13 L’homme brisé

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Raphaël marchait dans les ruelles de Bayeux comme on marche après une confession. Plus léger, mais pas encore apaisé. Les pierres blondes, les boutiques, le pas tranquille des passants lui semblaient différents ce matin-là. Comme si la ville avait changé de texture.

Élise savait. Elle savait tout. Et elle n'était pas partie.

Il repensait à leurs mots sur le pont, au bord de l'Aure. À sa voix dure au début : « Vous avez volé les écrits d'un mort ? » Puis plus douce : « Je crois qu'on peut se renommer. » Elle lui avait offert sa galerie. Pour Adrien. Pour une lecture. Il n'en revenait pas.

Parmi tous les fantômes qui le hantaient depuis Paris, il y en avait un qui dominait tous les autres. Adrien.

Adrien Lemaire n'avait pas vingt-cinq ans lorsqu'il s'était donné la mort. Un garçon mince, presque fragile, les cheveux toujours en bataille, les yeux clairs habités d'une intensité étrange. Il écrivait comme on respire vite, comme on s'accroche à une rambarde pour ne pas tomber.

Raphaël l'avait rencontré à la sortie d'une lecture publique. Adrien avait attendu que les autres s'éloignent, puis s'était approché, un carnet serré contre lui.

— Je voulais vous remercier, avait-il dit d'une voix trop basse. Vos livres… ils m'ont appris à écrire.

Ce jour-là, Raphaël avait senti cette soif rare, cette nécessité d'écrire qui ne relève ni du talent ni de l'ambition, mais d'une survie.

Au fil des mois, ils s'étaient revus. Raphaël avait accepté de lire, de conseiller. Adrien vivait dans une chambre sous les toits, écrivait la nuit entière, fumait trop, dormait peu. Pas de famille proche, peu d'amis.

Et puis un matin, le coup de tonnerre. Un appel. Adrien s'était donné la mort. Une lettre brève, laissée sur une table, adressée à personne. « Je n'ai plus de place ici. »

Raphaël s'était rendu dans cette chambre. Sur la table, plusieurs carnets. Dans le tiroir, d'autres encore. Les policiers l'avaient laissé prendre ce qu'il voulait. Il avait rassemblé les carnets dans une valise, comme on recueille un corps.

Ces carnets, il les avait gardés longtemps, sans les ouvrir. Trop douloureux, trop proches. Puis un hiver, alors qu'il tentait d'écrire un nouveau roman, il avait cédé. Il avait rouvert les cahiers. Les phrases d'Adrien l'avaient frappé comme des éclats de verre. Certaines l'avaient bouleversé, d'autres lui avaient semblé siennes, comme si elles avaient jailli d'un même sol.

Il n'avait pas décidé consciemment de les reprendre. Mais à force de les lire, elles s'étaient fondues dans ses propres pages. Certaines phrases, certains vers s'étaient glissés dans son manuscrit, comme des rivières souterraines rejoignant son fleuve.

Il avait pensé : Ainsi, Adrien vivra encore. On le lira à travers moi.

Quand Avant que le jour se lève parut, le succès fut immédiat. On salua « une écriture renouvelée », « une intensité inédite ». Raphaël se sentit presque coupable de l'acclamation, mais aussi apaisé : Adrien, d'une certaine manière, parlait encore.

Puis vint la révélation. Un journaliste, ami d'Adrien — qui avait publié quelques poèmes confidentiels de son vivant — reconnut des fragments. Un article parut : Raphaël Stein, l'imposture. En quelques jours, la presse entière s'enflamma. On ressortit les carnets publiés d'Adrien, on aligna les phrases en colonnes, on entoura les ressemblances en rouge.

On l'accusa d'avoir volé un mort, d'avoir exploité la fragilité d'un jeune poète pour relancer sa propre carrière. On parla de prédation, d'indécence, d'abus de pouvoir. « Le grand écrivain vampirise son disciple », titra un hebdomadaire.

Raphaël tenta d'expliquer. Il dit qu'il voulait rendre hommage, qu'il n'avait pas prémédité, que les phrases d'Adrien faisaient désormais partie de lui. Mais ses mots sonnèrent faux, ou trop tard. Plus il parlait, plus on l'accusait. Quand il se tut, son silence fut pris pour un aveu.

En quelques semaines, il perdit tout : son éditeur, ses lecteurs, la plupart de ses amis. On le traita d'imposteur, de voleur. Son nom devint un scandale.

C'est alors qu'il prit le train pour la Normandie. Sans prévenir personne, sans emporter grand-chose. Il choisit Bayeux presque au hasard, parce que ce nom ancien lui évoquait des tapisseries médiévales, des batailles révolues, un temps où l'on survivait malgré les ruines.

Mais la honte voyageait avec lui. Même ici, dans les rues paisibles, il sentait peser cette accusation. Il avait beau dire que personne ne le connaissait, il croyait lire dans chaque regard une méfiance. Comme si l'étiquette « imposteur » lui avait été tatouée sur le front.

