11 Le secret d'Elise
Élise froissa l'article d'un geste sec. Le papier craqua entre ses doigts comme une brindille morte.
Elle était rentrée chez elle une heure plus tôt, avait grimpé les escaliers jusqu'au deuxième étage sans retirer son manteau. L'enveloppe kraft pesait dans son sac comme une pierre. Elle l'avait sortie, posée sur la table de la cuisine, l'avait regardée longtemps. Puis elle avait ouvert.
« Raphaël Stein accusé de plagiat : le scandale qui ébranle la littérature française. »
Maintenant, elle était debout devant la cheminée éteinte, l'article dans la main, une allumette dans l'autre. Elle frotta l'allumette contre la boîte. La flamme jaillit, vive, orange. Elle approcha le papier. Le coin s'enflamma aussitôt. Une petite brûlure noire se propagea, grignotant les mots. Plagiat. Scandale. Adrien Lemaire, décédé.
La fumée monta, âcre. Elle regarda le papier se consumer. Puis, au dernier moment, elle souffla. Éteignit la flamme d'un geste brusque. Jeta l'article sur la table comme s'il lui brûlait les doigts. Le coin était carbonisé, mais le reste restait lisible.
Elle s'assit lourdement sur une chaise, le cœur battant. Pourquoi je ne l'ai pas brûlé ? Pourquoi je ne peux pas ? Elle posa les coudes sur la table, enfouit son visage dans ses mains.
La nuit tomba sur Bayeux comme un drap humide. Élise entra dans sa chambre, encore vêtue de son manteau sombre, incapable d'ôter ses chaussures. Elle s'assit au bord du lit, le regard fixe. L'article était là-bas, sur la table de la cuisine. Mais il continuait de vibrer en elle, comme une phrase qu'on ne peut pas oublier.
Accusé d'avoir volé les écrits d'un jeune écrivain décédé.
Voler. Mentir. Cacher.
Elle ferma les yeux. Les mots de Raphaël au jardin résonnaient encore : Vous n'êtes pas froide. Elle avait voulu y croire. Elle avait senti quelque chose céder en elle, une fissure s'ouvrir. Mais maintenant, l'article revenait tout brouiller.
Et si je me trompais encore sur quelqu'un ?
Martin aussi lui avait dit des mots qui sonnaient juste, au début. Martin aussi avait semblé voir en elle ce que personne ne voyait. Et puis, peu à peu, il l'avait accusée. De ne rien montrer. De mentir par omission. D'être de glace. Elle avait fini par le croire.
Et maintenant, Raphaël lui disait le contraire. Mais si Raphaël mentait aussi ? Si, sous ses mots doux, il cachait quelque chose de plus sombre ? Elle ne pouvait pas dormir. Pas tant qu'elle ne savait pas.
Et puis les souvenirs vinrent, d'abord par fragments, puis par blocs entiers, comme une mer qui reprend son lit.
C'était un printemps clair, dans une librairie étroite de la rue Saint-Malo à Bayeux. Elle y travaillait alors, à vingt ans, rangeait des cartons, une pile d'affiches s'échappait de ses bras. Martin était entré, vêtu d'une veste claire, le pas assuré. Il avait demandé un titre, un roman d'un auteur qu'elle aimait en secret. En entendant son hésitation, il avait souri :
— Vous l'avez lu ?
Elle avait hoché la tête.
— Alors vous pouvez me dire si ça vaut la peine.
Sa voix avait une assurance tranquille, pas arrogante, mais ferme, comme celle d'un homme habitué à être écouté. Il l'avait remerciée, puis était revenu quelques jours plus tard, un sourire en coin, pour lui dire qu'il avait aimé. Ensuite un café, un dîner.
La première fois, il l'avait invitée dans une brasserie de la place. La nappe rouge, tachée de vin ancien, vibrait sous la lumière des lustres. Il avait parlé de son métier, de ses projets, de ses voyages. Il venait d'accepter un poste important à Lyon. Il partait dans trois mois. Elle avait peu parlé, beaucoup écouté.
