Chapitre 1
Le sénateur Rezah s'esclaffe si près de mon visage que je crains, l'espace d'un instant, de perdre l'usage de l'ouïe. Complètement ivre, il me tient la jambe depuis près de vingt-cinq minutes, sautant d'un sujet à l'autre comme un holo-programme buggé à mort. Mon intérêt pour cet échange s'est évaporé bien avant la fin de sa première phrase. Heureusement, ou malheureusement pour moi, j'ai appris à manier ces discussions à double, triple, quadruple niveau. Celles où l'on aborde un sujet pour en évoquer un autre, celles où l'on patiente. Celles où l'on se plie à parler de foutues crevettes en espérant deviner, entre deux sourires, comment les décideurs bricoleront l'avenir de l'univers demain matin.
Toute la sphère politique de l'empire Eridan se presse dans le hall du palais HJHV - vaste dôme de pierre sombre et métal poli, en plein cœur de la capitale de la planète-mère. Toutes les délégations diplomatiques des autres empires y sont également représentées. Le mélange de tenues officielles permet de distinguer les Éridans, natifs de ce système, des Centauris et des Solariens. Les Éridans portent, comme à leur habitude, des uniformes sombres impeccablement taillés, rehaussés de discrets éclats métalliques. Les Centauris affichent des étoffes plus légères qui reflètent la lumière. Les Solariens, quant à eux, se reconnaissent à leurs tenues bleu pâle et à leurs capes fluides posées sur les épaules. Je suis solarienne, et ce soir, mon système solaire me semble bien loin.
Je laisse les paroles du sénateur glisser sur moi sans vraiment les entendre. Son blabla sur les fameuses crevettes grises importées d'Astrum, planète agricole voisine, visiblement loin d'être à la hauteur de son palais délicat, est interminable. Je me contente de hocher la tête de temps à autre et de grimacer en feignant de sourire. Je n'ai pas besoin d'alimenter la discussion plus qu'il n'en faut. Le sénateur est complètement autonome et s'écoute parler. Je lui offrirai davantage d'attention lorsqu'il évoquera le sujet qui m'intéresse. Et, puisque mon départ de cette réception dépendra du moment où sa langue se déliera enfin, le plus tôt sera le mieux. Ce soir, mon objectif est simple : lui soutirer une information. Enfin, lui soutirer... Non. Me le coltiner jusqu'à ce qu'il me la donne de lui-même.
Dans la foule, je repère le visage familier de Moran, notre ambassadrice solarienne. Même à distance, je devine ses petites pattes d'oie familières au coin des yeux, tandis qu'elle affiche son plus beau sourire de diplomate. Moran est mon mentor, et je l'assiste dans ses missions depuis près de deux ans. Depuis que nous sommes arrivés dans le Système Eridan, finalement. Elle est en train d'échanger avec Patio Lorenz, son homologue éridan. Je n'ai pas besoin d'entendre ce qu'ils se disent pour savoir qu'elle maîtrise parfaitement la conversation. Je la détaille : son langage corporel inspire confiance. Son apparence est calculée dans les moindres détails, et même son parfum est choisi avec soin. Il reste dans l'air, discret mais présent. Ses cheveux blonds cendrés sont relevés en un chignon élégant et sa tenue bleu pâle fait écho à la couleur de ses yeux. Le mélange parfait d'autorité et de bienveillance. Avec Moran, rien n'est laissé au hasard. Elle bénéficie de la confiance absolue de mon oncle Antoine, l'Empereur du Système Solarien, depuis des années. Ce n'est pas pour rien qu'il lui a confié la mission diplomatique la plus délicate du moment, et celle qui concentre sans doute les enjeux les plus cruciaux du siècle.
