3 La conférence

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Raphaël Stein essuya lentement ses lunettes avec le pan de sa veste et observa la buée qui y persistait. Il souffla dessus comme s’il pouvait y chasser quelque chose de plus que la pluie.

Il se trouvait seul sur l’estrade vide du musée de la Tapisserie, une heure avant la conférence. A côté de lui, un technicien rangeait des câbles, ajustait le micro. Il déposa sur la table un carnet aux coins usés, aligna ses feuilles, les désaligna aussitôt, hésitant entre l’ordre et le désordre.

Puis il leva la tête vers les grandes baies vitrées. Dehors, Bayeux se reflétait dans le verre comme une aquarelle trempée : les pavés luisants, les façades blondes, les passants encore pressés malgré le calme revenu. Il se dit que la ville ressemblait à un souvenir prêt à s’effacer, mais il garda la pensée pour lui.

Il consulta sa montre, soupira, remit ses lunettes. Le technicien avait terminé. Le silence du lieu, soudain, le surprit. Il replaça son carnet dans la lumière, observa la couverture, caressa du bout du doigt une tache d’encre ancienne. Il pensa, sans ironie, que les mots finissaient toujours par se salir un peu, comme les vitres qu’on ne nettoie jamais assez. Dans le lointain, le soir étirait déjà ses ombres sur la ville.

La pluie s’était arrêtée au milieu de l’après-midi, mais Bayeux en gardait la trace partout. Les pavés sombres brillaient comme des écailles de poisson. Les vitres des boutiques étaient encore mouillées, dans l’air gorgé d’humidité qui collait aux vêtements.

En ce début de soirée, la ville semblait suspendue entre deux souffles : celui du jour qui avait lavé ses rues et celui de la nuit qui commençait à envelopper ses façades blondes d’une brume tiède.

Élise avait fermé sa galerie une heure plus tôt. De retour chez elle, elle avait pris le temps de changer de chaussures, de réajuster ses cheveux devant le miroir. Pas par coquetterie — elle ne se donnait plus cette illusion — mais pour se préparer comme on enfile une armure. Elle avait choisi son manteau noir, son écharpe claire, et une paire de bottines cirées. Tenue correcte, sobre, uniforme de neutralité.

Dans le miroir, elle s’était trouvée trop sévère. Elle avait songé à ajouter une broche, un détail de couleur, puis avait renoncé. Se fondre dans la masse restait le plus sûr moyen de traverser ce genre de soirées.

Une semaine avait passé depuis le dernier chapitre de sa vie ordinaire — une semaine sans trouble apparent.

Elle marchait d’un pas régulier, presque trop régulier, dans les rues de Bayeux. À mesure qu’elle avançait, ses yeux glissaient sur des scènes minuscules. Des convives riaient derrière la buée d’un restaurant. On rangeait les derniers pains dans la vitrine d’une boulangerie. Un chat traversait la rue en silence.

Ces images la touchaient comme on effleure une vitre : sans jamais franchir le seuil. Elle se sentait spectatrice de tout, actrice de rien.

En passant devant la place du Québec, elle ralentit. Le pavé y brillait d’un éclat doré sous les lampadaires. Des étudiants riaient bruyamment à la terrasse d’un bar, bras levés, bières à la main. Leur insouciance éclatait comme des bulles de savon dans la nuit.

Élise, en les observant, eut une sensation étrange : elle reconnaissait ce rire, ce geste, comme quelque chose qu’elle avait un jour possédé et qui lui avait été retiré. Une jeunesse perdue, mais plus encore, une légèreté disparue. Elle détourna le regard et reprit sa marche.

Le long du square, les tilleuls dressaient leurs branches nues comme des doigts suppliants. L’odeur de terre mouillée, lourde et persistante, remonta jusqu’à elle.

Elle fut traversée d’un souvenir : le verger de son enfance, les bottes qui s’enfonçaient dans la terre, les pommes écrasées qui pourrissaient sur le sol. Une voix d’homme, son père, qui disait : « Regarde, l’arbre plie, mais il tient. » Elle chassa l’image. Les souvenirs venaient toujours à l’improviste, comme une pluie glacée.

Le musée de la Tapisserie était maintenant devant elle. Sa façade sobre, lavée par la pluie, renvoyait une clarté pâle. Les portes vitrées laissaient voir l’intérieur déjà animé. Elle monta les marches, glissa une main dans sa poche pour se donner une contenance, et poussa la porte.