« Tu es calme » avait-il dit. « Ça me plaît. On dirait que tu tiens le monde en équilibre. »
Elle avait cru que c'était cela, aimer : être un port, être une digue contre la tempête.
Les premiers mois furent doux. Puis vint le départ pour Lyon. Elle avait quitté Bayeux le cœur serré, mais convaincue qu'on pouvait porter sa terre en soi. Martin, lui, parlait d'avenir, de carrière, de vie à construire. Elle l'avait suivi.
Il y eut des dimanches de pluie passés à lire, chacun de son côté, les jambes qui se touchaient sous la couverture. Des soirs d'été à marcher le long de la Saône, ses chaussures à la main, lui qui parlait de l'avenir comme d'une carte déjà tracée. Il savait où il allait, disait-il. Et elle, qui doutait toujours, s'était laissée porter par cette force.
Ils avaient voyagé. Elle revoit Rome : les façades ocre, les musées, les glaces trop sucrées qu'elle avait goûtées pour lui faire plaisir. Lui avait ri devant son sérieux, il lui avait dit : « Tu n'as pas besoin de sourire pour être belle. » Elle avait senti une chaleur rare, une reconnaissance.
Ces souvenirs-là, elle les garde encore comme des pierres lisses au fond de sa poche : un rire, un geste, un parfum. La certitude d'avoir, un temps, été désirée.
Mais les fissures vinrent vite. Au début, ce n'était qu'un mot lancé par jeu : « Tu es de glace », disait-il parfois quand elle frissonnait. Elle riait, croyant entendre un désir déguisé. Puis les mots changèrent de ton.
— Tu ne dis jamais ce que tu ressens.
— Je le montre.
— Non, tu caches.
Il voulait des mots clairs, des gestes visibles. Elle offrait sa tendresse dans le silence, dans une soupe posée sur la table, dans une main posée sur son épaule. Mais il exigeait le théâtre de l'amour, les démonstrations, les larmes. « Quand tu te tais, c'est comme si tu m'abandonnais », répéta-t-il un soir.
Quelques années après leur installation à Lyon, elle perdit ses parents. D'abord sa mère, puis son père six mois plus tard. Elle était rentrée à Bayeux pour les enterrements, avait marché dans les rues de son enfance comme une étrangère. L'héritage avait payé leur maison lyonnaise. Martin avait dit : « Au moins, on ne devra plus rien à personne. » Elle n'avait pas répondu.
Un dîner avec des amis acheva de creuser la faille. On riait, on trinquait à l'amour. Elle, interrogée, avait souri, baissé les yeux. Alors Martin avait ajouté, d'une voix faussement légère :
— Élise n'est pas très démonstrative.
Un rire général avait suivi. Elle avait souri encore, ce sourire qu'on apprend aux petites filles pour ne pas froisser, mais en elle une brûlure s'était plantée.
Puis vint la phrase définitive. Un soir d'hiver, dans leur salon lyonnais assombri, la cheminée mourante, il la regarda longtemps et dit :
— Tu es de glace, Élise. On dirait que tu n'as pas de cœur.
Elle reçut ces mots comme une gifle invisible. Elle ne répondit rien. Elle rangea des verres dans le silence, mais en elle, quelque chose venait de mourir. Elle commença alors à croire qu'il disait vrai.
Les années suivantes furent grises. La maison devint un musée. Tout y était impeccable : les meubles bien alignés, les objets à leur place, le silence comme un vernis. Les disputes cessèrent. Non parce qu'ils avaient trouvé la paix, mais parce qu'elle n'osait plus répondre. Martin, absorbé par son travail, s'éloignait. Elle, obsédée par la tranquillité, se repliait dans son mutisme.
