12 La confrontation
Élise sortit de chez elle avec l'article plié dans son sac. Elle ne savait pas exactement où elle allait, mais ses pieds la portaient déjà vers le centre, vers les rues qu'il empruntait peut-être, vers les lieux où leurs chemins pourraient se croiser.
Trois jours. Trois jours qu'elle portait cet article comme une pierre. Trois jours à se répéter : Demain, je lui parlerai. Mais demain ne venait jamais.
Ce matin, elle avait décidé. Pas par courage. Par épuisement. Elle ne pouvait plus vivre avec ce doute qui rongeait tout, même les souvenirs du jardin, même les mots du papier plié dans son tiroir. Vous n'êtes pas froide.
Elle marcha vers l'Aure. C'était un matin gris, sans pluie, mais l'air était lourd d'humidité. Le fleuve avançait lentement entre les vieilles pierres, discret, presque timide. Quelques canards glissaient sans bruit.
Et puis elle le vit. Raphaël, debout sur le petit pont de pierre, les mains posées sur le parapet, le regard perdu dans l'eau. Il ne l'avait pas encore remarquée. Elle s'arrêta un instant, le cœur battant trop fort.
Fais demi-tour. Rentre chez toi. Oublie.
Mais ses pieds ne lui obéissaient plus. Elle s'avança.
Il leva les yeux. La reconnut. Un sourire hésitant monta à ses lèvres.
— Élise.
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle s'approcha, s'arrêta à deux pas de lui. Trop près pour fuir, trop loin pour se toucher.
— Bonjour, dit-elle enfin.
Sa voix était plate, neutre. Pas froide. Juste protégée. Il sentit immédiatement que quelque chose n'allait pas. Son sourire s'effaça.
— Ça va ?
— Non.
Le mot tomba comme une pierre dans l'eau. Élise ouvrit son sac, sortit l'article plié, le coin brûlé noirci. Elle le tint un instant entre ses doigts, puis le lui tendit.
— J'ai reçu ça. Il y a trois jours. Quelqu'un l'a glissé sous ma porte.
Raphaël prit le papier, le déplia. Son visage se vida de toute couleur. Il lut le titre. « Raphaël Stein accusé de plagiat : le scandale qui ébranle la littérature française. »
Il ne dit rien. Ses mains tremblaient légèrement. Élise le regardait, les bras croisés, le menton levé. Une posture de défense.
— C'est vrai ? demanda-t-elle, la voix dure. Vous avez volé les écrits d'un mort ?
Il releva les yeux vers elle. Dans son regard, elle vit la honte, la douleur, mais aussi quelque chose d'autre. Une lassitude immense.
— Oui, dit-il simplement. Et non.
— C'est pas une réponse.
— Je sais.
Un silence. Le fleuve coulait. Un vélo passa sur le chemin, puis s'éloigna. Raphaël replia l'article, le lui rendit. Elle ne le prit pas.
— Gardez-le, dit-elle. C'est le vôtre, après tout.
Il tressaillit à la dureté du ton.
— Élise...
— Non. (Elle leva la main) Expliquez-moi. Maintenant. Ici. Pas de détours. Pas de phrases élégantes. La vérité.
Il hocha la tête. Il posa l'article sur le parapet, comme pour ne pas le tenir contre lui. Puis il parla.
— Adrien Lemaire avait vingt-trois ans quand je l'ai rencontré. Un garçon fragile, trop intense, qui écrivait comme on respire vite. Il m'a montré ses carnets. J'ai vu du génie. Et de la douleur. Beaucoup de douleur.
Raphaël regardait l'eau en parlant, comme s'il ne pouvait pas affronter le regard d'Élise.
— On s'est revus. Je l'ai conseillé. Écouté. Il n'avait personne. Pas de famille, peu d'amis. Juste ses carnets et moi. Et puis... un matin, on m'a appelé. Il s'était donné la mort.
Élise sentit quelque chose se serrer dans sa poitrine. Elle ne bougea pas.
— J'ai récupéré ses carnets. Les policiers me les ont laissés. Personne d'autre ne les voulait. Je les ai gardés longtemps sans les ouvrir. Trop douloureux. Et puis, un hiver, j'ai cédé. Je les ai relus. Et... (Il chercha les mots) Certaines phrases étaient tellement belles, tellement justes, qu'elles sont passées dans mon propre manuscrit. Pas par calcul. Par... capillarité. Comme si nos voix s'étaient mélangées.
Il se tourna enfin vers elle.
— Je n'ai pas décidé de le plagier. Mais je l'ai fait quand même. Et quand le livre est sorti, j'ai été acclamé pour des mots qui n'étaient pas tous les miens.
— Pourquoi vous n'avez rien dit ?
— Parce que je croyais lui rendre hommage. Parce que je pensais que sa voix vivrait à travers moi. Parce que... (Il s'interrompit, la voix cassée) Parce que je ne savais pas comment nommer ce que j'avais fait. Ce n'était pas du vol. Mais ce n'était pas honnête non plus.
Élise resta silencieuse. Elle regardait le fleuve maintenant, les mains serrées l'une contre l'autre.
— Et quand on vous a accusé ? Vous avez dit quoi ?
— Rien. J'ai voulu expliquer. Mais mes mots sonnaient faux. Alors je me suis tu. Et mon silence a été pris pour un aveu. En quelques semaines, j'ai tout perdu. Mon éditeur, mes lecteurs, mes amis. On m'a traité d'imposteur. De voleur. De vampire.
Il ferma les yeux.
— Alors je suis parti. Je suis venu ici. À Bayeux. Pour disparaître.
