10 Le jardin botanique
Le papier de Raphaël était toujours chez elle, glissé dans le carnet qu'elle gardait dans son tiroir de chevet. Mais ses mots restaient vivants en elle. Depuis qu'elle les avait découverts, Élise vivait avec ce tremblement discret qui change la texture des jours.
Rien, à la surface, n'avait bougé : la galerie ouvrait à l'heure, les visiteurs défilaient, les toiles gardaient leur tranquillité. Mais sous ses gestes, quelque chose vibrait désormais. Chaque fois qu'elle songeait à cette phrase — Vous n'êtes pas froide —, ses mains semblaient plus vives, ses yeux plus attentifs, comme si on lui avait rendu un organe qu'elle croyait mort.
C'est dans cet état incertain qu'elle le vit entrer de nouveau, un matin, la pluie encore suspendue dans ses cheveux.
Elle s'était figée, le cœur battant, persuadée qu'il venait déposer un autre mot, ouvrir une nouvelle brèche. Mais non : Raphaël s'approcha simplement, sans détour, et parla.
— Je vais marcher au jardin botanique. Vous venez ?
Il avait prononcé cela d'une voix simple, posée, comme on propose une évidence. Pourtant, pour elle, ce fut un ébranlement. L'accompagner ? Quitter le refuge de la galerie ? Marcher à ses côtés dans un lieu ouvert, sous les regards ? Son premier réflexe fut de refuser, poliment. Elle avait sur les lèvres un non merci qu'elle s'apprêtait à libérer.
Mais au moment d'ouvrir la bouche, elle sentit de nouveau le poids du papier, là-bas, chez elle, dans son tiroir. Vous n'êtes pas froide. Si elle disait non, elle retournait dans la pierre. Si elle disait oui, elle risquait.
Elle répondit oui.
Un sourire, bref, illumina le visage de Raphaël. Pas un sourire de conquête, mais de soulagement. Comme si cette petite victoire lui confirmait qu'il ne s'était pas trompé.
Ils sortirent ensemble, sans se presser. La ville était encore détrempée, les pavés luisants après l'averse. Bayeux, lavée par la pluie, respirait plus largement. Leurs pas résonnaient côte à côte, sans se toucher, mais assez proches pour que chacun sente la présence de l'autre comme une chaleur discrète.
Ils prirent la route de Port-en-Bessin, longeant quelques demeures anciennes. Élise reconnut la place Saint-Patrice au passage, ses façades solennelles qui veillaient sur le quartier. Le jardin botanique s'ouvrait au numéro 55, derrière un portail de fer forgé qui marquait le seuil d'un monde plus ancien que la ville elle-même.
Élise y avait peu mis les pieds. Enfant, elle y venait parfois avec ses parents, mais elle en avait gardé le souvenir d'un lieu figé, presque triste. Elle redécouvrit ce matin un espace différent.
Dès l'entrée, Élise fut saisie par le contraste : après la rumeur des rues, le jardin offrait une respiration, une parenthèse. De grands arbres centenaires bordaient l'allée, leurs troncs sombres ruisselants encore de pluie, formant une voûte presque solennelle.
L'air y était plus doux, saturé d'odeurs de terre, de mousse, d'écorce mouillée. Le chant d'un merle se mêlait au bruissement des feuilles encore perlées d'eau.
— C'est un parc du XIXe siècle, dit Raphaël en marchant. Les frères Bühler. Les mêmes qui ont fait la Tête d'Or à Lyon. Plus de quatre cents arbres. Certains ont plus de cent ans.
Il ne parlait pas en guide. Juste en homme qui aime les lieux et veut partager.
Ils marchèrent d'abord sans parler. Les mots n'étaient pas nécessaires. Élise fixait le gravier blanc de l'allée, écoutant le froissement de ses pas et ceux, parallèles, de Raphaël. Le rythme identique de leurs pas l'apaisait. C'était comme si, malgré leur retenue, leurs corps s'étaient accordés.
Un peu plus loin, ils s'arrêtèrent devant le hêtre pleureur. Immense, il étendait ses bras noueux en rideau jusqu'au sol, comme pour enfermer le promeneur dans une grotte de verdure. Élise, fascinée, ralentit. On eût dit un sanctuaire naturel, un abri pour les âmes fatiguées.
Raphaël lui glissa à voix basse :
— Celui-là, il est célèbre. Plus de cent quarante ans. Classé monument naturel depuis les années trente. Mais ce qui frappe, c'est pas son titre. C'est sa manière de protéger.
