2 L’ombre douce

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La lumière avait changé, plus basse, plus dorée. Elise se leva, fit quelques pas, consulta le petit miroir à gauche de la porte. Les années y avaient posé ce voile qu’elle connaissait bien, non un rideau, plutôt une buée — on devine la forme, la lumière passe, la netteté n’est plus une exigence.

Elle n’avait pas peur de vieillir : elle craignait seulement de se calcifier. Devenir, comme ces pierres magnifiquement dressées, un chef-d’œuvre de patience et de poids ; admirable, mais froide au toucher.

Le soir tomba plus vite qu’elle ne l’attendait. La pluie se raréfia, comme si le ciel, lassé de son obstination, consentait à une trêve. Elle éteignit les spots les uns après les autres, laissant la galerie retomber dans une pénombre qui rendait aux tableaux une part de secret.

Elle attrapa son manteau, glissa le trousseau de clefs dans sa poche, éteignit la petite lampe d’appoint, resta une seconde immobile, les doigts encore dans l’air où la chaleur s’effaçait. Elle eut le désir absurde de rallumer rien qu’un instant pour revoir ce rond d’ambre. Elle ne le fit pas.

Elle ferma la porte derrière elle ; le grelot tinta, la serrure céda, la clé tourna. La galerie resta là, comme une chambre laissée sage, prête pour la nuit.

Dehors, l’air était plus net. Les dalles sentaient cette odeur lourde des villes lavées où se mêlent pierre et mousse, poussière et pluie, un reste de feuillage mouillé en bas de la grille d’un square. Élise leva la tête : entre deux nuages, une étoile hésitait, improbable perle posée sur le front noir.

Elle prit à gauche, longea la cathédrale. Les arcs-boutants, dans l’obscur, avaient quelque chose d’animaux au repos ; on sentait, derrière les portes closes, la respiration énorme du vide, retenue par les murs. Par une meurtrière entrouverte, elle crut percevoir quelques notes d’orgue. Elle s’arrêta net.

L’organiste, parfois, répétait à cette heure où personne ne l’attendait ; il avait la discrétion des vrais étrangers aux heures. Le son, gras et plaintif, glissa jusque dans son sternum. Elle se rit d’elle-même : il n’y avait pas d’orgue, c’était le vent dans les gouttières. Ou bien si ? Elle ne saurait pas.

Elle s’assit un moment sur le banc de pierre, sous le porche. Le froid monta par ses cuisses, la traversa doucement. Elle posa ses mains à plat sur la pierre ; l’humidité y avait laissé un film fin. Le froid, toujours le même.

Elle se revit minuscule, à trois ans, expulsée de la classe avec ses frères par une maîtresse excédée. Mars, dehors, sans manteau. Sa peau était devenue bleue, un bleu qu’elle n’a jamais oublié, un bleu qui mordait. Son père était venu les chercher, furieux, les avait retirés de l’école le jour même. Elle n’avait pas pleuré. Juste gardé en elle cette certitude : le froid pouvait tuer, et les adultes aussi.

Elle eut cette pensée simple et abrupte : je suis encore là ! Elle se secoua, se leva, repartit.

Dans la vitrine d’une boutique, elle se vit en marche, manteau sombre, écharpe claire, pas pressés ; elle se plaisait de loin, sans tendresse particulière. Depuis quelques années, elle s’était mise au tutoiement de sa propre image : on vieillit mieux, pensait-elle, si l’on cesse d’exiger. Elle n’exigeait plus rien. C’était sa liberté et sa prison.

Chez elle, au deuxième étage d’une maison étroite, elle ouvrit la porte de l’appartement resté tiède. Un ficus fatigué tenait près de la fenêtre ; des livres alignés faisaient leur mur ; la table portait une nappe à carreaux que sa mère lui avait donnée comme on transmet un torchon carnet d’adresses.

Elle pendit son manteau, se déchaussa, mit l’eau à chauffer pour des pâtes. Elle mangea debout, au comptoir, comme on prend son pouls. Elle pensa, sans tristesse, que la paix n’a pas toujours besoin de partenariat. Elle avait mis longtemps à obtenir ce silence-là, qui n’était pas le mutisme, mais une chambre sonore où n’entrerait que ce qu’elle y laisserait entrer.

Elle ouvrit son carnet à la page du jour. Elle notait, chaque soir, des choses courtes : pas des événements, mais des phrases comme des bûches dans la cheminée. Elle écrivit : Pluie — vaches dans l’étain — lampe d’ambre — mains sur la pierre — encore là.

Elle s’arrêta sur ces deux derniers mots. Encore là. Comme si c’était un exploit.

