15 La lettre non envoyée

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Le matin entra sans fracas, comme une lumière triste mais docile. Élise s'éveilla avant l'alarme — elle n'avait presque pas dormi —, l'esprit encore tiède du rire de la veille, ce petit feu qu'ils avaient posé au centre de la table comme on pose un fruit, sans cérémonie. Il lui semblait qu'un fil avait changé de place en elle, un fil qu'on avait détressé d'un millimètre seulement mais qui, déjà, empêchait la maille ancienne de se resserrer.

Mais il y avait aussi cette ombre. Cette silhouette au fond du bistrot. Cette femme qui les observait.

Mathilde.

Elle se leva, marcha dans la maison sans allumer. Les objets trouvaient leur contour dans la pénombre : la table, la chaise, la lampe que l'on reconnaît au grain de sa poussière. Dans la cuisine, elle posa la bouilloire, attendit sans impatience que l'eau frémisse. Il n'y avait rien à décider, croyait-elle ; pourtant, une décision tenait sa main comme on tient un oiseau, à la fois douce et tenace.

Elle but deux gorgées de thé. L'odeur de la veille revint — feu, pommes cuites, cidre —, avec cette fidélité des parfums qui savent se rendre à nouveau présents au corps entier. Alors l'idée s'imposa : écrire. Non pas consigner, non pas tenir des comptes, mais écrire à lui. Une lettre, comme on n'en fait plus. Une lettre avec un début, une fin, un espace pour la voix et des silences pour l'entendre répondre.

Elle chaussa ses bottines, sortit dans la fraîcheur. Bayeux avait ce bleu mat des matinées lavées. Devant la papeterie, elle hésita. Elle n'avait pas besoin de papier ; elle en avait toujours, rangé, classé, prêt, à portée. Mais elle entra quand même, comme on va chercher une bénédiction dans une église où l'on n'a plus de prières.

Elle choisit un paquet de feuilles vergé, très légèrement ivoire, et deux enveloppes au grain tissé. À la caisse, la vendeuse dit :

— C'est pour un faire-part ?

— Pour une lettre.

La femme sourit comme on sourit aux anachronismes aimables. Élise paya, sortit, serra le paquet sous son manteau comme on serre une poignée de braise.

Dans la galerie, elle laissa la porte entrouverte plus longtemps que d'habitude. L'air du dehors se coinça dans l'embrasure, inoffensif. Elle rangea, épousseta, vérifia les étiquettes. Ses gestes étaient les mêmes qu'hier, mais la voix qui les commandait avait mué ; c'était la même tessiture, un ton plus bas.

Elle posa le paquet sur la table arrière, ouvrit la première feuille. Sa main hésita, cherchant un stylo qui n'accroche pas. Le carnet gris, celui qu'elle avait habillé d'une housse de tissu bleu et d'un ruban miel, la regardait du coin de la pile. Elle passa la main dessus comme sur une épaule. Non, pas le carnet. Une lettre. Elle trouva un stylo-plume, remplit la cartouche. L'encre brillait à peine, comme un œil sûr de lui.

Elle écrivit son prénom en haut, puis l'effaça. Elle recommença : Raphaël, — elle n'osa pas Cher, pas encore. Elle s'arrêta, respira. La première phrase lui manquait ; les premières phrases sont des pierres trop lourdes. Elle traça alors une ligne au milieu de la feuille — un trait qui ne disait rien mais qui, déjà, séparait le silence d'avant du silence d'après.

La première tentative fut maladroite, un peu sèche, presque administrative :

Je vous écris parce que je ne sais pas parler. Je vous écris pour vous dire que je n'ai pas de mots à dire à voix haute. Je vous écris pour vous remercier de m'avoir entendue sans me demander de me traduire.

