2 La conférence
La pluie s’était arrêtée au milieu de l’après-midi, mais Bayeux en gardait la trace partout : dans les pavés sombres qui brillaient comme des écailles de poisson, dans les vitres encore mouillées des boutiques, dans l’air gorgé d’humidité qui collait aux vêtements.
En ce début de soirée, la ville semblait suspendue entre deux souffles : celui du jour qui avait lavé ses rues et celui de la nuit qui commençait à envelopper ses façades blondes d’une brume tiède.
Élise avait fermé sa galerie une heure plus tôt. De retour chez elle, elle avait pris le temps de changer de chaussures, de réajuster ses cheveux devant le miroir. Pas par coquetterie — elle ne se donnait plus cette illusion — mais pour se préparer comme on enfile une armure. Elle avait choisi son manteau noir, son écharpe claire, et une paire de bottines cirées. Tenue correcte, sobre, uniforme de neutralité.
Dans le miroir, elle s’était trouvée trop sévère. Elle avait songé à ajouter une broche, un détail de couleur, puis avait renoncé. Se fondre dans la masse restait le plus sûr moyen de traverser ce genre de soirées.
Elle marchait d’un pas régulier, presque trop régulier, dans les rues de Bayeux. À mesure qu’elle avançait, ses yeux glissaient sur des scènes minuscules : la buée d’un restaurant derrière laquelle des convives riaient, la vitrine d’une boulangerie où l’on rangeait les derniers pains, un chat qui traversait la rue en silence. Ces images la touchaient comme on effleure une vitre : sans jamais franchir le seuil. Elle se sentait spectatrice de tout, actrice de rien.
En passant devant la place du Québec, elle ralentit. Le pavé y brillait d’un éclat doré sous les lampadaires. Des étudiants riaient bruyamment à la terrasse d’un bar, bras levés, bières à la main. Leur insouciance éclatait comme des bulles de savon dans la nuit.
Élise, en les observant, eut une sensation étrange : elle reconnaissait ce rire, ce geste, comme quelque chose qu’elle avait un jour possédé et qui lui avait été retiré. Une jeunesse perdue, mais plus encore, une légèreté disparue. Elle détourna le regard et reprit sa marche.
Le long du square, les tilleuls dressaient leurs branches nues comme des doigts suppliants. L’odeur de terre mouillée, lourde et persistante, remonta jusqu’à elle.
Elle fut traversée d’un souvenir : le verger de son enfance, les bottes qui s’enfonçaient dans la terre, les pommes écrasées qui pourrissaient sur le sol. Une voix d’homme, son père, qui disait : « Regarde, l’arbre plie, mais il tient. » Elle chassa l’image. Les souvenirs venaient toujours à l’improviste, comme une pluie glacée.
Le musée de la Tapisserie était maintenant devant elle. Sa façade sobre, lavée par la pluie, renvoyait une clarté pâle. Les portes vitrées laissaient voir l’intérieur déjà animé. Elle monta les marches, glissa une main dans sa poche pour se donner une contenance, et poussa la porte.
Le hall bourdonnait de vie. Des manteaux qu’on secouait, des bises échangées, des rires polis. L’air sentait le tissu humide, le vieux papier, et déjà, du fond, venait une odeur de café. De petits groupes se formaient, on parlait de la pluie (il y avait à dire) et du beau temps, du prix du fioul qui avait encore pris une claque cette année, de la dernière exposition vue à Caen.
Élise salua de la tête quelques visages connus. Elle savait ce qu’on pensait d’elle : « la galeriste », toujours élégante, mais froide. On l’accueillait d’un sourire convenu, on ne cherchait pas à la retenir. Cela lui convenait.
Elle se glissa vers la salle de conférence. Les rangées de chaises métalliques formaient un rectangle serré face à l’estrade. Sur celle-ci, un pupitre, une table recouverte de tissu blanc, un micro trop haut, une carafe d’eau. Une affiche annonçait : « Mémoire et paysages : une poétique de la Normandie ».
Elle choisit sa place habituelle : troisième rang, côté gauche. Ni trop près, ni trop loin. De là, elle pouvait observer sans attirer l’attention. Elle posa son sac à ses pieds, croisa les mains sur ses genoux.
Autour d’elle, le public s’installait. Une vieille dame au manteau violet déballait soigneusement un carnet. Deux adolescents riaient nerveusement, apparemment poussés par un professeur. Un couple bourgeois chuchotait avec affectation, comme pour rappeler son appartenance à un autre monde.
Élise observait tout cela de loin, mais aussi une forme de tendresse secrète : elle aimait ces petites comédies humaines, du moment qu’on ne lui demandait pas d’y participer.
Sur l’estrade, un homme rangeait ses notes. Ses gestes étaient appliqués : aligner les feuilles, déplacer le verre d’eau, baisser le micro. Ses cheveux poivre et sel, un peu longs, retombaient sur son front. Son veston sombre était trop large pour lui.
Quand il releva la tête, ses yeux parcoururent la salle. Un instant, ils croisèrent ceux d’Élise. Elle détourna aussitôt le regard, fixant ses mains. Une chaleur subtile lui monta pourtant dans le cou.
