-plan, fidèle compagne. Confidente secrète. Témoin discret. Tombant, toujours, sur ceux qui osent encore lever le visage vers le ciel gris.

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