Chapitre 5

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Jacinthe

    C’était une journée d’octobre d’humeur maussade. La fatigue et la lassitude voulaient me garder bien au chaud dans mon lit, mais ma conscience me dictait de me lever pour aller travailler. Je travaillais dans un magasin de bricoles, un de ces endroits que j’affectionne, où l’on peut faire plein de petites trouvailles. Comme chaque matin depuis quelques semaines, je n’avais pas envie d’y aller. Je voulais rester chez moi, à errer comme seuls les fantômes savent le faire. Je ne sais pas comment je trouvais la force qui me permettait de continuer à vivre selon les règles implicites de la société. Les journées me paraissaient affreusement longues et pourtant, j’avais l’impression que je n’étais pas là. Comme si quelqu’un d’autre avait pris possession de mon corps.  

    Ce matin-là, pourtant, je me suis levée. Il le fallait bien. Il faut de l’argent pour vivre. Ou pour survivre, c’est selon. Alors, tant bien que mal, tous mes membres se sont activés pour m’aider à me préparer. Je suis arrivée à la boutique en avance, comme d’habitude. Les tâches à effectuer étaient routinières. Ranger, mettre les nouveaux articles en rayon, répondre aux questions des clients… Cela n’a rien de bien exaltant, mais la routine me rassure. Je savais ce qu’il fallait faire et comment le faire. Dans les périodes de déprime, c’est très important pour moi d’avoir des repères. J’avais les miens, même s’ils ne me convenaient pas parfaitement. Disons que je les acceptais, ni plus ni moins.

    La fin de matinée approchait, c’était l’heure de manger. De grignoter, plutôt. Mon corps n’acceptait plus la nourriture, il la rejetait avec violence, comme pour dire «je ne veux pas de cette vie». Solange, la responsable, m’a convoquée dans son bureau. C’était une petite femme avec un joli visage rond, toujours souriante, douce. Elle me faisait penser aux nourrices que l’on peut voir dans les films. Solange, elle ne s’asseyait jamais en face de vous ; elle se mettait toujours à vos côtés. C’était une façon de montrer sa facette chaleureuse et conviviale.   

    - Je ne vais pas y aller par quatre chemins, Jacinthe. J’ai l’impression que tu ne vas pas bien depuis quelque temps. Tu fais toujours ton travail correctement, je n’ai rien à dire là-dessus, mais je constate aussi que tu as moins d’entrain, que tu es moins enjouée, que tu es souvent d'humeur maussade. Je suis inquiète pour toi.

    Une claque ne m'aurait pas fait plus d'effet. Je faisais tout mon possible pour éviter que les gens remarquent mon état. Et Solange, malgré sa gentillesse et sa douceur, me faisait comprendre que ce n’était pas suffisant.

    - Je pense que tu as besoin d’aide, a-t-elle continué. Tu dois prendre soin de toi, sinon tu vas couler. Est-ce que c’est le boulot qui te met dans un état pareil ?

    - Non, ce n’est pas ça. Ça me convient de travailler ici.

    - Tu sais que ton contrat se termine à la fin du mois…

    - Oui.

    - Je vais garder mon habitude et être directe avec toi : je ne vais pas renouveler ton contrat.

    Nouvelle claque. En une seconde, la colère est montée en moi, accompagnée d’un sentiment d’abattement et d’incompréhension. Elle ne renouvelait pas mon contrat simplement parce que je n’allais pas bien. Je ne pouvais pas comprendre cela.

    - Excuse-moi, Solange, mais je ne comprends pas bien… Si je fais bien mon travail, qu’est-ce qui te gêne ?

    - Ce qui me gêne, c’est que venir ici tous les matins t’empêche de prendre soin de toi. J’ai peur qu’à plus ou moins long terme, ton mal-être se ressente dans la qualité de ton travail. J’ai surtout peur que ton état s’aggrave. Tu dois te reposer. Je pense que tu dois rester chez toi pendant un moment, sans avoir à te préoccuper d’un emploi.

     Bref, ce jour-là, j’ai perdu mon travail, celui qui me permettait de garder un pied sur terre. J’avais vingt-trois ans, je vivais toujours chez ma mère, je n’avais pas fait d’études et avait donc enchaîné les petits boulots instables. J'étais telle une épave échouée sur la grève, perdue et sans espoir de retrouver la mer.

    Après le travail, je suis rentrée à la maison. Maman n’était pas là. J’ai couru dans ma chambre pour me jeter sur le lit sans même prendre la peine de retirer mes chaussures et mon manteau. J’ai longtemps pleuré. De tristesse et de colère. Je n’étais pas en colère contre Solange. C’était à moi que j’en voulais. Ma vie m’échappait totalement et c’était de ma faute.

    La folie s’est emparée de moi. Comme si une bulle négative s’était formée autour de moi, le bon sens m’a quittée. La rage est entrée en moi par tous les pores. Je me suis assise sur le lit et mes ongles ont commencé à lacérer mon bras gauche. Je ne suis même pas sûre que je me rendais compte de ce que j’étais en train de faire. J’étais présente sans l’être réellement. J’avais perdu le contrôle de mon corps. Ça n’a pas duré très longtemps, à peine une minute, mais une minute suffit à faire couler le sang.

    C’est horrible à dire, mais après cette fameuse minute, j’étais plus calme que jamais. Plus rien ne pouvait m’atteindre. Je n’avais plus envie de pleurer. Les dernières traces de rage quittaient mes entrailles. J’étais comme paralysée. Je prenais soudain conscience du mal que je m’étais fait et bizarrement, cela me procurait un certain bien-être. J’avais exprimé mes émotions. Pas de la meilleure façon qui soit, certes, mais elles étaient parties. Oh, pas pour très longtemps, elles sont revenues plus tard ; mais j’avais trouvé le moyen de m’en débarrasser temporairement. Ce moyen, je l’ai gardé. Ça fait maintenant presque cinq ans qu’il vit avec moi.

    Après avoir nettoyé mon bras, j’ai pensé qu’une petite sortie me ferait du bien. C’est ce que maman me dit toujours : «Quand ça ne va pas, il faut sortir ! » J’ai suivi son conseil et je suis allée dans ma librairie préférée. J’y ai fait la plus belle trouvaille qui soit : je t’y ai rencontré. Ce n’est sûrement pas pour rien que l’automne est ma saison préférée. 

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