La modératrice prit la parole. Femme énergique aux lunettes rouges, elle annonça le thème, puis le nom de l’invité : Raphaël Stein.
Élise tressaillit. Elle connaissait ce nom. Elle l’avait lu autrefois dans les journaux : écrivain parisien, prix prestigieux, puis scandale et disparition. Elle ne se souvenait plus des détails, seulement d’un portrait en noir et blanc : visage plus jeune, plus arrogant. L’homme devant elle avait changé. Son visage portait la fatigue, mais ses yeux, d’un vert surprenant, brillaient d’une obstination.
Il commença à parler. Sa voix, grave, un peu rauque, hésita au début, puis se posa.
— La Normandie, dit-il, n’est pas seulement un paysage. Elle est une mémoire. Chaque champ garde les pas de ceux qui l’ont foulé. Chaque pierre conserve l’ombre de ceux qui l’ont posée. Ici, rien ne disparaît. Tout s’accumule, comme les fils d’une tapisserie que le temps continue de broder.
La salle se fit attentive.
— Quand vous regardez un pommier tordu par le vent, poursuivit-il, vous ne voyez pas seulement un arbre. Vous voyez les hivers qu’il a traversés, les mains qui l’ont greffé, les générations qui ont cueilli ses fruits. Quand vous marchez dans un champ, vous marchez aussi sur les pas de paysans, de soldats, de femmes venues y prier pour la pluie. Un paysage n’est jamais neutre. Il est traversé par nos souvenirs, et il nous renvoie les siens.
Il marqua une pause. Ses mains accompagnaient ses mots, s’ouvrant, se refermant, dessinant des cercles. Parfois, il hésitait, souriait de son hésitation, reprenait. Sa parole n’était pas lisse, mais fragile, sincère.
Il cita Turner et ses marines, Corot et ses campagnes, Hugo devant les falaises. Puis il revint à lui.
— Quand j’étais enfant, dit-il, mon père m’emmenait voir la mer. Il me montrait les falaises. Il disait : « Regarde, elles tombent, mais elles résistent. » J’ai compris plus tard que ce n’étaient pas seulement des falaises. C’était une leçon de vie.
Élise sentit un frisson. Elle pensa : moi aussi je résiste, mais je tombe.
Il poursuivit, sa voix s’emplissant peu à peu d’une chaleur inattendue :
— Le paysage est une chambre d’échos. Quand nous le regardons, il nous regarde. Il nous murmure ce que nous ne voulions pas entendre.
Les mots frappèrent Élise au ventre. Elle sentit sa respiration se modifier. Elle observa son visage : barbe mal entretenue, cheveux décoiffés, yeux lumineux malgré la fatigue. Elle crut reconnaître en lui la même solitude que la sienne.
Le temps s’étira. Les minutes passèrent comme dans un rêve. Elle oublia sa posture, son rôle. Elle se laissa absorber.
Les applaudissements la ramenèrent à la réalité. La modératrice invita aux questions. Un professeur parla de mémoire collective. Une femme demanda si la Normandie pouvait être moderne. Raphaël répondit sans hâte, parfois en laissant un silence avant de conclure.
Puis ce fut fini. Les gens se levèrent, bruissant de manteaux. On se pressa vers le buffet : café tiède, gâteaux secs, jus d’orange. L’air embauma de sucre et de laine chaude. Les conversations reprirent, bavardes.
Élise hésita à partir aussitôt, mais se laissa emporter par le mouvement. Elle prit un gobelet d’eau, s’écarta. Autour d’elle, on complimentait, on jugeait, on plaisantait. Elle se sentit invisible.
Et soudain, il fut devant elle. Plus grand qu’elle ne l’avait cru. Ses yeux verts la fixèrent.
— Merci d’être venue, dit-il simplement.
Comme si sa présence comptait.
Élise balbutia, après une seconde de trop :
— C’était… apaisant.
Le mot s’était échappé. Elle n’aurait pas trouvé meilleur.
Il eut un sourire discret. Non de séduction, mais de gratitude.
Elle détourna aussitôt le regard, prétexta un intérêt pour la table, puis s’éclipsa.
Dehors, la nuit l’accueillit. Les pavés luisaient, la cathédrale dressait son ombre protectrice. L’air sentait la pierre et la mousse. Élise marcha lentement, son pas résonnant.
En traversant les ruelles, elle se sentit soudain plus attentive aux détails : la lumière tremblée d’une bougie derrière une fenêtre, le bruissement d’un volet qu’on referme, la silhouette furtive d’un chat. Elle se dit qu’elle n’avait pas « rêvé » : quelque chose, dans cette voix, avait fissuré son armure.
En arrivant chez elle, elle alluma une lampe basse, retira ses bottines, resta un moment debout. La voix résonnait encore en elle. Pas comme un éclat, mais comme une note tenue, discrète, persistante.
Ce n’était rien, pensa-t-elle. Juste une conférence.
Mais elle savait déjà qu’une fêlure s’était ouverte dans son hiver de pierre.
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