Je détourne les yeux. Mon père, Jonathan Ker Rowe, se tient à l'écart de la foule dans un coin plus calme de la pièce. Il converse avec un collaborateur, un scientifique tout comme lui, impliqué dans le projet ExoLab. Très peu pour lui, la politique. Il est pourtant le plus jeune frère de l'Empereur Solarien. Mais nous sommes, lui et moi, si loin dans l'ordre de succession, respectivement sixième (mon père) et septième (moi), qu'il faudrait que la moitié de ma famille disparaisse avant que je sois concernée par le trône solarien. Et, à quelques exceptions près, j'apprécie la majorité de mes cousins et cousines. C'est sans doute pour ça qu'on nous a envoyés dans l'Empire avec lequel nous sommes constamment au bord du conflit armé. Moins essentiels, plus... sacrifiables.
Le sénateur engloutit son verre de liqueur doré et reprend son monologue après une courte pause. Je n'ai qu'une envie : entrer dans sa tête, récupérer ce dont j'ai besoin et mettre fin à cet échange. Mais, trois obstacles s'imposent à moi. D'abord, le sénateur s'en rendrait compte. Sentir une psyché étrangère nous chatouiller l'esprit sans invitation est particulièrement désagréable. Ensuite, c'est une pratique strictement interdite, condamnable sans le consentement des deux parties. Enfin, je mettrais en danger les relations déjà fragiles entre nos deux empires, juste par manque de patience. Alors, j'endurerai ses histoires de crustacés un peu plus longtemps.
J'en profite pour balayer une nouvelle fois la pièce du regard. Une tension invisible semble envelopper l'espace. Pas celle d'un simple événement où tout le monde se jauge, mesurant le poids des secrets, de la fortune ou de l'influence de son voisin. Chaque convive sait pourquoi l'air est si lourd ce soir. Moi compris. Le vote du lendemain qui doit avoir lieu au Sénat plane dans tous les esprits. Mais au-délà de ça, quelque chose me dérange Je l'ai perçue dès que nous sommes arrivés. Comme une note dissonante, difficile à isoler. Un violon désaccordé dans un orchestre. J'ai appliqué, presque machinalement, la méthode que Moran m'a apprise.
C'est une observation en trois temps. D'abord, la première impression : le ressenti brut, instinctif, avant que l'esprit ne commence à raisonner. Ensuite, l'analyse du contexte : qui sont les protagonistes ? À qui parlent-ils, et pourquoi ? Enfin, l'observation éveillée, celle qui se joue dans les détails : des doigts qui tapotent un verre, une mâchoire qui se contracte et un regard trop long. Ce qui m'a inquiété dès le début de cette réception, c'est le verdict intérieur auquel je suis arrivée. L'atmosphère est trop lourde. Le violon n'est pas juste désaccordé, il est cassé ou il joue volontairement d'autres notes. Si cela n'avait tenu qu'à moi, nous aurions quitté les lieux sur-le-champ. Mais si Moran n'a rien signalé, c'est que nous devons rester.
Pour accompagner ma réflexion, mon regard croise celui du Promotore Jion Cressi, qui m'observe depuis l'autre bout de la salle. Chef incontesté du recrutement de l'EFIR - Exo Force Intervention et Recherche - la branche de l'armée eridane chargée de forer la planète Exo pour en extraire la précieuse lave bleue, l'exolium de son vrai nom. C'est l'une des ressources les plus convoitées de l'univers, et la cause numéro un des tensions entre le Système eridan et le Système solaire. Autant dire que Cressi fait partie des hommes les plus puissants de l'Empire Éridan, peut-être même de la galaxie. On dit qu'il a l'oreille de son Empereur, Lucilien Petrantoni, et que son influence est tentaculaire. Moi, il me fait froid dans le dos avec sa posture rigide, et son visage long et creux. Une lueur dérangeante traverse son regard. Je ne comprends pas pourquoi il m'observe ce soir. Nous nous sommes déjà croisés à quelques reprises, sans qu'il m'accorde vraiment un semblant d'attention. Vient-il de prendre conscience de mon existence ? Peut-être n'est-ce rien d'autre que l'animosité habituelle envers les Solariens. J'y suis habituée.