Puis il y eut l'hôpital. Une odeur de désinfectant, des couloirs blancs, un médecin au visage compatissant. Un projet de vie, balayé par un mot qu'on n'arrive jamais à prononcer sans détour. Elle aurait voulu pleurer. Elle n'y parvint pas. Martin serrait sa main, trop fort, comme pour écraser la douleur.
En rentrant, ils s'étaient tus. Le silence s'installa dans leur chambre comme un troisième occupant. Elle comprit alors que sa peau avait pris l'habitude du froid. Pas le froid qui tue : celui qui conserve.
Les souvenirs l'assaillaient, ce soir-là, comme un flot d'images superposées. Elle voyait la jeune femme qu'elle avait été, souriante dans sa robe blanche le jour du mariage à la mairie de Lyon, croyant qu'on pouvait bénir un avenir inaltérable. Elle voyait aussi la femme qui se taisait, qui rangeait, qui attendait. Deux silhouettes d'elle-même, l'une lumineuse, l'autre gelée, se faisaient face.
Élise ferma les yeux. Elle sentait son cœur battre trop vite. Et la phrase de Raphaël résonnait par-dessus tout : Vous n'êtes pas froide.
Le divorce arriva comme on signe un reçu. Deux avocats, une table trop grande, des dossiers empilés. Martin en face d'elle, l'air absent, presque étranger. Ils ne se criaient plus dessus depuis longtemps ; il n'y avait rien à dire, rien à sauver.
Elle avait choisi la propreté du départ plutôt que le fracas. On se serra la main comme deux associés qui mettent fin à une société. Elle se souvient encore de la phrase de l'avocate :
— Vous voyez, c'est un divorce exemplaire.
Exemplaire. Le mot sonna comme une injure polie.
Ils se séparèrent en adultes raisonnables. Chacun repartit avec ce qu'il avait amené dans ce mariage. Elle garda la maison, ses meubles, son nom. Il garda la voiture, les livres annotés rageusement. Aucune bataille, aucune larme. Et c'est précisément cela qui pesa le plus lourd. Pas d'explosion, pas de scène : juste une absence, comme une nappe qu'on replie et qu'on range dans un tiroir.
Après son départ, Élise s'était retrouvée seule, face au silence désormais total. La maison de Lyon, payée par l'héritage de ses parents, lui pesait comme une pierre. Chaque objet, bien aligné, semblait attendre un public qui ne viendrait jamais. Elle comprit qu'elle avait appris à vivre comme une conservatrice : préserver, épousseter, surveiller, mais jamais habiter vraiment.
Elle vendit tout. Quitta Lyon. Revint à Bayeux.
C'était il y a dix ans. Elle avait alors trente-cinq ans, et ce retour aux sources ressemblait autant à une renaissance qu'à une fuite. Elle acheta la galerie rue Saint-Jean avec l'argent de la vente de la maison lyonnaise. Mais loua son appartement, au deuxième étage rue des Cuisiniers. Pas de famille qui l'attendait — ses parents reposaient au cimetière depuis des années. Juste la terre. Le Bessin. Les pierres anciennes, la cathédrale, la pluie. Cette ville qu'elle n'avait jamais vraiment quittée, même à Lyon.
Un soir, elle avait ouvert une vieille boîte en fer-blanc — celle où sa mère rangeait autrefois les sablés. Elle y avait glissé les restes de sa vie conjugale. Une photo jaunie de leurs vacances à Rome, une autre de leur séjour en Grèce, où elle souriait encore timidement. Un ticket de cinéma presque effacé. Une bague fine, qu'elle n'avait jamais vraiment aimée porter. Et une lettre.
Trois pages qu'elle avait écrites à la version d'elle-même qui croyait encore. Les phrases étaient maladroites, longues, tachées d'hésitation. Mais la dernière ligne vibrait encore : Tu n'es pas froide. Elle ne savait pas alors pourquoi elle avait écrit cela, mais aujourd'hui elle y voyait comme une prophétie intime. Comme si, même au cœur du gel, une étincelle avait persisté.
