14 Le feu discret

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Le bistrot s'appelait Le Griffon. Un nom un peu vieilli, à l'enseigne délavée qui grinçait dans le vent, mais à l'intérieur tout était chaleur, patine et silence bienveillant. Le parquet craquait comme un plancher de navire. Les murs portaient des cadres jaunis d'équipes de football d'autrefois et, dans un angle, une cheminée était allumée pour l'hiver.

Le feu n'était pas grand — quelques bûches lentes, une flamme rousse qui hésitait —, mais il suffisait à donner à la salle une couleur de braise.

Raphaël avait choisi cette adresse à dessein. Pas un de ces bars bruyants où la jeunesse s'entasse autour des verres et des téléphones, mais un lieu de retrait, de demi-ombre, où deux voix pouvaient se trouver sans avoir à se hausser. Il avait hésité à l'inviter, encore marqué par la confidence de l'avant-veille ; mais le besoin d'une conversation sans poids, d'un moment où leurs blessures ne gouverneraient pas chaque mot, avait fini par le pousser à l'oser.

Élise était venue. Elle s'était assise près de lui, sur une banquette de cuir fendu. Son manteau encore humide dégageait une odeur de laine, mêlée à celle des pommes cuites que la patronne réchauffait au fourneau derrière le comptoir.

— Vous aimez les bistrots comme celui-ci ? demanda Raphaël en posant sa tasse.

— Oui, dit-elle. Il y a quelque chose d'ancien, qui ne demande rien. Les cafés trop modernes me fatiguent : on y voit plus de néons que de visages.

Il acquiesça. Leurs paroles étaient encore prudentes, mais déjà plus légères que les jours précédents. Ils parlaient du décor comme on parle d'un tableau.

La conversation glissa vers les souvenirs. Élise, étonnée d'elle-même, évoqua son enfance dans un village du Bessin. Le bruit de la cloche de l'école, les odeurs de craie et de pain chaud que les mères apportaient pour la récréation. Elle raconta, presque en riant, une punition : avoir dû copier cinquante fois « Je ne dois pas parler en classe », alors qu'elle n'avait prononcé qu'un seul mot, et encore, pour répondre à une question qu'elle croyait qu'on lui avait posée.

— Déjà sérieuse, dit Raphaël en souriant.

— Sérieuse malgré moi. On me disait toujours que j'avais « l'air grave ». À huit ans ! C'est ridicule.

Il rit doucement. Puis, reprenant le fil de ses propres souvenirs :

— Moi, c'était l'inverse. On disait que je n'étais jamais sérieux. À dix ans, j'ai failli être renvoyé parce que j'avais transformé une dictée en poème. La maîtresse avait dit : « Ce garçon se moque de tout. » Et moi, je croyais seulement que les phrases pouvaient s'amuser.

Ils se regardèrent une seconde. La disproportion de leurs enfances — elle punie pour son silence, lui puni pour son audace — leur parut soudain si absurde qu'ils éclatèrent de rire. Un rire clair, jailli d'eux sans qu'ils s'y préparent.

Le patron leva un instant les yeux de son journal, leur lança un sourire complice, puis replongea dans ses pages. La flamme, dans la cheminée, sembla crépiter plus fort comme pour accompagner leur éclat.

Élise porta sa main à ses lèvres, gênée de ce rire trop sonore pour elle.

— Excusez-moi, je ne ris jamais comme ça…

— Alors gardez-le, dit Raphaël. C'est la chose la plus précieuse que j'ai entendue depuis longtemps.

Elle détourna les yeux, mais ses joues avaient pris une couleur tendre que la lumière du feu rendait plus douce encore.

C'est à ce moment-là qu'elle l'aperçut.

Une silhouette au fond du bistrot. Une femme seule, assise près de la fenêtre, une tasse devant elle. Elle ne lisait pas. Ne regardait pas son téléphone. Elle était simplement là, immobile, le regard fixé sur eux.

Élise se figea. Son rire s'éteignit.

— Ça va ? demanda Raphaël en voyant son visage changer.

— Oui, oui, dit-elle en se forçant à sourire. J'ai cru... reconnaître quelqu'un.

Elle détourna les yeux, but une gorgée de cidre pour se donner une contenance. Quand elle releva la tête vers la fenêtre, la femme avait disparu. La table était vide. Comme si elle n'avait jamais été là.

C'était elle ? La libraire qui m'avait vendu les livres de Raphaël ?

Un frisson la parcourut. Elle se souvint de la silhouette près de la cathédrale, celle qui l'avait observée l'autre soir. Des pas dans l'escalier. De l'article glissé sous sa porte.

C'est la même personne. J'en suis sûre.

— Élise ?

La voix de Raphaël la ramena au présent.

— Pardon, dit-elle. J'étais... ailleurs.