Je soutiens son regard jusqu'à ce que j'entendes les mots que j'attendais sortir de la bouche farcie de mignardise du sénateur Rezah. Il parle des pirates solariens. Là, cela devient enfin intéressant. "Vos pirates", me répètent-ils sans relâche, comme si j'étais personnellement à l'origine du problème. J'ai envie de lui rétorquer que la contrebande sur Exo n'existerait pas si les Éridans cessaient d'augmenter leur prix, d'asphyxier notre économie et d'étouffer le Système solaire. Depuis près de soixante-dix ans, l'univers tourne à l'exolium. Ressource miraculeuse, cachée dans les fonds marins de la planète Exo. Quelques kilos de lave bleue peuvent propulser un vaisseau au bout de la galaxie, et rapporte à l'Empire Éridan des fortunes. L'exolium alimente presque tout ce qui vole, flotte ou navigue dans l'univers. Eridan en détient le monopole absolu, comme un droit divin. Le reste de l'univers n'a plus son mot à dire face aux ambitions du plus jeune empire de l'univers.
Demain, le Sénat Éridan votera une motion cruciale. Elle n'a certes rien à voir avec l'économie de la lave bleue, mais tout à voir avec l'avenir de nos relations. Il y a trente sénateurs éridans et je dois savoir ce que Rezah compte faire. Moran craint que nous soyons au bord d'un blocus total... Autrement dit : un isolement complet des échanges, commerciaux comme diplomatiques. Une rupture aussi brutale entre nos deux Empires serait peut-être le prélude de quelque chose de bien pire, et de bien plus violent. Je n'ai aucune idée de ce que ça impliquerait pour mon père, elle et moi. La suspension totale des relations officielles ? La fin de la mission scientifique ? Serions-nous renvoyés sur Europa, dans notre Système solaire ? Ou coincés sur cette planète pour des mois... voire des années ?
— La condamnation capitale est, selon moi, une sanction évitable. Les pirates solariens font une main-d'œuvre tout à fait utile pour Exo.
Je reste bouche bée un instant. J'étais persuadée que le sénateur ferait partie des partisans de la peine capitale. Preuve qu'il faut toujours se méfier des apparences. Et maintenant, je le trouve presque attendrissant avec ses histoires de crevettes. Comme un gentil grand-père un peu sénile.
— C'est une position très mesurée, sénateur.
Je garde ma voix posée, presque admirative - ce qui est à vrai dire, un peu le cas - en espérant que cela l'incite à se confier :
— Vous pensez que la motion ne passera pas ? Je veux dire... votre expérience vous permet certainement d'envisager un scénario plutôt qu'un autre ?
Il semble flatté, et hausse les épaules avec une fausse modestie.
— Oh, vous savez, il y a toujours des bons arguments dans chaque camp. Et de très mauvais aussi. Mais la majorité du Sénat restera... pragmatique, je crois.
Quelque chose change dans les traits de son visage. Une ombre passe et son sourire se fige. Son regard glisse vers la tribune impériale, vide ce soir.
— Cela dit, je crois que l'empereur est particulièrement favorable à cette motion.
Je hoche la tête lentement, feignant l'accord. Si Lucilien est favorable à la motion, alors elle passera très certainement. La démocratie éridane n'a de démocratique que son nom.
J'ai mon information, aussi je m'excuse poliment auprès du sénateur, qui ne me prêtait de toute façon déjà plus attention, trop occupé à se resservir un verre de liqueur. Je me retire doucement de son emprise et mes pas me guident jusqu'à Moran, toujours engagée dans une conversation feutrée avec son homologue éridan, Patio Lorenz. Notre première diplomate se tient droite, le port altier, et son chignon blond cendré est toujours impeccable malgré les heures. À ses côtés, Patio Lorenz, vêtu de son uniforme sombre, paraît presque détendu, et un peu petit, pour un Éridan. Ses cheveux bruns ondulés sont rabattus sur un côté, luisant d'un excès de cire dans un effort visible pour les dompter.
— Vous passez une bonne soirée, votre altesse ? me demande-t-il dès que j'arrive à leur hauteur.