Le hall bourdonnait de vie. Des manteaux qu’on secouait, des bises échangées, des rires polis. L’air sentait le tissu humide, le vieux papier, et déjà, du fond, venait une odeur de café. De petits groupes se formaient, on parlait de la pluie — il y avait à dire— et du beau temps, du prix du fioul qui avait encore pris une claque cette année, de la dernière exposition vue à Caen.

Élise salua de la tête quelques visages connus. Elle savait ce qu’on pensait d’elle : « la galeriste, toujours élégante, mais froide ». On l’accueillait d’un sourire convenu, on ne cherchait pas à la retenir. Cela lui convenait.

Elle se glissa vers la salle de conférence. Les rangées de chaises métalliques formaient un rectangle serré face à l’estrade. Sur celle-ci, un pupitre, une table recouverte de tissu blanc, un micro trop haut, une carafe d’eau. Une affiche annonçait : « Mémoire et paysages : une poétique de la Normandie ».

Elle choisit sa place habituelle : troisième rang, côté gauche. Ni trop près, ni trop loin. De là, elle pouvait observer sans attirer l’attention. Elle posa son sac à ses pieds, croisa les mains sur ses genoux.

Autour d’elle, le public s’installait. Une vieille dame au manteau violet déballait soigneusement un carnet. Deux adolescents riaient nerveusement, apparemment poussés par un professeur. Un couple bourgeois chuchotait avec affectation, comme pour rappeler son appartenance à un autre monde.

Élise observait tout cela de loin, mais aussi une forme de tendresse secrète : elle aimait ces petites comédies humaines, du moment qu’on ne lui demandait pas d’y participer.

Elle reconnut, deux rangs devant elle, Madame Lavigne, une cliente qui était venue trois fois à la galerie sans jamais rien acheter, mais qui parlait haut et fort de « son œil pour l'art ». Elle portait ce soir un foulard Hermès manifestement neuf. Élise eut une pensée acide : Dommage que tu n'aies pas d'œil pour les œuvres à 300 euros. Elle se mordit aussitôt la lèvre « Mesquine. Tu es mesquine. »

Sur l’estrade, un homme rangeait ses notes. Ses gestes étaient appliqués : aligner les feuilles, déplacer le verre d’eau, baisser le micro. Ses cheveux poivre et sel, un peu longs, retombaient sur son front. Son veston sombre était trop large pour lui.

Quand il releva la tête, ses yeux parcoururent la salle. Un instant, ils croisèrent ceux d’Élise. Elle détourna aussitôt le regard, fixant ses mains. Une chaleur subtile lui monta pourtant dans le cou.

La modératrice prit la parole. Femme énergique aux lunettes rouges, elle annonça le thème, puis le nom de l’invité : Raphaël Stein.

Élise tressaillit. Elle connaissait ce nom. Elle l’avait lu autrefois dans les journaux : écrivain parisien, prix prestigieux, puis scandale et disparition. Elle ne se souvenait plus des détails, seulement d’un portrait en noir et blanc : visage plus jeune, plus arrogant. L’homme devant elle avait changé. Son visage portait la fatigue, mais ses yeux, d’un vert surprenant, brillaient d’une obstination.

Il commença à parler. Sa voix, grave, un peu rauque, hésita au début, puis se posa.

— La Normandie, dit-il, n’est pas seulement un paysage. Elle est une mémoire. Chaque champ garde les pas de ceux qui l’ont foulé. Chaque pierre conserve l’ombre de ceux qui l’ont posée. Ici, rien ne disparaît. Tout s’accumule, comme les fils d’une tapisserie que le temps continue de broder.

La salle se fit attentive.

— Quand vous regardez un pommier tordu par le vent, poursuivit-il, vous ne voyez pas seulement un arbre. Vous voyez les hivers qu’il a traversés, les mains qui l’ont greffé, les générations qui ont cueilli ses fruits. Quand vous marchez dans un champ, vous marchez aussi sur les pas de paysans, de soldats, de femmes venues y prier pour la pluie. Un paysage n’est jamais neutre. Il est traversé par nos souvenirs, et il nous renvoie les siens.

Il marqua une pause. Ses mains accompagnaient ses mots, s’ouvrant, se refermant, dessinant des cercles. Parfois, il hésitait, souriait de son hésitation, reprenait. Sa parole n’était pas lisse, mais fragile, sincère.

Il cita Turner et ses marines, Corot et ses campagnes, Hugo devant les falaises. Puis il revint à lui.

