4 La froide

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Elle pinça l’ongle contre le coin d’une étiquette, la souleva d’un geste sec, la déchira net — un bruit de papier qui cède — puis, sans un mot, recolla les deux morceaux bord à bord, comme si la fissure devait rester visible mais tenue. Après quoi, elle posa le niveau à bulle, tapa d’un doigt sur le cadre, un millimètre à gauche, puis à droite, jusqu’à ce que le monde s’aligne et que la galerie respire.

Un peu plus tôt, avant l’ouverture, la pluie avait cogné toute la nuit contre les vitres, sans colère mais sans répit, comme une idée fixe qu’on ne peut pas chasser. Quand Élise s’était réveillée, le matin était déjà gris, d’un gris épais qui tenait la chambre en suspens entre le sommeil et l’éveil.

Elle n’avait pas bougé pendant quelques minutes, immobile, attentive au silence, jusqu’à ce que l’habitude l’arrache au lit. Les premiers pas sur le parquet furent prudents — le bois, par temps d’humidité, craque sous la plante des pieds — puis plus assurés. Elle mit de l’eau à chauffer, regarda la bouilloire sans la voir, beurra une tranche de pain qu’elle abandonna, à peine entamée. Une fois prête, l’écharpe autour du cou, son manteau pris à l’entrée, la clef dans la serrure : autant de repères dont elle avait besoin pour être sûre d’exister.

Ensuite, la ville l’avait cueillie lavée. Les toits ruisselaient, les gouttières chantaient, et les pavés, sombres, miroitaient le jour comme une eau noire. Le souffle tiède de la boulangerie monta jusqu’à elle au moment où elle passa la porte — pâte, sucre, café. Son ventre ressentit cette douceur d’enfant. Elle n’entra pas.

Elle garda son pas régulier, presque cérémonieux, jusqu’à la petite rue où sa galerie s’ouvrait, étroite, sur son univers de murs blancs et de cadres dorés. Elle aimait l’instant de l’ouverture, malgré tout. La clef, la résistance brève de la serrure, le grelot discret : chaque matin semblait l’admettre à nouveau dans ce territoire sous sa garde.

Elle poussa la porte ; l’odeur familière — vernis, poussière fine, trace de papier et de carton — l’accueillit avec cette neutralité consolante des lieux qui vous connaissent. Elle alluma les rampes. La lumière mit du temps à s’installer, comme si elle-même sortait d’un sommeil trop long. Les toiles apparurent l’une après l’autre, figures sages qui reprenaient leur place dans le silence.

Le rituel avait alors suivi : étiquettes redressées, cadre essuyé du plat de la main, tissus remis droit sur la petite table des catalogues. Elle vérifia le niveau d’un tableau à l’œil, puis avec le niveau à bulle, tapa d’un doigt, un millimètre à gauche, puis à droite, et le monde s’aligna. Il y avait, dans cette patience des choses, une musique qui l’apaisait.

Peu après, le livreur était passé plus tôt que d’habitude, les chaussures mouillées, un sourire désarmant sous la capuche.

— Deux cartons pour vous, madame Marceau.

C’était le peintre de Courseulles — les gouaches des ports.

— Posez-les là, merci. Vous voulez un café ?

— Oui, merci, si ça ne gêne pas.

Elle mit une capsule, sortit deux gobelets en papier. Ils parlèrent de la pluie, d’un match de foot, de la côte qui avait pris des gifles dans la nuit. Il eut une phrase gentille :

— Ça fait du bien de venir ici, c’est calme, on respire.

Sans qu’elle s’en explique, ça la toucha. Elle lui tendit le café, signa. Il s’en alla en lui souhaitant :

— Bonne journée quand même.

Quand la porte se referma, elle resta un instant debout, le gobelet entre les mains, à écouter la galerie. Parfois, il lui semblait que les tableaux, au-delà de la peinture, avaient une respiration régulière. Elle s’y accordait. Le gris du dehors adoucissait les murs, donnait aux choses une pudeur de tissu. Elle se sentit, un bref instant, non pas heureuse mais à sa place.

Un peu plus tard, la clochette tinta : un couple entra, l’imperméable luisant de pluie. Lui regardait vite, elle très lentement.

— On veut un truc pour un couloir, bredouilla l’homme, un peu trop fort, comme si on devait parler à la peinture comme aux personnes âgées.

— Long ? étroit ? éclairé ?

Élise posa des questions simples, montra trois pièces, deux formats allongés et un paysage de brume. L’homme hésita, parla de budget, elle ramena la discussion sur la lumière. La femme, silencieuse, eut un geste sur l’une des gouaches :

— Celle-ci me fait du bien.

Son mari rétorqua :

— Trop triste pour un couloir.

Ils partirent avec une carte, des mots vagues.

Dans le sillage, vinrent deux étudiants que les heures de bibliothèque avaient échappés au dehors. Ils sentaient le tabac froid et la laine mouillée. Ils discutaient devant chaque œuvre, brandissaient des termes qu’ils ne comprenaient pas tout à fait — « composition », « matérialité », « geste » —, et Élise, derrière son bureau, sourit intérieurement. À la fin, le plus grand lui demanda, d’une voix timide, si elle acceptait des stages.

— En juin, peut-être. Envoyez-moi un courriel.

Ils s’éclipsèrent, reconnaissants, comme si elle leur avait donné plus qu’une possibilité.

Sur le coup de midi moins le quart, les deux femmes apparurent — celles aux manteaux bien coupés, sacs qui crissent, voix douce mais décidée. Elles venaient parfois « prendre la température », disaient-elles, expression qui, chaque fois, paraissait faire sourire leurs lèvres.