Il n'a pas besoin de s'adresser à moi ainsi. Certes, je suis une des nièces de l'empereur Solarien, mais le titre d'altesse est réservé au cercle rapproché. Ce n'est pas incorrect, mais beaucoup trop formel. Je sais qu'il en fait un peu trop, volontairement. Malgré tout, je l'apprécie.
— Très bonne, consul Lorenz. Je vous remercie.
Je masque mon mensonge derrière un sourire poli, tout en glissant subtilement mon esprit vers celui de Moran.
— Il veut voter contre.
— Parfait.
Sa réponse fuse vers moi sans un tremblement de cils, imperceptible. À ce niveau de maîtrise, personne ne pourrait imaginer que nous étions en train d'échanger. Le problème, c'est que nous étions loin d'être les seuls à communiquer ainsi. Qui sait quelles informations voyageaient d'esprit en esprit en ce moment-même, sous la surface des rires feutrés.
— Lucilien va influencer le vote.
Un léger crissement au coin droit de sa bouche, que seule moi pouvais saisir. Je reprends à voix haute :
— La soirée est bien avancée, je souhaitais vous saluer avant de m'éclipser. Je vous laisse en bonne compagnie, consul.
Je les salue d'une légère inclinaison du torse, à la manière éridiane, et Moran me serre rapidement le bras comme à son habitude. Un geste d'une chaleur inattendue qu'elle ne réserve qu'à moi.
— Bonne soirée Ava, dit-elle en plongeant ses yeux bleus dans les miens. Rien ne vaut le sommeil.
Ce qui signifie que nous parlerons plus tard dans la nuit.
Je me détourne et repère mon père qui se trouve à l'autre extrémité de la pièce. Traverser la salle impliquerait de devoir saluer des dizaines et des dizaines de personnes... Ma réserve de courtoisie est épuisée. Je le verrais plus tard, à l'appartement. Je peux m'accorder un peu de répit maintenant, avant que Moran ne rejoigne l'immeuble avec la délégation solaire, et que nous mettions en commun les informations récoltées par les différents diplomates pour préparer tous les scénarios possibles. Nous parlerons du vote de demain. Je lui parlerai de mon sentiment de violon désaccordé. Mon père aussi ne devrait pas s'éterniser. À l'origine, lui et moi n'étions pas de grands amateurs de dîners mondains et discussions légères. Pourtant, il avait fallu s'y plier. Surtout quand on représente un empire. Et encore plus quand on tente d'en influencer la survie.
Je sors du consulat. Dehors, une nuit claire s'étend au-dessus de la capitale éridane, éclairée par les lumières des milliers de buildings. Les fenêtres sombres des tours reflètent les étoiles de ce Système, qui ne ressemble pas au mien. Je lève les yeux et distingue au loin la planète Exo. Cette petite sphère sombre suspendue dans le ciel est la source de tous mes ennuis. De tous nos ennuis. Ou pour être exacte, la lave bleue qu'elle abrite, l'est. Exo est presque entièrement recouverte d'un océan déchainé, en permanence balayée par des tempêtes. C'est dans ce chaos qu'elle cache l'un des combustibles les plus puissants de l'univers. Pour assurer un avenir au Système solaire, nous avons désespérément besoin de cette ressource. Mais plus les années passent, moins Eridan se montre clément. Alors, certains solariens ont pris les devants. Depuis une dizaine d'années, un réseau clandestin s'est formé : des pirates venus du Système Solaire forent l'exolium eux-mêmes. Exo est si vaste que même l'EFIR, le Promotore Jion Cressi et tous ses bras armés, ne parviennent pas à surveiller toute sa surface. Et les pirates solariens l'ont bien compris. J'ignore tout de leurs méthodes, et même de la manière dont la lave bleue est extraite. L'Empire Éridan garde jalousement les secrets de cette procédure.
Mais, à en juger par les conditions climatiques de la planète, les pertes doivent être lourdes, et les survivants, chanceux.

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