Élise ne répondit pas. Elle leva seulement la tête vers les branches lourdes qui se penchaient sur elle comme une étreinte muette. Les myriades de rameaux montaient, s'étalaient, puis redescendaient vers le sol dans un mouvement de danse suspendue, comme si l'arbre respirait au rythme du vent. Dans ce manteau végétal, elle se sentit un instant recueillie, presque sauvée.
Elle pensa : Si seulement on pouvait se cacher sous un arbre et ne plus jamais en sortir. Raphaël, à côté d'elle, semblait penser la même chose.
Ils reprirent l'allée. Plus loin, un marronnier d'Inde dressait ses branches majestueuses. Raphaël s'arrêta :
— Vous savez que son fruit n'est pas comestible ?
— Non.
— On confond souvent. Les marrons glacés qu'on mange, c'est des châtaignes en fait.
Élise sourit malgré elle. Il avait cette façon d'offrir des détails sans pédanterie, comme on offre des cailloux polis.
Un peu plus loin, des hêtres pourpres commençaient à bourgeonner. Des platanes dressaient leurs branches nues vers le ciel, arabesques tracées dans l'air.
— Vous veniez souvent ici ? demanda Raphaël doucement.
— Enfant, oui. Mon père m'y emmenait le dimanche. Il me montrait les plantes comme on montre des trésors. Après… j'ai cessé. J'ai oublié.
Elle aurait voulu s'arrêter là, mais sa voix continua d'elle-même :
— Avec Martin, je n'y suis jamais revenue. Il n'aimait pas ce genre d'endroits. Trop d'humidité, trop de… désordre, disait-il.
Elle se mordit la lèvre. Elle n'avait pas prévu de le nommer. Mais Raphaël ne réagit pas. Ou plutôt : il respecta le calme. Il hocha seulement la tête, comme pour dire je comprends, inutile d'ajouter.
Ils arrivèrent devant les serres. Le verre ruisselait encore de l'averse. À l'intérieur, on distinguait les ombres floues des grandes plantes tropicales. Raphaël ouvrit la porte et la tint pour elle, comme au café. Élise entra, enveloppée aussitôt d'une chaleur moite.
L'air, saturé de vapeur, portait des odeurs puissantes de terre, de fleurs sucrées, de sève. Les vitres diffusaient une lumière verte qui baignait tout.
Élise inspira profondément. Elle eut l'impression de franchir une frontière. Dehors, elle était encore la femme de pierre, la galeriste en noir. Ici, sous ce halo brumeux, elle se sentait autre, presque dépouillée.
Ils avançaient sous la voûte des fougères et des palmiers, leurs pas amortis par le sol détrempé. La chaleur les enveloppait, oppressante au premier instant, mais bientôt presque maternelle, comme un bain dans lequel on consent à se laisser flotter. Élise sentait des perles d'eau naître sur sa nuque, glisser le long de son col. Cela la troubla : elle, si habituée à se tenir nette, figée, se découvrait vulnérable, moite, exposée à la moelle des sens.
Raphaël, lui, observait les plantes avec une intensité presque enfantine. Il s'arrêtait devant une liane, touchait du bout des doigts une feuille immense, effleurait le tronc craquelé d'un bananier.
— Regardez, dit-il en désignant une fougère aux frondes recourbées. On dirait des écritures, non ? Comme si la plante avait voulu graver un poème sur ses feuilles.
Élise se pencha, attentive malgré elle. En effet, les nervures formaient des arabesques étranges, presque calligraphiques. Elle pensa au papier plié dans son tiroir, aux quatre mots qui avaient bouleversé sa nuit. Vous n'êtes pas froide. Peut-être, se dit-elle, la nature elle aussi écrivait des phrases invisibles, qu'il suffisait d'apprendre à lire.
Raphaël leva les yeux vers les feuillages immenses qui se superposaient au-dessus d'eux.
— Ici, on dirait que le monde se fiche de nous. Les plantes poussent, tranquilles. Nos blessures, elles s'en moquent.
Élise ne répondit pas tout de suite. Mais ses yeux s'éclairèrent. Elle comprit qu'il parlait aussi pour elle.
Ils atteignirent un bassin circulaire où flottaient des nénuphars aux fleurs roses entrouvertes comme des bouches discrètes. Entre les feuilles vertes, des carpes japonaises aux couleurs orangées glissaient lentement, paisibles. Le murmure d'une petite fontaine emplissait l'air d'un apaisement liquide.
— On dirait un autre monde, dit Élise à mi-voix.