Chaque soir, il écrivait encore, mais ses carnets restaient clos, illisibles. Les phrases ne servaient plus qu'à consigner une douleur qu'il ne partagerait jamais.

Jusqu'à ce jour où, donnant une conférence au Musée de la Tapisserie — Mémoire et paysages, une poétique de la Normandie —, il avait levé les yeux au milieu d'une phrase, cherchant dans le public une confirmation, un écho. Et il l'avait vue. Troisième rang, côté gauche. Elle ne souriait pas, ne prenait pas de notes. Elle écoutait, simplement, le visage absorbé, presque douloureux, comme si ses mots la touchaient au-delà de ce qu'il avait voulu dire.

Élise.

Leurs regards s'étaient croisés une seconde. Elle avait détourné les yeux aussitôt, mais quelque chose en lui s'était fissuré.

À la fin, quand elle s'était approchée au buffet, elle avait murmuré : « C'était… apaisant. » Son regard, ce jour-là, n'avait pas porté de jugement. Et Raphaël, pour la première fois depuis longtemps, avait cru possible de respirer.

Puis il y avait eu le jardin botanique. Le hêtre pleureur. Les serres. L'abeille sur sa main. Le regard qu'ils avaient échangé, court mais intense. Et maintenant, la confrontation sur le pont. L'article. Sa confession. Et elle qui restait.

Il pleuvait ces heures-là à la manière de Bayeux : une pluie fine, presque sans poids, qui polit les pierres et rend la nuit plus lisible. Raphaël n'avait pas prévu d'agir si vite. Mais après leur conversation au bord de l'Aure, quelque chose en lui s'était débloqué.

Il fallait faire cette lecture. Maintenant. Avant que le courage ne s'enfuie.

Le lendemain, il croisa Élise au coin de la place Charles-de-Gaulle. Elle revenait de la papeterie, un ruban d'un bleu lavé dépassait de son sac. Ils n'avaient rien prévu, mais leurs pas se rencontrèrent comme des fils tirés par la même main.

— Demain soir ? dit-il, trop vite. La voix lui manqua un peu.

— Demain, répéta-t-elle, sans étonnement, comme si elle savait. Oui.

Elle n'eut pas besoin de demander ce qu'il comptait lire. Elle avait déjà compris l'essentiel : ce ne serait pas un spectacle, ni un règlement de comptes, ni une cure. Ce serait un usage du silence.

— À la galerie, 19h30. J'éteindrai la vitrine, dit-elle. Nous laisserons la porte entrebâillée. Ceux qui doivent entrer entreront.

Ils se regardèrent, et dans ce regard se trouvaient mêlés la fatigue de lui, la pudeur d'elle, la possibilité d'un soir juste. Elle ajouta :

— J'apporterai trois verres d'eau. Pas de vin. La fête, plus tard.

Il sourit. Ce détail avait la précision d'une prière. Ils se séparèrent. Il fit deux pas, se retourna :

— Merci, dit-il, et ce mot-là n'était pas un paiement mais une manière de soulever le chapeau devant quelque chose de plus grand que soi.

Cette nuit-là, Raphaël écrivit. Non pas compulsivement, non pas avec la hargne de celui qui veut prouver : avec l'attention d'un homme qui, pour la première fois depuis des mois, se sait regardé sans verdict.

Il posa son carnet, choisit un stylo qui ne gratte pas, et traça en haut de la page : Lecture pour Adrien — Bayeux. En dessous, il nota trois lignes d'organisation, presque matérielles : une table / deux chaises / lampe basse. Puis il écrivit, en colonne, trois fragments à lire. Un d'Adrien, un de lui, un commun. À côté de chacun, un prénom : Adrien, Raphaël, et, sans réfléchir, il ajouta : Élise. Non pas pour qu'elle lise — il savait qu'elle ne le ferait pas —, mais parce qu'il comprenait que sans elle, rien ne se tiendrait.

Il s'arrêta un moment. Dans le silence, il entendait la pluie déménager d'un toit à l'autre. Il pensa à la galerie, aux murs blancs, au halo chaud de la lampe qu'elle allumait sur le comptoir. Le lieu lui paraissait juste. La lecture, possible. Sa honte, respirable.

Il se leva, prit dans sa veste le carnet d'Adrien, le posa ouvert près du sien. Les deux pages se touchèrent. Il eut le sentiment presque naïf que les phrases se reconnaissaient. Sur la sienne, il écrivit encore : Je n'expliquerai pas. Puis, plus bas : Je dirai son nom, et j'éteindrai.

Il se coucha tard, sans fièvre. Il dormit peu, mais droit, comme on prend un train de nuit où l'on n'a plus peur de rater l'arrêt. Au matin, il irait voir Élise pour lui proposer les derniers détails. Il demanderait une clé pour entrer une heure plus tôt et arranger la lumière. Il choisirait trois chaises — deux pour eux, une vide, posée à gauche, pour celui qui ne viendrait pas et dont la place serait pourtant tenue.