Il la regarda avec douceur, sans insister. Mais elle voyait qu'il avait remarqué son trouble.

Ils burent une gorgée de cidre. Le silence se fit à nouveau, mais ce n'était plus exactement le même. Quelque chose s'était glissé entre eux, une ombre légère.

Raphaël, sentant le malaise, reprit la conversation avec douceur.

Ils parlèrent ensuite de tout et de rien, comme deux passants qui se découvrent voisins : des plats d'hiver qu'ils aimaient, des voyages qu'ils n'avaient jamais faits. Raphaël confia son incapacité à cuisiner.

— J'ai réussi à brûler des pâtes, dit-il avec sérieux, ce qui arracha à Élise un second rire, plus discret mais plus libre encore.

Elle évoqua sa manie de garder des boîtes de biscuits vides, trop jolies pour être jetées.

— Et vous les gardez pour quoi ? demanda-t-il.

— Pour les remplir de choses qui ne trouvent pas de place ailleurs. Des lettres, des petits cailloux, des boutons de manteau. Ça n'a aucun sens.

— Si, dit Raphaël. C'est donner une maison aux choses perdues.

Il y eut dans sa voix une nuance si sincère qu'elle se tut, touchée, et regarda longtemps les flammes.

Mais elle ne pouvait s'empêcher de jeter, de temps en temps, un coup d'œil vers la fenêtre. Vers la table vide.

Qui était-ce ? Pourquoi nous observe-t-elle ?

La soirée s'étira ainsi, simple et douce, malgré l'ombre qui planait. Les heures passaient sans qu'ils y pensent. Ils n'abordèrent ni le passé trop lourd, ni les blessures encore ouvertes. Tout restait en suspens, mais la suspension elle-même avait une valeur.

Quand enfin ils se levèrent, le bistrot était presque vide. La patronne leur fit un signe de tête en essuyant des verres, comme si elle savait qu'ils venaient de déposer là une braise qu'il ne fallait pas souffler.

Dehors, la pluie avait cessé. Les pavés luisaient comme des miroirs brisés, reflétant les réverbères en éclats d'ambre. L'air était vif, piquant, mais pas hostile. Ils marchèrent côte à côte, sans se presser.

Élise regardait autour d'elle, aux aguets. Cherchait la silhouette. Mais la rue était vide.

— Merci, dit Élise en s'arrêtant devant sa porte. Pas seulement pour le verre. Pour… ce feu discret.

— C'est moi qui vous remercie, répondit-il doucement. Vous m'avez rendu un son que je croyais perdu.

— Un centimètre à la fois.

Elle hésita, chercha une clé dans son sac. Il resta un instant immobile, les mains dans les poches, comme s'il voulait prolonger cette halte sans franchir le seuil.

— Bonne nuit, dit-elle enfin, en relevant les yeux vers lui.

Et dans ce regard, il y avait une chaleur timide, mais claire. Comme une promesse qui ne se dit pas encore.

Il la laissa entrer, refermer la porte. Puis il resta quelques secondes face à la façade, à écouter ses propres pas résonner en lui. Quand il repartit, la nuit lui sembla plus légère.

Dans sa chambre, il s'assit près de la petite table de bois où l'attendaient ses carnets. Il n'écrivit pas de longues pages cette fois. Il nota simplement : Ce soir, j'ai entendu son rire. C'était un feu discret, mais il suffit pour réchauffer une pièce entière. Un centimètre à la fois, j'ai compris le message. Doucement. Elle a besoin de temps.

Puis il posa le stylo, souffla sur la bougie, et se coucha. Le sommeil, cette nuit-là, vint plus vite que d'habitude. Et dans son rêve, il n'y avait ni accusation, ni pierre, ni vitrail. Seulement un feu qui crépite, et un éclat de rire qui tient debout tout un silence.

De son côté, Élise ne dormit pas aussi paisiblement. Elle monta chez elle, ferma la porte à double tour. Retira son manteau, le posa sur le dossier d'une chaise. Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de repenser à cette femme au bistrot. Ces yeux qui les fixaient. Cette présence.

C'était la même que l'autre soir, j'en suis sûre. Celle qui m'observait près de la cathédrale. Celle qui a glissé l'article sous ma porte.

Elle s'assit sur son lit, les mains tremblantes.

Pourquoi nous surveille-t-elle ? Que veut-elle ?

Le bistrot. Le feu. Le rire partagé. Tout ce qui semblait si doux quelques heures plus tôt se teintait maintenant d'inquiétude.

Quelqu'un sait qu'on se rapproche. Et ça ne lui plaît pas.

Elle se coucha, mais ne parvint pas à s'endormir tout de suite. Dans le noir, elle revoyait cette silhouette près de la fenêtre. Immobile. Observant.

Qui est-elle ? Et jusqu'où ira-t-elle ?

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