Chapitre 14

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Par Julien Neuville: https://www.atelierdesauteurs.com/author/559679119/julien-neuville

*

Charlotte pénétra dans le Bastion par la porte arrière qui coulissa dans un souffle court, avant de monter les trois étages quatre à quatre, le dossier entre les mains.

Parvenue dans le petit couloir à la peinture saumon clair, elle frappa à la porte du fond, en merisier verni, sur laquelle était fixée une plaque métallique dorée gravée au nom de son supérieur, le capitaine Pedro Garcia.

  • Entrez !
  • Salut Boss, dit Charlotte en pénétrant dans le petit bureau.

Garcia était un homme petit et rondouillard, à la barbe aussi nette que s'il se l'était peinte. Penché au dessus d'un miroir sur pied, il était en train de rectifier la taille de quelques poils qui, certainement dans son imagination, semblaient épars. Il posa les ciseaux de poche sur le bureau et leva la tête vers son lieutenant.

  • Ah, bonjour Charlotte. Je suis passé voir Lilianne Bosc, elle n'avait pas l'air dans son assiette, et je vois à votre visage que ça ne va pas très fort de votre côté non plus. Des raisons de m'inquiéter ?
  • Non, Théo a passé une sale nuit, et moi davantage encore.
  • Vous avez tout mon soutien, quoi que ça ne vous serve pas à grand chose. Bref, vous me la faites courte ?
  • Nous avons plusieurs candidats, je les ai répartis dans les salles d'interrogatoire en attendant de vous en toucher deux mots. Vu la situation, j'imagine qu'on marche sur des braises ?
  • Ça m'enchante autant que vous, mais il se pourrait qu'on ait besoin de chaussures en Kevlar en effet. Faites-moi votre meilleure synthèse Evra, rapide, précise : des suspects dans le lot ?
  • Si vous permettez, j'aimerais récapituler, histoire que vous sachiez pourquoi j'arrive à quelles conclusions. Ce sera court.

Le chef hocha la tête, et se mit à glisser la tranche de sa main sur la table pour rassembler les poils qu'il venait de tailler. Charlotte prit place sur l'une des chaises face à lui, et posa le dossier rouge fermé sur la table.

  • Comme vous le savez, Joseph Marhic a été retrouvé mort ce matin dans son bureau, au 36ème étage de la tour Carpe Diem. Il a été émasculé, et quelqu'un lui a déposé un poisson-chirurgien bleu dans la gorge, poisson qui venait de l'aquarium du bureau, dans lequel on a retrouvé le service trois pièces du monsieur.
  • Eh bien, quelqu'un lui en voulait sacrément. Niveau indices ça donne quoi ?
  • Les gars de la scientifique sont dessus, mais Liliane a déjà trouvé quelques pistes. Une fine trainée de sang jusqu'au bureau, sur lequel j'ai remarqué une trace coupée en deux. Quelqu'un a récupéré un objet après la mort, et voici ce que j'ai découvert dans le chariot de la femme de ménage.

Charlotte désigna le dossier rouge du doigt.

  • Je ne crois pas qu'elle soit dans le coup, par ailleurs, reprit-elle en devançant la question qui brûlait les lèvres du chef.
  • Autre chose ?
  • Du sang sur le poisson, Liliane pense que la personne qui a fait ça s'est coupée avec. On attend évidemment les résultats, ça peut prendre du temps.
  • OK, ça prendra le temps qu'il faut, je préfère des résultats sûrs que de bâcler ce genre de dossier. Pas envie qu'on se retrouve avec un syndrôme à la Marc Machin.

Elle hocha la tête, puis se racla la gorge.