Elle lut ces trois phrases et sourit d'elle-même. Trop de modestie endurcie, pas assez de cœur. Elle plia, glissa la feuille dans la corbeille, en prit une autre. Cette fois, la main partit plus vite :

Hier, j'ai ri. Ce n'est pas une nouvelle pour le monde, mais pour moi c'en est une. J'ai ri et j'ai eu peur que ce rire ne m'appartienne pas. Je crois qu'il vous doit quelque chose. Je ne sais pas si je vous dois, à vous, une part de ma peur, mais je vous dois la vérité que j'essaie d'écrire ici : depuis la cathédrale, depuis le jardin, depuis la pluie sur l'auvent, vous avez déplacé une chaise dans ma chambre.

Elle s'interrompit. Elle venait d'écrire vous avez déplacé une chaise, comme lui avait pensé qu'il avait déplacé la sienne. Les métaphores se répondent sans s'être téléphoné. Elle rougit de cette symétrie involontaire, mais ne raya pas. Elle poursuivit :

Je ne suis pas froide. Je me le répète avec vos mots. Je le dis sans certitude, mais avec un peu de courage. Je ne vous demande pas d'y croire à ma place. Je vous demande seulement de me laisser le temps de devenir celle qui pourra le vivre sans trembler.

Elle hésita. Puis reprit, la main moins assurée :

Il y a quelque chose que je dois vous dire. Quelque chose qui me fait peur. Depuis quelques jours, j'ai l'impression d'être suivie. Une silhouette que j'aperçois, qui disparaît. Des pas dans mon escalier. Et hier soir, au bistrot, cette femme qui nous regardait. Je ne sais pas si c'est la même personne. Je ne sais pas ce qu'elle veut. Mais j'ai peur.

Elle s'arrêta. Relut. C'était peut-être trop. Peut-être qu'elle allait l'effrayer. Peut-être qu'il penserait qu'elle était paranoïaque, fragile, compliquée.

Elle faillit rayer ces lignes. Puis se souvint de ce qu'elle venait d'écrire : Je n'ai aucune promesse à offrir sinon celle de ne pas mentir. Elle laissa. Ce n'était pas mentir que de dire sa peur.

Elle reprit, d'une écriture plus ferme :

Je vous dis cela non pas pour que vous me sauviez, mais pour que vous sachiez. Pour qu'il n'y ait pas de silence qui cache. J'ai eu trop de silences qui cachaient. Cette fois, je veux dire ce qui me traverse, même si c'est laid, même si c'est lourd.

Elle s'arrêta, la main dans le vide. Une goutte d'encre s'arrondit à la pointe. Elle la secoua dans un geste minuscule, retira la plume. L'encre laissa sur la marge une virgule inutile. Elle la trouva belle comme une étoile mal rangée.

Elle reprit :

Vous avez prononcé un nom, l'autre soir. Adrien. Vous l'avez posé sur la table et vous l'avez laissé respirer. J'ai vu ce que c'est qu'un geste juste : ni brandir, ni enfouir. Je ne sais pas quels gestes justes j'ai à ma portée. J'essaie celui-ci, qui n'est peut-être pas un geste mais simplement un papier : vous dire que j'ai envie d'être du côté de ce qui respire.

Elle relut. C'était vrai, mais ce n'était pas tout. Le tout est imprononçable ; on l'entoure.

Le matin s'éclaircit par la vitrine. Deux passants s'arrêtèrent, regardèrent un paysage enneigé, dirent quelque chose qu'elle n'entendit pas. Une femme entra, marcha lentement, s'arrêta devant le tableau des nuées. Elle soupira — un soupir de reconnaissance modeste —, puis sortit sans acheter. Ces vies qui passent comme des oiseaux l'apaisent ; elle aime qu'on n'ait pas besoin de garder pour avoir reçu.

Elle replia sa lettre en deux pour en mesurer la densité, la rouvrit, se remit à écrire :

Je vous écris parce que je n'ai pas de pratique du bonheur. J'ai l'habitude de l'ordre, de la netteté, du silence qu'on polit pour qu'il brille. Le bonheur, lui, laisse des miettes sur la nappe. Je crois que je voudrais essayer de ne pas les balayer trop vite.