— Quand j’étais enfant, dit-il, mon père m’emmenait voir la mer. Il me montrait les falaises. Il disait : « Regarde, elles tombent, mais elles résistent. » J’ai compris plus tard que ce n’étaient pas seulement des falaises. C’était une leçon de vie.

Il marqua une pause, sembla attendre une réaction. Ses yeux parcoururent la salle comme pour mesurer l'effet de ses mots. Élise perçut quelque chose — une infime attente de reconnaissance, un besoin d'être admiré qu'il tentait de dissimuler. L'écrivain n'était peut-être pas aussi détaché qu'il voulait le paraître.

Élise sentit un frisson. Elle pensa : « moi aussi je résiste, mais je tombe. »

Il poursuivit, sa voix s’emplissant peu à peu d’une chaleur inattendue :

— Le paysage est une chambre d’échos. Quand nous le regardons, il nous regarde. Il nous murmure ce que nous ne voulions pas entendre.

Les mots frappèrent Élise au ventre. Elle sentit sa respiration se modifier.

Un autre souvenir, plus ancien encore : elle avait seize ans, debout dans un champ de colza près de Caen. Un garçon — elle ne se souvenait plus de son prénom, Thomas ? Théo ? — lui avait pris la main. Il avait dit : « Tu verras, un jour tu seras moins triste. » Elle avait ri, faussement légère. « Je ne suis pas triste, je suis juste calme. » Il avait lâché sa main. Ils n'avaient plus jamais parlé. Le champ de colza était toujours là, quelque part. Elle ne voulait plus jamais le voir.

Elle observa le visage de l’homme qui parlait sur la scène : barbe mal entretenue, cheveux décoiffés, yeux lumineux malgré la fatigue. Elle crut reconnaître en lui la même solitude que la sienne.

Le temps s’étira. Les minutes passèrent comme dans un rêve. Elle oublia sa posture, son rôle. Elle se laissa absorber.

Les applaudissements la ramenèrent à la réalité.

La modératrice invita aux questions. Un professeur parla de mémoire collective. Une femme demanda si la Normandie pouvait être moderne. Raphaël répondit sans hâte, parfois en laissant un silence avant de conclure.

Puis, du fond de la salle, une voix plus douce se fit entendre. Une femme âgée, manteau prune, foulard bien noué sous le menton. Elle tenait un carnet sur les genoux.

— Vous avez beaucoup parlé de la mémoire des lieux, dit-elle, mais… que fait-on des ombres qu’on porte en soi ? Celles qui n’ont pas de paysage ?

Un murmure léger parcourut la salle. La question flottait, simple et désarmante. Raphaël resta un moment immobile, les doigts posés sur le bord de la table. Il leva les yeux vers la salle, comme s’il cherchait d’où venait la voix, puis répondit lentement :

— Je crois qu’il faut cesser de vouloir s’en débarrasser.

Un silence, dense.

— Les ombres font partie du dessin, poursuivit-il. Sans elles, la lumière n’a pas de contour. Elles ne disparaissent pas, mais on peut apprendre à les apprivoiser. À les rendre plus douces.

Il eut un sourire bref.

— C’est ce que j’essaie d’écrire, je crois. Pas des histoires de rédemption. Des histoires où la lumière n’efface pas la nuit, mais la traverse.

Ses mots tombèrent avec une lenteur presque musicale. Dans la salle, on n’entendait plus que le grésillement du micro et le souffle des auditeurs. Élise sentit sa gorge se serrer. Elle ne savait pas pourquoi. Peut-être parce que, pour la première fois depuis des années, elle avait envie de croire à ce qu’elle venait d’entendre.

Raphaël ajouta, plus bas :

— Ce n’est pas la douleur qui rend les choses belles. C’est ce qu’on en fait après. Si on la regarde trop longtemps, elle devient un mur. Mais si on la laisse respirer, elle devient une fenêtre.

Il se tut un instant, les yeux baissés vers la table, comme s’il cherchait à se convaincre lui-même. Il n’était pas certain d’y croire vraiment, mais il faisait tout pour s’en persuader — comme on répète un mantra dont on espère qu’il finira par devenir vrai.

Puis, dans un geste presque enfantin, il essuya ses lunettes d’un pan de veste déjà humide. La modératrice remercia, annonça la fin de la séance.

Une voix dans le public lança encore, avec une curiosité sincère :

— Vous parlez comme si vous croyiez vraiment qu’on pouvait apprivoiser la douleur. Vous y croyez, vous ?