  • Après, on a le cas des suspects. Dans le lot, on a d'abord Nicolas Bianchi, le bras droit qui pourrait bien se retrouver propulsé au sommet d'une montagne de fric. Beau gosse, même s'il m'a l'air crevé, du caractère, le monsieur ne semble pas se laisser marcher sur les pieds, mais il a été sacrément secoué par une info : un scandale vient d'éclater au sujet de son boss. Ça tombe plutôt bien pour lui, quoi qu'il en dise. Il est question de proxénétisme, Joseph Marhic aurait, d'après Mediapart, fait appel à des filles pas tout à fait majeures ni tout à fait consentantes, et il est retrouvé assassiné. La suite ? Je vois bien ce Bianchi faire table rase, prendre la tête des ateliers en promettant de faire le ménage pour redorer le blason...
  • Hmm, ce meurtre sent les emmerdes à plein nez, mais je vais pas laisser la presse se mêler de ça, Charlotte. Tu connais ma position, je me fous pas mal des éclaboussures, la seule chose qui compte, c'est...
  • Les faits, rien que les faits, finit-elle en même temps que Garcia.
  • Bon je te fais confiance sur ce coup, avançons.
  • La femme de Marhic est arrivée peu après, visiblement très proche de Bianchi, et encore plus proche d'une cirrhose du foie. Secouée, j'en doute pas, mais va savoir ce qu'elle connait des activités extra conjugales ou professionnelles de son mari. Il faudra éclaircir tout ça. Le fils est arrivé aussi, certainement à cause de ces révélations dans la presse. Il n'a pas vu le corps, du moins quand j'étais là.
  • Tu as parlé d'un chariot de femme de ménage...?, interrogea le capitaine Garcia en approchant sa poubelle de bureau pour y laisser tomber les quelques poils qu'il avait regroupés.
  • Oui, une certaine Julie Larsen. C'est elle qui a trouvé le corps et m'a appelée. C'est également elle, je le crois, qui a subtilisé le dossier que tu as devant toi, pour le cacher dans son chariot. Lorsque je l'ai interrogée, son regard n'arrêtait pas de chercher Nicolas Bianchi, je vais creuser de ce côté-là. Je pense pas qu'elle soit mouillée là-dedans, mais à voir. Lorsqu'elle a vu Bianchi et la veuve Marhic, elle a fondu en larmes et est partie par les escaliers.
  • Et tu l'as laissée filer ?
  • Non, je l'ai autorisée à prendre l'air, je savais que Livio était juste en bas pour la réceptionner. C'est lui qui l'a ramenée, elle est en salle 1.
  • Bon et ce dossier, il contient quoi ?
  • J'y viens, mais avant une dernière chose.

Charlotte posa les mains à plat sur le bureau, les yeux dans ceux de son chef.

  • Il y avait une alcôve dans le couloir, qui cachait un coffre-fort. Mais plus important : une carte de visite était glissée dans la poignée. Un site d'escorting, avec le prénom d'une certaine Gladys, et un rendez-vous prévu hier soir. Tu sais ce qu'il me reste à faire.

Garcia leva la tête vers le plafond, scrutant les panneaux de polystyrène comme s'ils recelaient la vérité, avant de soupirer.

  • OK pour ça, mais fais gaffe. Je te parierais ma chemise que ce site appartient à notre cher Georgie.
  • C'est aussi ce que je pense, acquiesca-t-elle.
  • Bon alors, ce dossier ?

La jeune femme l'ouvrit, découvrant trois feuilles reliées par un trombone qu'elle détacha. Elle étala le tout devant Garcia, qui farfouilla dans son tiroir avant d'en sortir une paire de demi-lunes, qu'il chaussa.

  • Ce sont des rapports financiers, j'y ai jeté un oeil dans le tank en revenant. Rien qui sorte de l'ordinaire, tu as le bilan comptable de l'année écoulée, dit-elle en pointant la première feuille du doigt, un tableau des investissements prévisionnels sur la deuxième feuille, et une estimation du retour sur investissements sur la troisième.
  • Et c'est pour ça que la femme de ménage aurait pris le dossier ?
  • Non, je pense que c'est pour ça, acheva Charlotte en souriant, le doigt sur une ligne.

Garcia lut ce qu'elle lui montrait, avant de froncer les sourcils.

  • 72 rue de carnot...ça me...oh bon sang, bien vu Charlotte...

Elle hocha la tête.

  • L'expert comptable a son cabinet au 72, et qu'est ce qu'on a au 73 ?

Garcia souriait à son tour.

  • Le Lust Lagoon, le quartier général de Georgie.

*

Charlotte sortit dans le couloir et referma la porte, un sourire sur les lèvres. Ses nuits morcelées laissaient une marque sèche dans son âme, mais l'enquête démarrait tout juste avec assez d'éléments pour lui insuffler de l'énergie. Le sang sur le poisson parlerait. Il restait à espérer qu'il rejoigne la pelote d'indices qui semblait tricoter une tenue pénitencière à Georgie Ferrera: la carte de visite Escort & More, le scandale qui venait éclabousser InVivas et le rapport financier d'un expert dont le cabinet était collé au haut-lieu de la débauche parisienne.

Le lieutenant descendit les marches jusqu'à l'étage inférieur, passa devant le guichet vitré en saluant le jeune planton occupé au téléphone, puis se fit couler un café à la machine du petit bureau transformé en salle de pause. Bien plus noir et surtout bien moins raffiné que celui de Nicolas Bianchi, mais il lui serait nécessaire : une longue série d'interrogatoires l'attendait.

Elle se planta devant la porte de la salle 1, souffla en fermant les yeux, puis saisit la poignée, le dossier à la main.

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