Elle referma les yeux. L'image lui plut. Elle reprit encore :

Je ne vous promets rien. Je n'ai aucune promesse à offrir sinon celle de ne pas mentir, et déjà c'est beaucoup pour moi. Je ne sais pas si je vous écrirais cette lettre si je n'avais pas ri hier. Je ne sais pas si je vous la donnerai. Peut-être qu'elle doit rester dans ma poche un temps, comme un talisman. Peut-être que, si je vous la tends, elle disparaîtra au moment même de l'offrande, comme certaines bulles quand on veut les attraper. Je vois que j'écris en hésitant : c'est ma façon de marcher.

Elle s'arrêta. Une cloche sonna quelque part. Midi. La lumière prit cette obliquité qui rend les objets plus francs. Elle posa la plume, alla allumer la lampe du comptoir — ce geste devenu rituel, comme un salut à la maison qui travaille. Elle lava une tasse, laissa l'eau couler deux secondes de trop, la ferma, essuya ses mains sur un torchon. Ses gestes la replaçaient dans le monde ; la lettre, elle, continuait de vibrer dans son dos.

Elle revint à la table, relut tout depuis le début, corrigea une faute, laissa une autre par défi — elle n'avait pas envie d'être parfaite ; elle n'en avait plus la force ni le goût. Elle mit la lettre dans l'enveloppe, sans la fermer. Elle écrivit R. Stein — elle hésita à écrire Raphaël, mais la solennité du papier appelait le nom de famille, le nom public. Elle reposa l'enveloppe, la regarda comme on regarde un animal qui somnole.

L'après-midi glissa. Quelques clients, deux ventes modestes, un couple qui se tenait par la main trop fort comme on tient une corde. Le ciel blêmit, un grain passa. Par la porte entrouverte, elle sentit le monde humide et sans colère.

À seize heures, elle prit sa veste. Elle glissa l'enveloppe dans une poche intérieure, comme on glisse un secret dans le doublé d'un manteau. Elle sortit, descendit la rue, prit à gauche vers les maisons basculées sur l'Aure. Elle marcha sans hâter, la lettre pesant à peine contre sa poitrine, mais imposant une gravité nouvelle à ses pas. Elle avança jusqu'au pont où ils s'étaient arrêtés l'autre soir.

L'eau passait, la phrase ancienne passait avec elle. Je fais de la pluie une chambre. Elle posa sa main sur la pierre. Le froid renvoya dans sa paume un calme qui pourrait, si on le laissait, se transformer en angoisse. Elle retira la main avant que le froid ne prenne tout.

Elle continua jusqu'à la rue où vivait Raphaël. Elle la connaissait — elle l'avait traversée un soir sans oser s'arrêter. Aujourd'hui elle s'y arrêta. La façade claire, les volets, la poignée.

Elle regarda la fente de la boîte aux lettres. Elle prit l'enveloppe. Elle posa les doigts sur le bord. Elle la retira. Elle la reprit. Elle sourit de cette mécanique ridicule qui la ramenait à ses dix-sept ans.

Un voisin sortit avec un sac de poubelle, la salua. Elle répondit, remit l'enveloppe dans sa poche. Pas maintenant. Ce n'était pas une fuite ; c'était une mesure. Elle se dit qu'une lettre posée trop tôt ressemble à un verre plein qu'on tend à quelqu'un qui n'a pas soif.

Elle fit quelques pas. Hier, elle avait ri. Aujourd'hui, le rire lui semblait déjà lointain, comme un souvenir qu'on invente pour se rassurer. Elle serra son manteau contre elle. Elle remonta vers la place.

Dans la journée, elle croisa Raphaël sans l'avoir cherché. Sur la place, près du banc où un vieux chien sommeillait, il marchait, les épaules droites, la tête un peu baissée, comme si le monde lui pesait moins mais lui importait davantage. Ils se reconnurent d'un même geste minuscule, presque un salut militaire, mais sans crispation.

— Bonjour, dit-il.

— Bonjour, répondit-elle.

Ils restèrent un instant immobiles, les mains dans les poches — deux êtres qui ont déjà trop parlé par leurs silences pour brusquer leurs mots.