Certains jours, elle avait envie de tout plaquer — la galerie, Bayeux, les clients polis, les conférences au musée, cette vie bien rangée qui sentait la cire et le renoncement. Partir. Vraiment partir. Louer une chambre miteuse quelque part, en Bretagne, ou plus loin. Ne rien faire d’autre que marcher, dormir, ne parler à personne. Disparaître. Recommencer. Sauf qu’on ne recommence jamais : on ne fait que déménager sa fatigue.

Elle posa le stylo, regarda la ligne comme on regarde un enfant dormir. C’était peu, mais c’était sa manière de tenir. De ne pas se perdre dans l’informe. De mettre, dans la journée, ces petites têtes d’épingle où la mémoire viendrait s’accrocher sans s’ouvrir la peau.

La nuit avançait. Elle éteignit presque toutes les lampes, gardant celle du coin du canapé. Elle s’y assit, prit un livre, ne lut pas. La phrase du poème — ancien, déjà — de Verlaine remonta toute seule, comme une bulle : Nos feux se trouvèrent terribles ? Non, mais donnèrent leur chaleur.

Elle sourit. Elle posa le livre à plat sur ses genoux et laissa la lampe dessiner sur sa cuisse la forme du carreau de l’abat-jour. Elle avait, parfois, avec son propre corps, des égards qui ressemblaient à ceux qu’on a pour un invité discret. Merci d’être resté, pensa-t-elle sans ironie.

Il y eut un coup de vent contre la fenêtre, puis un plus léger, comme une main sur une joue ; la pluie reprit, uniquement pour lui rappeler que rien n’est jamais fini. Elle se leva, alla jusqu’à la vitre, appuya son front contre le froid du verre.

Dans la rue, un homme passait, parapluie basculé, livre sous le bras. Il marchait à contre-pluie comme on remonte le courant pour se prouver qu’on respire encore mieux là où ça résiste. Elle suivit sa silhouette jusqu’au coin de la rue ; il disparut. Elle resta un moment ainsi, front au verre, regard au vide, à écouter la maison craquer comme un vieux navire satisfait.

Avant d’aller dormir, elle ouvrit l’armoire et lissa, d’un geste, une robe qu’elle ne mettait plus. Une robe noire, simple, tombé lourd, qui la rendait femme dangereuse dans un autre temps. Le tissu sous sa paume réveilla une autre robe — rose, à paillettes, une robe de princesse offerte quand elle était petite. Elle l’adorait, l’avait tournée devant le miroir jusqu’à avoir le vertige.

Un jour, maladresse : du dissolvant à peinture renversé dessus. Une auréole sombre avait rongé l’éclat, irréparable. Elle avait frotté, insisté, supplié le tissu de rendre son éclat. En vain. La robe était restée tachée, fichue, bonne à jeter. Elle se souvenait encore de ce chagrin-là, disproportionné aux yeux des grands, mais pour elle c’était déjà l’évidence que certaines beautés ne reviennent pas.

Elle laissa retomber sa main, referma l’armoire. Dans la salle de bains, elle se regarda — pas longtemps, juste assez pour constater que ses cheveux avaient pris, ces dernières semaines, une volonté propre, et que cette liberté-là lui plaisait autant qu’elle la désolait. Elle se débarbouilla, éteignit.

Dans le lit, la fraîcheur du drap lui remonta jusqu’aux clavicules. Elle cala l’oreiller sous son cou, soupira, écouta une seconde le sang dans ses oreilles. Elle pensa au banc de pierre, à la lampe d’ambre, à la main de l’homme dans la galerie qui n’avait pas osé toucher la toile. Elle pensa : peut-être que c’est cela, maintenant, la mesure. Ne pas toucher, regarder. Offrir à l’envie le luxe rare de rester envie.

Elle ferma les yeux. Le sommeil vint par vagues basses. À travers elles, la ville glissa : pierres et lueurs, lointains de cloches, gouttes au zinc. Dans ce demi-jour que la nuit réserve aux têtes obstinées, il lui sembla entendre de nouveau l’orgue, une phrase tenue, ample, qui ne cherchait ni l’emphase ni l’éclat, mais la note juste, longue, nourrie, celle qui ne s’impose pas et qui cependant emplit. Elle sourit, déjà dans l’eau noire, et se laissa couler.

Le lendemain serait de pluie encore, peut-être de vent. Il y aurait, dans la galerie, l’odeur des cadres, deux visiteurs, un livreur, le thé refroidi. Rien de terrible ici, rien de flambé. Mais, dans un coin de vitre, l’ombre douce recommencerait à prendre sa place.

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