Elle avait refermé la boîte, l'avait enroulée dans un torchon, puis glissée au fond d'un tiroir de la commode. Ranger n'était pas fuir : c'était donner un nom aux fantômes.
Les années passèrent. Dix ans à Bayeux. Dix ans à reconstruire une vie. Elle s'était coulée dans son rôle de galeriste, impeccable, silencieuse. Les clients la décrivaient comme une femme glacée, distante, professionnelle. On murmurait : « Élise, la froide. » Elle s'était habituée à cette réputation comme à un vêtement trop serré qu'on ne quitte jamais.
Mais le trouble du jardin avait fissuré cette armure. Le hêtre pleureur, ses branches abaissées comme une étreinte, l'abeille posée sur sa main, et surtout les mots de Raphaël : Vous n'êtes pas froide. Tout cela avait remué ce tiroir intérieur qu'elle croyait scellé.
Cette nuit-là, elle se leva, marcha jusqu'à la commode. Elle sortit la boîte en fer-blanc, l'ouvrit. Les objets dormaient encore, lourds d'années. Elle prit la lettre qu'elle s'était écrite autrefois, la relut à la lueur de la lampe. Ses mains tremblaient. Les phrases étaient maladroites, mais cette dernière ligne résonnait comme une réponse venue du passé : Tu n'es pas froide.
Elle laissa retomber le papier et resta longtemps immobile, les yeux mi-clos, la respiration lente.
Puis elle redescendit à la cuisine. L'article était toujours là, sur la table, le coin brûlé comme une cicatrice noire. Elle le ramassa, le déplia. Relu les mots. Accusé d'avoir volé. Adrien Lemaire, décédé.
Martin l'avait accusée d'être froide, de mentir, de cacher qui elle était. Elle avait fini par le croire. Raphaël lui disait le contraire. Mais si Raphaël mentait aussi ?
Elle plia l'article soigneusement, le glissa dans un tiroir de la cuisine. Ni brûlé ni affiché. Juste rangé. Comme un fantôme qu'on ne peut ni chasser ni accueillir.
Elle remonta dans sa chambre, ouvrit la fenêtre. L'air de la nuit entra, vif, humide, chargé d'odeurs de terre. D'ordinaire elle aurait refermé aussitôt, craignant le froid, la poussière. Ce soir, elle laissa. La chambre respira. Elle aussi.
Avant de se coucher, elle pensa à Raphaël. Non comme à un salut, mais comme à une phrase entendue au bon moment. Vous n'êtes pas froide. Ce n'était pas une déclaration, pas une promesse, pas un piège. C'était une chaise déplacée, un espace ouvert, une possibilité.
Mais demain, elle devrait décider. Lui montrer l'article ou le brûler définitivement. Lui faire confiance ou se protéger.
Elle éteignit la lampe, se glissa sous les draps. Dans le noir, elle entendit un bruit. Des pas dans l'escalier de l'immeuble. Lents. Quelqu'un montait. Elle retint son souffle. Les pas s'arrêtèrent. Juste devant sa porte.
Silence.
Elle compta. Un. Deux. Trois. Quatre. Puis les pas redescendirent. La porte d'entrée de l'immeuble claqua doucement en bas.
Élise se redressa dans le lit, le cœur cognant. Elle attendit, l'oreille tendue. Plus rien. Elle se leva, entrouvrit sa porte. Le palier était vide. Pas de lumière sous la porte de ses voisins. Elle referma, tourna la clé.
Qui était-ce ? Un voisin qui s'était trompé d'étage ? Quelqu'un qui livrait un colis tard le soir ?
Ou quelqu'un qui voulait s'assurer qu'elle était bien chez elle. Qu'elle avait bien reçu l'enveloppe. Qu'elle avait bien lu.
Elle retourna se coucher, mais le sommeil ne vint pas.
Dans le silence de la nuit, une question tournait en boucle :
Qui savait qu'elle avait l'article ? Et qui voulait qu'elle le garde ?

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