Élise ne dit rien pendant un long moment. Elle pensait à Martin. À ses accusations. « Tu es de glace. Tu ne montres rien. » Elle pensait à la phrase qu'elle s'était écrite, des années plus tôt : Tu n'es pas froide. Elle pensait à la lettre brûlée, aux fantômes qu'on range dans des tiroirs.
Puis elle parla, la voix plus douce :
— On m'accusait de cacher. De mentir par omission. De ne jamais montrer ce que je ressentais. Mon ex-mari. Il disait que j'étais de glace. Que je n'avais pas de cœur. Et j'ai fini par le croire.
Raphaël la regarda, surpris.
— Vous, on vous accuse d'avoir volé, continua-t-elle. D'avoir menti. D'avoir caché qui vous étiez vraiment. (Elle inspira) Peut-être qu'on se ressemble plus que je ne pensais.
Il voulut répondre, mais elle leva de nouveau la main.
— Attendez. Je... j'ai besoin de comprendre. Cet article. Quelqu'un me l'a envoyé. Anonymement. Pour me prévenir ? Pour me faire fuir ? Je sais pas. Mais je dois savoir : vous me cachez autre chose ?
— Non, dit-il fermement. Rien. Cette histoire, c'est la pire chose que j'ai faite. La plus honteuse. Mais c'est la seule. Je ne vous cache rien d'autre.
Elle le fixa longuement, cherchant le mensonge dans ses yeux. Elle n'en trouva pas.
— Pourquoi vous m'avez pas dit tout ça avant ?
— Parce que... (Il hésita) Parce que j'avais peur. Peur que vous me regardiez comme les autres. Peur de perdre... ce qu'on était en train de construire. Même si c'était petit. Même si c'était fragile.
Élise sentit ses défenses craquer. Pas s'effondrer. Juste craquer. Comme une fissure dans la glace.
— Je sais ce que c'est, dit-elle doucement, d'être mal nommé. On m'a appelée froide pendant des années. J'ai fini par me glacer. Vous, on vous a appelé voleur. Vous vous êtes tu.
Elle fit un pas vers lui.
— Mais je crois... je crois qu'on peut se renommer. Si on accepte de se dire les vrais mots.
Il la regarda, les yeux brillants.
— Vous... vous me croyez ?
— Je sais pas encore si je vous crois complètement. Mais je crois que vous ne mentez pas. C'est pas pareil. Mais c'est un début.
Ils restèrent là, côte à côte, le parapet entre eux comme un pont fragile. Le fleuve continuait d'avancer. Un merle chanta quelque part.
— Qui vous a envoyé cet article ? demanda Raphaël après un long silence.
— Je sais pas. Quelqu'un qui me surveille. Ou qui vous surveille. Ou les deux.
Il fronça les sourcils.
— Vous avez une idée ?
— Non. Mais... j'ai senti qu'on m'observait. Plusieurs fois. Comme si quelqu'un voulait s'assurer que j'avais bien lu.
Raphaël pâlit.
— Ça vous fait peur ?
— Oui. Mais moins que l'idée de me tromper encore sur quelqu'un.
Elle le regarda droit dans les yeux.
— Alors j'ai décidé. Je vous fais confiance. Pas parce que vous êtes innocent. Mais parce que vous êtes honnête. C'est pas la même chose. Mais pour moi, c'est suffisant.
Il eut un sourire fragile, presque incrédule.
— Merci.
— Ne me remerciez pas. Pas encore. Si vous me mentez, si vous me cachez quelque chose... (Elle s'interrompit) Je suis pas forte. Je suis juste fatiguée d'avoir peur.
— Je comprends.
Ils se turent encore. Puis Élise ramassa l'article sur le parapet.
— Qu'est-ce que vous allez faire ? demanda-t-elle. Avec... avec tout ça. Avec Adrien.
— Je sais pas. J'ai pensé... peut-être une lecture. Pas pour me justifier. Juste pour dire son nom. Pour qu'il ne soit pas juste « l'affaire ».
Élise hocha lentement la tête.
— Si vous voulez... la galerie pourrait être ce lieu. Pas un événement. Juste une soirée discrète. On lit son nom. On lit ses mots. Et on rentre chez soi.
Raphaël la fixa, stupéfait.
— Vous feriez ça ? Même après...
— Surtout après. Parce que maintenant je sais. Et je choisis quand même.
Ils se séparèrent là, sur le pont. Pas de geste, pas d'étreinte. Juste un regard long, qui disait : On continue. Fragiles. Mais ensemble.
Élise remonta vers la rue Saint-Jean. L'air était plus léger. Pas apaisé. Mais respirable. En tournant au coin de la place, elle sentit quelque chose. Une présence. Elle se retourna brusquement. Une silhouette, là-bas, près d'un réverbère. Une femme ? Un homme ? Difficile à dire. La personne ne bougeait pas. Elle semblait la regarder.
Élise s'arrêta. Son cœur accéléra. Puis la silhouette s'éloigna, disparut derrière un angle de mur. Élise resta plantée là, le souffle court.
Qui c'était ? Quelqu'un qui nous observait ? Qui nous a vus parler ?
Elle repensa à l'article. À l'enveloppe anonyme. Aux pas dans l'escalier, l'autre nuit.
Quelqu'un sait. Quelqu'un veut quelque chose.
Mais quoi ? Elle rentra à la galerie, verrouilla la porte derrière elle, tira le rideau de la vitrine.
Ce soir-là, elle ne dormit pas bien. Dans ses rêves, une silhouette la suivait partout. Et dans l'ombre, une voix qu'elle ne reconnaissait pas murmurait : « Tu ne le connais pas vraiment. »

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