Raphaël la regarda. Elle ne s'en aperçut pas tout de suite. Elle fixait l'eau, hypnotisée. Ses traits, d'ordinaire fermés, s'étaient adoucis. Une mèche collait à sa tempe. Il songea : Elle n'est pas froide. Elle est fragile. Et sa fragilité est une chaleur qu'elle cache.
Il voulut dire quelque chose, mais se retint. Parfois, il le savait, les mots gâchent ce que le calme tisse.
Élise, de son côté, percevait sa présence comme une onde autour d'elle. Elle n'osait pas tourner la tête. Elle avait peur de croiser son regard, peur d'y voir ce qu'elle pressentait déjà. Mais elle aimait cette proximité, ce calme partagé, cette façon d'exister ensemble sans qu'aucune injonction ne pèse.
Elle songea à la légende qu'elle avait lue enfant sur un panneau : celle de l'évêque Gerbold et de son anneau retrouvé dans le ventre d'un poisson. Les carpes du bassin portaient peut-être, elles aussi, des secrets enfouis. Des promesses.
Ils quittèrent la serre. L'air extérieur leur parut soudain froid, presque coupant après la moiteur végétale. Élise frissonna, resserra son manteau autour d'elle. Raphaël, un instant, eut envie de poser sa veste sur ses épaules, mais il se retint. Il savait qu'un geste trop direct briserait l'équilibre ténu qu'ils tissaient.
Ils reprirent l'allée, plus étroite, où les feuillages frôlaient presque leurs épaules. Le parfum sucré d'une fleur tropicale éclata soudain, presque entêtant. Élise s'arrêta, inspira.
— Ça me rappelle les serres que je visitais enfant. Quand je croyais encore qu'il suffisait d'une odeur pour tout changer.
Elle s'interrompit aussitôt, honteuse. Raphaël ne fit pas mine de s'étonner. Il se contenta de répondre doucement :
— Les odeurs sont des clés. Elles ouvrent des portes qu'on croyait murées.
Élise baissa les yeux. Elle pensa à la cire des églises, à la fumée des feux de cheminée, à l'odeur du tabac froid qui collait aux vestes de Martin. Tant de portes qu'elle n'osait pas rouvrir.
Un bruissement détourna son attention. Un oiseau, échappé on ne sait comment, voletait sous les branches, cherchant l'issue. Ses ailes claquaient, dans un ballet affolé. Les deux le suivirent du regard.
— Même enfermé dans un paradis, il veut sortir, dit Raphaël.
Élise sentit la phrase s'imprimer en elle comme une vérité intime. N'était-ce pas ce qu'elle vivait ? Un espace qu'on croit protecteur, mais qui devient prison si l'on n'ose pas en franchir les limites.
Ils se turent longtemps.
Ils marchèrent encore, à travers les allées bordées de massifs. Les fleurs d'hiver, sobres, offraient leurs teintes pâles : hellébores, perce-neige, quelques pensées résistantes. Un parfum discret se mêlait à l'air frais.
Élise s'arrêta soudain devant un rosier nu. Ses tiges noires, hérissées d'épines, s'élevaient sans une feuille, sans un pétale. Elle resta un moment plantée là.
— C'est étrange, dit-elle doucement. Même dépouillé, on sent qu'il promet encore des fleurs.
Raphaël hocha la tête.
— La promesse, c'est parfois plus fort que l'éclat.
Ils échangèrent un regard. Court, mais intense.
Au détour d'une allée, ils aperçurent un petit panneau discret : « Hôtel des abeilles ». Une structure en bois abritait des tubes et des galeries creusées, refuge pour les abeilles solitaires. Raphaël sourit :
— Le jardin accueille même les insectes. Tout le monde a sa place ici.
Élise pensa : Peut-être qu'ici, j'ai ma place aussi.
Un peu plus loin, ils croisèrent un vieux jardinier, casquette vissée sur la tête, brouette rouillée devant lui. Il leur adressa un salut de la main, un sourire édenté. Ils répondirent d'un même geste, comme s'ils étaient déjà un couple aux yeux du monde. Cette pensée troubla Élise, mais la réchauffa aussi.
Un rayon de soleil perça entre les nuages. La lumière se posa sur un banc encore luisant de pluie. Ils s'y assirent malgré l'humidité, côte à côte, sans se toucher. Devant eux, quelques touffes d'hellébores pâles se dressaient discrètement.
Le calme s'installa, dense. Élise regardait droit devant, mais sa main reposait sur le bois du banc, si proche de la sienne à lui qu'un frôlement eût suffi. Leurs doigts ne se touchèrent pas.