— Vous allez bien ? demanda-t-il.

— Oui. Et vous ?

Il hésita, comme s'il cherchait ses mots.

— Hier soir, au bistrot... vous avez vu quelqu'un qui vous a troublée. J'ai remarqué. Vous aviez pâli d'un coup. Votre rire s'était éteint.

Élise sentit son cœur se serrer. Il avait remarqué.

— Oui. Il y avait une femme. Au fond. Elle nous regardait. Enfin... elle me regardait, je crois. Quand j'ai voulu la revoir, elle avait disparu.

— Vous l'avez reconnue ?

Élise hésita. Puis :

— Je crois. C'était... Mathilde. La libraire de la rue Saint-Malo. Celle qui m'a vendu vos livres il y a quelques semaines.

Raphaël se figea.

— Mathilde ? Vous en êtes sûre ?

— Presque. Je ne l'ai vue qu'une seconde, mais... oui. Je crois que c'était elle.

Un silence. Raphaël passa une main dans ses cheveux, mal à l'aise.

— Mathilde Beaumont. Oui, je la connais. C'est elle qui m'a accueilli quand je suis arrivé à Bayeux. Il y a deux ans. On a parlé souvent. De littérature, de poésie. Elle a été gentille. Une amie, je pensais.

Il baissa la voix.

— Mais il y a quelque chose que je ne vous ai pas dit. Il y a quelques mois, j'ai appris qu'elle avait eu des problèmes. Graves. Avec une femme. La nouvelle compagne de son ex. Mathilde l'a harcelée. Messages, surveillance, elle allait devant chez elle. Elle a été condamnée pour harcèlement.

Élise sentit un frisson glacé la parcourir.

— Condamnée ?

— Oui. Interdiction d'approcher, amende. Je l'ai appris par hasard, par quelqu'un qui la connaît au tribunal. Elle ne m'en a jamais parlé. Et moi... j'ai fait comme si je ne savais rien. Je me suis dit que c'était son passé. Que ça ne me regardait pas.

Il leva les yeux vers elle, inquiet.

— Mais maintenant, si c'était elle au bistrot... si elle vous suit... (Il s'interrompit) Je pense que c'est elle qui vous a envoyé l'article. Pour vous avertir. Ou pour vous éloigner de moi.

Élise sentit ses mains trembler. Elle pensa aux pas dans l'escalier. À la silhouette près de la cathédrale. À cette impression constante d'être observée.

— Moi aussi, je le pense, dit-elle doucement. Et... ce n'est pas la première fois que je la vois. Depuis l'article, j'ai eu l'impression d'être suivie. Plusieurs fois. Une silhouette près de la cathédrale. Des pas dans mon escalier, un soir. Et hier, au bistrot, c'était elle.

Raphaël pâlit.

— Mon Dieu. Élise, je suis désolé. Je n'aurais jamais pensé qu'elle... (Il serra les poings) Demain, je vais à Caen. J'ai un ami avocat. Je vais lui demander ce qu'on peut faire. Légalement. Pour vous protéger.

Élise sentit quelque chose se réchauffer en elle. Pas de l'amour. Pas encore. Mais de la gratitude. De la reconnaissance.

— Merci, dit-elle simplement.

— Je repasse à la galerie demain en fin d'après-midi. Après Caen. Pour vous dire ce qu'il m'a conseillé.

— D'accord. Je serai là.

Ils se regardèrent. Puis Raphaël ajouta, la voix plus basse :

— Faites attention. S'il vous plaît. Si vous la voyez, si elle s'approche de vous... ne restez pas seule avec elle. Appelez-moi.

— Je vous le promets.

Ils sourirent. Ce sourire n'était pas une promesse ; c'était un à demain dont le monde ne saura rien. Il s'éloigna. Elle le regarda partir, comme on regarde une barque prendre le courant juste.

Le lendemain, la clochette tinta en fin d'après-midi. Élise leva les yeux.