— Bonjour, madame, fit l’une, un parfum sec traînant après elle comme une signature.

— Bonjour, répondit Élise avec la politesse neutre qui tient lieu de distance.

Elles se dirigèrent dans la deuxième salle, celle des formats moyens. Élise entendit leurs pas, le déplacement assez gracieux de leurs ombres, et leurs phrases, d’abord indistinctes, puis plus nettes, comme si la pièce avait voulu les lui livrer.

— Elle tient sa maison d’une main, lança la première, et ses murs sont impeccables.

— Oui. Tout est parfait ici. Peut-être… un peu trop.

Un silence, l’étoffe d’un châle qui glisse. Puis, innocemment :

— Elle est charmante, bien sûr, mais toujours un peu froide, tu ne trouves pas ?

— Froide, oui. On dirait qu’elle se protège derrière ses tableaux. Et puis elle ne rit jamais.

— Elle pourrait. Elle est belle.

— Belle, glaciale.

Le petit rire perla, à peine.

Élise baissa les yeux sur le registre, mais le « glaciale » l’avait atteinte. Un courant la traversa, de la nuque jusqu’au sternum. Elle continua d’aligner des chiffres qui n’étaient qu’un paravent. Les femmes revinrent, le pas ferme :

— Nous repasserons, comme d’habitude.

Et la porte se referma sur leur parfum.

Le silence qui suivit n’était plus le même. Il s’épaissit, chargé d’une poussière nouvelle. Élise se leva, fit quelques pas, s’arrêta devant le petit miroir de la première salle. Le visage que la glace lui renvoyait n’était pas différent de celui du matin : traits nets, bouche peu colorée, regard d’un bleu sage. Mais elle y chercha quelque chose qu’elle ne sut pas nommer — peut-être l’endroit précis où commence la pierre. Elle leva la main, posa l’index sur sa joue, comme on vérifie une cuisson. Froide ? Sa peau ne l’était pas. Mais la sensation qu’elle donnait, oui : celle d’un marbre entretenu, d’une façade sans fissures.

« Glaciale ». Le mot se détacha, prit sa place, s’installa sur une chaise imaginaire. Alors, sans l’avoir convoqué, un soir d’un autre hiver revint. L’appartement de Lyon, au troisième étage sans ascenseur, la fenêtre mal isolée qui rendait la rivière plus présente qu’elle n’aurait dû. Le dîner rapide, presque silencieux. Martin — elle pensa son prénom sans l’éprouver — remuait le sel sur son assiette sans en mettre, geste qui disait tout. Les murs gardaient l’odeur d’une sauce ratée.

— Tu ne dis rien, avait-il lancé, finalement.

— Que veux-tu que je dise ?

— Quelque chose. N’importe quoi. Que tu es là. Que tu as faim. Que tu t’ennuies. Que tu m’en veux. Je ne sais pas. Parle.

Elle l’avait regardé, muette, non par volonté de blesser mais parce que les mots n’avaient pas trouvé le chemin. Quand elle parlait, il entendait autre chose ; quand elle se taisait, il y voyait du mépris. Elle avait voulu dire « Je suis fatiguée », mais la phrase s’était arrêtée à la gorge.

— Tu es de glace, avait-il fini par lâcher. De la glace. On ne peut rien contre toi. Même quand tu souffres, tu fais semblant de ne pas avoir mal.

Ce soir-là, le couteau avait frotté le fond de l’assiette d’un bruit de mauvaise matière. Elle s’était levée, avait rangé les couverts, fermé le robinet trop fort. Dans le miroir du couloir, elle s’était vue : pâle, presque bleue, et elle avait compris que l’accusation l’avait, d’une certaine manière, accomplie. À force d’être traitée de glaciale, elle s’était prise au rôle. Comme si elle ne pouvait pas décevoir l’idée que l’autre se faisait d’elle.

Le souvenir retomba, laissant derrière lui une fatigue ancienne. Elle rouvrit la vitrine, comme on tire un rideau pour faire entrer l’air. La pluie avait cessé. La rue luisait d’un vernis neuf, et des passants pressés passaient, parapluies fermés, d’un geste circulaire qui donnait au trottoir un sens de manège.

À l’heure du déjeuner, elle ferma un battant, laissa le panneau « de retour à 14 h » et sortit sans but. Elle marcha au hasard des rues, se coulant dans le mouvement lent de la ville. Place du Château, un camion livrait des cageots de légumes à un restaurant : des endives, des carottes encore boueuses, des bottes de persil. L’odeur verte lui chatouilla le nez. Elle ralentit devant la vitrine d’une mercerie où des pelotes de laine formaient un paysage de mousse. Deux adolescentes riaient, cristal dans leur voix ; elle les regarda passer comme on suit des hirondelles.

La cathédrale happa sa marche. Elle entra pour respirer son vide. L’air y avait la fraîcheur d’un linge propre. Trois bougies brûlaient, chacune d’un feu sûr. Elle s’assit, posa ses mains à plat sur le banc de bois, sentit sous la pulpe des doigts les coups de couteau d’un ancien prénom gravé là. Les vitraux posaient sur la pierre des couleurs d’eau froide. Elle eut envie, l’espace d’une seconde, de poser sa tête sur le bois et de dormir. Une famille entra, le cliquetis d’un chapelet, des chaussures trop dures de petite fille. Élise se leva, ressortit.

La lumière du dehors la prit aux yeux. Elle cligna, comme on revient à soi après une longue immersion. Le monde, dehors, continuait sans elle.

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