Mais une abeille, sortie trop tôt de l'hiver, vint se poser sur la main d'Élise. Elle sursauta légèrement. Raphaël, sans un mot, pencha la tête vers elle. Leurs yeux se rencontrèrent.
L'abeille repartit aussitôt. Mais l'instant avait scellé quelque chose. Une attention, une délicatesse, un secret partagé.
Ils restèrent ainsi encore un moment, puis Raphaël dit :
— Merci d'être venue.
Élise hocha la tête. Elle aurait voulu répondre plus, mais les mots s'étranglèrent. Elle sentit seulement une chaleur nouvelle dans sa poitrine, comme si les serres avaient laissé leur moiteur en elle.
En se levant, elle aperçut au loin une petite boîte en bois installée près d'un banc. Une boîte à livres où chacun pouvait déposer ou prendre des ouvrages. Et à côté, une autre : « Boîte à idées ». Elle pensa qu'elle pourrait peut-être, un jour, y glisser un mot. Une suggestion. Un merci. Ou même venir chercher une lecture.
Ils quittèrent le jardin par le portail de fer. La rue reprit son rythme, les voitures, les passants, le quotidien banal. Ils se séparèrent là, simplement, chacun prenant une direction différente.
Mais en marchant, Élise savait déjà qu'elle ne pourrait oublier. Dans le calme de la galerie, dans la solitude de ses soirées, elle reverrait la lumière verte des serres, l'oiseau affolé, l'abeille sur sa main, les branches du hêtre pleureur dansant dans le vent, les carpes glissant entre les nénuphars. Et surtout ce regard, cet instant où elle avait senti qu'il voyait en elle ce qu'elle n'osait pas montrer.
Une fissure plus grande encore s'était ouverte.
En rentrant à la galerie en fin d'après-midi, elle aperçut une enveloppe kraft glissée sous la porte. Pas de nom dessus. Juste une enveloppe épaisse, anonyme.
Elle la ramassa, le cœur soudain battant. Elle regarda autour d'elle — la rue était vide. Qui avait déposé cela ? Et quand ?
Elle entra, referma derrière elle, posa son sac. Ses doigts hésitèrent sur l'enveloppe. Devait-elle l'ouvrir ? Une partie d'elle voulait la jeter sans regarder.
Mais la curiosité fut plus forte.
Elle déchira le rabat. À l'intérieur, une coupure de presse jaunie. Un article de journal parisien, daté de mars 2021.
Le titre, en gros caractères noirs :
« Raphaël Stein accusé de plagiat : le scandale qui ébranle la littérature française »
Son sang se glaça.
Elle déplia l'article, les mains tremblantes. Le papier sentait vieux, comme quelque chose qu'on aurait gardé longtemps avant de le ressortir. Quelques lignes sautèrent aux yeux :
« L'écrivain à succès Raphaël Stein, Prix du Premier Roman 2012, est accusé par un journaliste d’avoir volé les écrits d’un jeune écrivain, Adrien Lemaire, décédé et les avoir intégré dans son roman Avant que le jour se lève. »
Élise s'assit lourdement sur sa chaise, l'article serré entre ses mains.
Pas un mot d'accompagnement. Juste l'article. Juste cette bombe.
Elle leva les yeux vers la vitrine. Dehors, la rue était toujours vide. Mais elle eut soudain la sensation d'être observée.
Qui lui avait envoyé cela ? Et pourquoi maintenant ?
Elle repensa au jardin, à l'abeille sur sa main, au regard de Raphaël qui semblait la voir vraiment. Tout ce qu'elle avait ressenti ce matin — la confiance naissante, la fissure qui s'ouvrait — vacilla d'un coup.
Elle relu le titre. Plagiat. Scandale.
Est-ce que c'était pour cela qu'il s'était exilé à Bayeux ? Fuyait-il quelque chose de plus grave qu'une simple lassitude parisienne ?
Elle plia l'article, le glissa dans son sac. Son cœur battait trop vite. Elle ne savait plus quoi penser.
Une partie d'elle voulait lui faire confiance. L'autre partie, celle qui avait survécu à Martin, celle qui avait appris à se méfier, hurlait : Fais attention. Tu ne le connais pas vraiment.
Elle éteignit les lumières de la galerie, verrouilla la porte. En marchant vers chez elle, elle sentit le poids de l'enveloppe dans son sac, comme une pierre.
La fissure s'était ouverte, oui. Mais peut-être qu'elle laissait entrer autre chose que la lumière.

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