Le lendemain, la pluie s'était interrompue, mais l'air gardait la fraîcheur d'une saison pas encore décidée. À dix-neuf heures, Raphaël poussa la porte de la galerie. Les murs avaient cette blancheur qui n'agresse pas. Une lampe basse baignait la pièce. Une table simple, deux chaises, et, à gauche, une chaise vide. Sur la table, trois verres d'eau. Élise l'attendait près du comptoir, un dossier sous le bras.

— Il y aura peu de monde, dit-elle. J'ai prévenu deux personnes seulement. Elles ne parleront pas. Elles s'assiéront. Elles écouteront.

— C'est très bien.

Ils installèrent les cahiers, sans cérémonial. À 19h35, la porte s'ouvrit. Deux silhouettes entrèrent, s'assirent, l'une au premier rang, l'autre au fond, sans un mot. On entendait les pas tardifs de la rue, un rire noyé, un vélo.

Élise leva les yeux vers lui. Il s'assit. Il posa sa main sur la couverture grise du carnet d'Adrien. Il dit :

— Adrien Lemaire.

Ce fut tout. Le nom flotta un instant, puis se posa. Il tourna une page. Il lut la phrase qu'il avait choisie, mais la voix la rendit neuve :

Je n'ai plus de place ici ; alors je fais de la pluie une chambre.

Il reposa le silence. Il lut ensuite une phrase à lui, courte, presque nue :

Quand la voix d'un autre remonte dans la mienne, je ne dis pas que je l'ai trouvée : je dis que je n'étais pas seul.

Puis, refermant les carnets, il n'ajouta rien. Élise se leva, alla doucement jusqu'à l'interrupteur, éteignit la lampe. Pendant trois secondes, il n'y eut que la respiration basse de la ville. Ensuite, un froissement d'étoffes, des pas qui sortent. La porte se referma.

Dans le noir relatif, ils restèrent encore, sans bouger. Raphaël sentit qu'il n'était plus du côté du vacarme, ni du côté du mensonge. Il était du côté d'un geste juste, même s'il ne réparait rien, même s'il n'effaçait aucune ligne rouge des journaux.

— Merci, dit-il à la nuit.

— Ce n'est rien, répondit Élise, mais il entendit c'est beaucoup.

Elle ralluma. Sur la table, les trois verres d'eau n'avaient pas bougé. Il prit le sien, but une gorgée. C'était tiède, sans goût. Il n'avait jamais trouvé l'eau si précise.

Ils sortirent ensemble. La ville, dehors, avait repris son métier de lumière discrète. Devant la porte, il hésita, puis sortit de sa poche le carnet d'Adrien. Il le tint un moment entre ses deux mains, comme on tient une offrande qu'on n'apporte plus à personne. Élise ne tendit pas la main. Elle regarda simplement ce geste, et dans ce regard il y avait assez de place pour qu'un mort vive encore un peu.

Ils se dirent au revoir. Elle partit vers la cathédrale, lui vers la rivière. Sur le pont où ils s'étaient confrontés quelques jours plus tôt, il s'arrêta, posa le carnet sur la pierre, l'ouvrit à la page déjà lue. Le vent fit battre doucement les feuilles. Il referma, le remit contre son cœur.

Cette nuit-là, il n'écrivit presque pas. Il n'en avait pas besoin. Il s'endormit avec, dans l'oreille, la voix d'Élise : Ni brandir, ni enfouir : poser là où ça respire. Et, plus loin, très loin, une autre voix qui ressemblait à celle d'un garçon trop tôt parti, comme un merci sans mots.

Au matin, il sut qu'il pourrait continuer. Pas comme avant, pas comme on repart, mais comme on reprend sa marche après la pluie : en évitant les flaques et en les acceptant quand même. Il songea qu'il avait quitté Paris pour fuir sa faute ; il restait à Bayeux pour apprendre à la nommer. Et, sans s'en apercevoir, il se répéta la phrase qu'il lui avait offerte comme une clef : Vous n'êtes pas froide — c'était ainsi qu'il l'entendait désormais, en miroir, comme si la chaleur, finalement, se propageait par passages secrets.

Il prit son carnet, écrivit en haut de la page du jour : Ne pas trembler de dire les vrais noms. Puis, comme un enfant qui signe, il écrivit : Adrien. Élise. Et il laissa, pour eux deux, un espace blanc. Une chambre de pluie. Une place.

Mais en refermant son carnet, une pensée le traversa. Une question qu'il avait repoussée depuis la confrontation au bord de l'Aure.

Qui avait envoyé l'article à Élise ?

Quelqu'un savait. Quelqu'un les observait. Quelqu'un voulait détruire ce qu'ils construisaient. Il regarda par la fenêtre. La rue était vide. Mais il sentit, comme Élise l'avait senti, cette présence invisible.

Qui nous surveille ? Et pourquoi ?

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