Chapitre 20 - Indépendance

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Indépendance

Désormais le temps flotte mais ne coule pas. J’ai laissé Les Raisins de la Colère sous les verrous de mon enfance, et je cueille ma vie d’homme aux cieux limpides de ma délicieuse famille. Les enfants poussent au soleil comme les cinq doigts de la main. Puissent-ils grandir loin de son empreinte : telle est ma Quête et j’ose croire encore que telle n’est pas l’inaccessible étoile.

Mircea rayonne tous les jours comme Un Bon Petit Diable. Il est farouche comme Le Lion, bavard comme un rossignol, malicieux comme Le Roman de Renard. Il a quatre ans aujourd’hui et il est adorable, Marie ne cesse de répéter qu’il est exactement tel qu’elle m’avait connu, et je ne cesse d’espérer qu’il sera tel qu’elle m’avait rêvé.

Mircea est une pierre précieuse et capricieuse, tout le monde le taquine et tout le monde le câline. Alors il pleure et il sourit tour à tour comme les deux côtés du miroir, mais ses chagrins ne sont jamais bien graves. Ce môme est une formidable lueur de tous les instants, un espoir inlassable qui me ressemble chaque jour davantage.

Mon neveu grandit comme si nous l’avions mis au monde et c’est bien en russe qu’il a babillé ses premiers mots. La Perle de ma sœur vit et vibre avec nous le plus naturellement du monde : je lui ai appris à nager dans le grand bain sans ses brassards fluos, Catalina a affronté sa varicelle à coup de badigeons rouges. Il est devenu peu à peu notre enfant plutôt que mon neveu, et Attila a presque un cousin jumeau.

Frank est tout blond et tout sourire, même s’il a parfois au fond de lui une ombre que je connais bien, une incertitude qui plane envers une femme qui est sa maman jusqu’au bout du cœur mais dont il ne porte pas le sang. J’ai longtemps connu cette angoisse qui susurre et déstabilise, et il m’a fallu plus de vingt ans pour ne plus m’étonner de l’amour de Marie. Mais je sais qu’un jour, Frank comprendra que notre tribu est pleinement la sienne.

Attila est une petite merveille timide et cristalline. Sa bouille est brune et chaleureuse, il est doux et rêvasseur comme son prénom ne le laissait pas présager. Il respire Le Grain des Mots et je me surprends à retrouver pour lui des gestes et des lectures qu’avait mon père au fil de nos soirées canadiennes. Attila lève vers moi des yeux de miel qu’il a hérités de sa mère et dont l’intensité semble prête à soulever des montagnes. Il a tout juste six ans et il a déjà appris à lire par-dessous mon épaule. Il mélange encore un peu les alphabets latin et cyrillique, mais l’école y remédiera.

Attila ressent les mots comme Les Armes Miraculeuses que lui a léguées un noble Russe dont il porte le prénom : il a la maladresse délicate de mon père et les rêves enchantés de Peter Pan, et il vivra probablement comme eux de livres et d’eau fraîche.

Manon se fait traiter de garçon manqué par les élèves de sa classe, mais je jure qu’elle n’est ni garçon ni manquée. Elle brille de mille rires veloutés, elle fonce et elle fronde avec entrain comme une tornade inoffensive mais culottée. Elle a de grands yeux très noirs qui me font confiance tous les matins ; elle est brusque et diplomate, timide et coquine, moqueuse et susceptible.

Je crois que Manon pourrait faire avaler n'importe quoi à n'importe qui, grâce à la droiture de mon père qui brille sur son front et aux sourires enjôleurs qui n’appartiennent qu’à elle. Elle pétille et papille de tout son cœur, elle pépite et palpite de toutes ses forces. Elle tourne les têtes mais ne s’en préoccupe pas encore. Plus tard, Manon s’imagine interprète ou journaliste : ces métiers permettraient à mon incorrigible bavarde de ne pas contrarier sa jacassante nature.

Esméralda est comme sa mère née de l’Est et de l’étoile. Elle est charmeuse et coquette, simple et irrésistible, brillante et tenace. Elle règne en Seigneur des Anneaux sur une nuée d’admirateurs empressés qui rêvent que les yeux verts de ma fille se fassent doux et bleutés en leur faveur.

Ma grande fille devient une petite femme et elle me rappelle doucement une jolie Roumaine infinie qui m’était un jour tombée du ciel de Budapest et du train de Bucarest. Esméralda est belle et étincelle comme L’Avenir qu’elle se forge. Elle parle déjà d’étudier la médecine. Je crois qu’elle a la force et l’endurance nécessaires à un tel marathon universitaire, reste à voir si elle persistera dans sa volonté.

Je pourrais écrire ainsi sur mes enfants pendant des heures, mais je reste noué à propos de leur mère. Catalina est pourtant la terre angulaire de toute mon existence. Elle fonde mon sommeil et mon foyer, elle rit de mes maladresses récurrentes et bouscule sans vergogne les quelques zestes de peur qui parfois rejaillissent. Elle me dessine de ses mains fines et me réchauffe de ses doigts roses. Elle est La Mère du Printemps et la femme de mes jours.

Catalina est un soleil incroyable qui ne rayonne que pour moi. Mes enfants sont les siens et n’en sont que plus précieux. Elle partage mes heures et mes bonheurs, mes leurres et mes erreurs. Et je l’aime pour le moindre de ses gestes, je l’aime pour sa douceur du soir et sa chaleur du matin, je l’aime pour la tendresse de son sommeil et pour le ciel de son regard. Elle est la clé des ans comme le fil des âmes, et son cœur bat au nid de mes entrailles.

Ainsi la vie berce-t-elle mes amours. Tout n’est pas pour le mieux dans Le Meilleur des Mondes : le passé ne s’efface pas et le temps apporte chaque jour sa part d’aléatoire. Mais j’ai compris maintenant que la pire des souffrances est celle contre laquelle on ne se bat plus. Le silence et Le Crime des Pères ont tué Livia mais ils n’auront pas raison de moi. Ils auront tort à tort et à travers.

Ma vie reste à écrire mais je ne connais pas l’angoisse de la page blanche. J’ai séché ses coups et lavé ces viols. La vie est ainsi faite et j’aurai sûrement encore mal, encore peur ; mais je n’aurai certainement plus honte.

La page est un peu grise mais je suis seul maître de ma plume. Et jamais je n’aurais espéré cette fin qui n’en est pas une.

- FIN -

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