Raphaël esquissa un léger sourire.

— Disons que j’essaie d’y croire assez longtemps pour que ça devienne vrai.

(silence)

— Parfois, on ne croit pas à la lumière. On la cherche juste pour ne pas se perdre dans le noir.

Les applaudissements éclatèrent, sobres d’abord, puis plus nourris. Élise cligna des yeux comme si la lumière venait de changer.

Puis ce fut fini. Les gens se levèrent, bruissant de manteaux. On se pressa vers le buffet : café tiède, gâteaux secs, jus d’orange. L’air embauma de sucre et de laine chaude. Les conversations reprirent, bavardes.

Élise hésita à partir aussitôt, mais se laissa emporter par le mouvement. Elle prit un gobelet d’eau, s’écarta. Autour d’elle, on complimentait, on jugeait, on plaisantait. Elle se sentit invisible.

Et soudain, il fut devant elle. Plus grand qu'elle ne l'avait cru. Ses yeux verts la fixèrent.

— Merci d'être venue, dit-il simplement.

Comme si sa présence comptait.

Élise balbutia, après une seconde de trop :

— C'était… apaisant.

Le mot s'était échappé. Elle n'aurait pas trouvé meilleur.

Il eut un sourire discret. Non de séduction, mais de gratitude.

— Apaisant, répéta-t-il, comme s'il goûtait le mot. C'est la première fois qu'on me donne ce mot là. D'habitude, on me trouve « profond » ou « émouvant ». Ou « has been ». Il eut un petit rire sans joie. Apaisant, c'est mieux.

Élise perçut quelque chose — une blessure pas tout à fait refermée, une ironie qui protégeait plus qu'elle n'attaquait. Avant qu'elle ne réponde, la modératrice aux lunettes rouges s'approcha, traînant avec elle deux femmes enthousiastes.

— Raphaël ! Il faut absolument que vous rencontriez…

Le visage de Raphaël se ferma comme un volet qu'on claque. Il jeta un regard vers la porte latérale — un réflexe de fuite à peine dissimulé.

— Excusez-moi, dit-il rapidement à Élise, presque en s'excusant. Je… je dois…

Il ne finit pas sa phrase. Il s'éclipsa par la porte latérale avant que la modératrice ne l'atteigne, laissant Élise seule avec son gobelet d'eau.

Elle resta figée. Avait-il fui les mondanités ou fui d'elle ? Ou simplement fui tout court, comme quelqu'un qui ne sait plus comment rester ?

Dehors, la nuit l’accueillit. Les pavés luisaient, la cathédrale dressait son ombre protectrice. L’air sentait la pierre et la mousse. Élise marcha lentement, son pas résonnant.

En traversant les ruelles, elle se sentit soudain plus attentive aux détails : la lumière tremblée d’une bougie derrière une fenêtre, le bruissement d’un volet qu’on referme, la silhouette furtive d’un chat. Elle jugea qu’elle n’avait pas « rêvé » : quelque chose, dans cette voix, avait fissuré son armure.

En arrivant chez elle, elle alluma une lampe basse, retira ses bottines, resta un moment debout. La voix résonnait encore en elle. Pas comme un éclat, mais comme une note tenue, discrète, persistante.

Elle ouvrit un tiroir — celui des caramels — en sortit un, le déballa. Puis, agacée contre elle-même, elle le jeta à la poubelle sans le manger. Qu'est-ce qui lui prenait ? Un homme avait parlé joliment pendant une heure et elle perdait ses repères comme une adolescente. Ridicule.

Mais elle savait qu'elle mentait. Elle ne savait même pas ce qui l'avait touchée exactement. Pas son physique — il n'était pas beau au sens classique, juste… présent. Pas ses mots non plus, pas seulement. C'était sa façon de les dire. Cette hésitation qui ne cherchait pas à se cacher. Cette fuite maladroite à la fin, comme s'il avait épuisé son quota de présence au monde.

Elle pensa : il est comme moi. Quelqu'un qui tient debout par habitude, mais qui préférerait s'effondrer en silence.

Ce n'était pas de l'amour — elle n'était pas assez naïve. C'était pire : de la reconnaissance. Le sentiment vertigineux qu'elle n'était peut-être pas seule à porter ce poids.

Ce n’était rien, pensa-t-elle. Juste une conférence.

Mais elle savait déjà qu’une fêlure s’était ouverte dans son automne naissant.

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