Raphaël entrait, secouant la pluie de son manteau. Il avait l'air fatigué, troublé. Il sourit en la voyant, mais le sourire ne touchait pas ses yeux.

— Bonjour.

— Bonjour. Vous revenez de Caen ?

— Oui.

Il s'approcha du comptoir, remarqua les trois verres d'eau posés là, alignés comme une habitude nouvelle.

— Alors ? demanda-t-elle. Votre ami... qu'est-ce qu'il vous a dit ?

Raphaël hésita. Il passa une main sur son visage.

— C'est compliqué. Légalement, on ne peut rien faire tant qu'elle ne vous menace pas directement. Un article anonyme, des regards au bistrot... ce n'est pas suffisant pour obtenir une ordonnance de protection.

Il s'interrompit, mal à l'aise.

— Mais il m'a dit autre chose. Sur la condamnation de Mathilde. Elle était plus grave que je ne pensais. Elle a fait bien plus que suivre cette femme. Elle lui a envoyé des lettres. Des centaines. Certaines menaçantes. Elle est allée devant son travail, son appartement. Elle a même essayé de la contacter par des tiers.

Élise sentit son sang se glacer.

— Et... qu'est-ce qu'on peut faire ?

— Garder des preuves. Si elle vous écrit, gardez les lettres. Si elle vous suit, notez les dates, les lieux. Si elle vous menace, appelez la police immédiatement. Et... (Il hésita) Ne restez pas seule avec elle. S'il vous plaît.

Un silence. Puis Élise dit, la voix un peu tremblante :

— Hier, quand je vous ai dit que je l'avais vue au bistrot... j'ai réfléchi toute la nuit. Je crois que ce n'est pas la première fois. Elle m'a suivie. Plusieurs fois. Près de chez moi. Près de la cathédrale. J'en suis presque certaine maintenant.

Raphaël la fixa, les yeux écarquillés.

— Vous en êtes sûre ?

— Oui. Plusieurs fois. Toujours la même silhouette. Je croyais devenir folle. Mais maintenant... maintenant je sais.

Raphaël resta silencieux un long moment. Puis :

— Si c'est vrai... (Il s'interrompit)

— Mon ami avocat a été très clair. Il ne faut surtout pas la contacter. Ni vous, ni moi. Si on va la voir, si on lui parle, elle pourrait dire qu'on la harcèle, nous. Ça affaiblirait tout le dossier.

Élise sentit un frisson la parcourir.

— Donc... on fait quoi ? On attend qu'elle fasse quelque chose de plus grave ?

— On note tout. Les dates, les lieux. On garde l'article comme preuve. Si elle envoie autre chose, on garde. Si elle approche de vous, vous ne lui parlez pas, vous partez et vous notez. Et si elle vous menace directement, on porte plainte immédiatement.

— Et en attendant, elle continue de me suivre ?

Raphaël serra les poings, frustré.

— Je sais. C'est injuste. Mais c'est la seule façon de construire un dossier solide. Si vous allez la voir, vous perdez tout.

Un silence lourd.

— D'accord, dit Élise doucement. Je ne la contacte pas.

— Mais si elle vient à vous, si elle vous parle... vous ne répondez pas. Vous partez. Et vous m'appelez tout de suite.

— Je vous le promets.

Ils se turent. Le silence avait changé de texture. Il était plus lourd. Plus inquiet. Mais aussi plus intime.

— Je dois y aller, dit Raphaël après un moment. Mais... faites attention. S'il vous plaît.

— Vous aussi.

Il partit. La clochette tinta.

Élise resta seule avec un nom qui résonnait dans sa tête.

Mathilde Beaumont.

Lorsque, plus tard, elle ferma la galerie, le soir s'installait déjà. Les réverbères posaient leurs flaques de miel sur les pavés. Elle prit la route de la cathédrale, d'un pas régulier.

L'odeur de cire la saisit dès l'entrée. Elle s'assit au même banc — les habitudes, parfois, ne sont pas des prisons, mais des gués. Elle sortit l'enveloppe de sa poche, la posa à côté d'elle, la main dessus. Elle ne pria pas, elle regarda seulement la lumière. Les vitraux offraient aujourd'hui des bleus moins vifs, des rouges moins décidés ; la lumière avait adopté pour elle une pudeur polie. Elle pensa : il y a des jours où même la couleur a pitié.

Une vieille femme passa, se signa lentement, la démarche instable, le sac battant contre sa cuisse comme un poisson. Élise se sentit d'une fraternité tranquille avec cette inconnue qui venait déposer sa fatigue comme on dépose un manteau trop lourd sur un dossier de chaise.

Elle pensa à Raphaël, à Adrien, à la chaise vide de la lecture. Elle pensa qu'il existe des présences qui se dressent dans un lieu sans faire de bruit, qui tiennent le monde en respect simplement par leur exactitude.

Elle effleura l'enveloppe. Elle imagina la scène : le bruit de la fente, l'enveloppe tombant de l'autre côté ; lui, plus tard, rentrant, levant le courrier, reconnaissant l'écriture, ouvrant. Elle imagina aussi l'autre scène : l'enveloppe perdue au milieu de factures, ouverte trop vite, lue trop vite.

À ces pensées, son cœur eut un mouvement de recul. Elle retira la main, glissa l'enveloppe dans sa poche. Elle sortit.

La nuit s'installait. Elle reprit la route de chez elle, d'un pas régulier. Il ne s'agissait plus de savoir si elle donnerait la lettre aujourd'hui ; il s'agissait de la porter avec elle un temps, pour qu'elle prenne sa forme, son poids, sa chaleur. Certaines choses ne se donnent pas fraîches ; elles doivent tiédir dans la poche pour ne pas brûler la main qui les prend.

Peu avant minuit, elle rentra chez elle. Rangea l'enveloppe dans son carnet — celui en tissu bleu, ruban miel. Elle la glissa entre deux pages blanches, à l'endroit exact où, d'habitude, elle marquait ses résolutions et ses façons de ne pas les tenir. Elle noua le ruban. Posa le carnet sur la table.

Elle pensa : Je l'ai écrite. Ce simple fait tient lieu de victoire.

Elle alla à la fenêtre, regarda la rue avant de tirer le rideau. Vide. Les réverbères jetaient leurs flaques de lumière sur les pavés mouillés.

Elle allait fermer quand elle la vit.

Une silhouette. Là, en bas. De l'autre côté de la rue. Immobile sous un réverbère.

Mathilde.

Leurs regards se croisèrent. Élise sentit son cœur s'emballer. Elle recula d'un pas, mais ne détourna pas les yeux. Mathilde ne bougeait pas. Elle la regardait. Simplement. Comme pour dire : Je sais où tu habites. Je sais tout. Puis elle fit demi-tour. S'éloigna lentement. Disparut au coin de la rue.

Élise resta figée, tremblante. Elle ferma le rideau d'un geste brusque. Recula jusqu'à la table. S'assit. Elle me surveille. Elle sait où j'habite. Elle vient jusque chez moi.

Demain, elle devrait aller à la librairie. Demander à Mathilde ce qu'elle voulait. Pourquoi elle faisait ça. Mais elle avait peur. Peur d'y aller seule. Peur de ce que Mathilde pourrait lui dire. Ou lui faire.

Elle pensa à Raphaël. Devait-elle l'appeler ? Lui demander de venir avec elle ? Mais avant qu'elle ne décide, elle comprit quelque chose. Mathilde ne se cachait plus. Elle s'était montrée. Devant chez elle. Ouvertement. Elle veut que je sache. Elle veut que j'aie peur.

Ou peut-être... elle voulait parler.

Élise se coucha, la lumière éteinte, la fenêtre fermée cette fois. Elle ne rêva presque pas. Mais quand elle se réveilla, au petit matin, une certitude l'habitait. Mathilde viendrait à elle. Elle n'aurait pas besoin d'aller à la librairie. Mathilde viendrait à la galerie.

Peut-être aujourd'hui. Peut-être demain. Mais elle viendrait.

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