Les Tristes Vies de Talemilia et Lelelitio Grave : le désespoir le plus total

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Zajo avait réussi à prendre la beauté et la grâce de celle que tous les Basfonds admiraient.

Par son geste, il l'avait condamnée à être bien plus qu'une pauvre paria, il l'avait condamnée à être bien pire : une paria sans-aile.

Il y avait une croyance tenace chez les fées qui disait que la personne dont les ailes avaient été arrachées ou qui en étant tout bonnement dénuées à la naissance, étaient rejetée des dieux.

Le pire était que celles qui subissaient le pire traitement étaient celles qui avaient perdus leurs ailes, cette haine était égale à celle qu'ils vouaient à la personne leur ayant fait subir cela.

Talemilia ne pourrait plus jamais trouver aucun réconfort parmi les siens. Elle venait de perdre tout ce qui faisait qu'elle appartenait à la race des fées aux yeux de ses semblables.

Et tout cela, Lelelitio l'avait compris en un seul regard sur sa cousine scarifiée.

- Je pense qu'il est temps qu'on y aille chef, dit l'un des subalternes de Zajo, Yarwuik est placé, on pourra s'enfuir.

L'Aberios hocha la tête et s'enfuit avec les ailes de sa victime.

Lelelitio se jeta sur le corps de la fée et la prit dans ses bras, pleurant toutes les larmes de son corps devant l'acte de barbarie sur cette pauvre jeune fille qui n'avait jamais rien demandé. Il guetta ses battements de cœur et fut à peine rassuré de la savoir en vie. Le sang dégoulinant de son dos tachait ses habits de pauvres, les rendant noir et poisseux. Il la consola en la berçant du mieux qu'il pouvait, n'ayant aucun moyen de la soigner, ne connaissant aucun sort de soin. Ses larmes ne cessaient de couler en même temps que celles de l'amputée.

- Pourquoi ? chuchota-t-il, pourquoi fallait-il que ça arrive à toi ?

Si Sawyer n'avait pour l'instant pas bougé, c'était bien parce que la vision d'horreur à laquelle il venait de faire face, en tant que fée et protecteur de Sylvania, allait le faire sortir de ses gonds. Lui qui paraissait toujours d'humeur joyeuse, lent à la violence et la personne la plus raisonnable du trio qui le composait ses amis et lui, allait, pour la seconde fois de sa vie, lui faire perdre toute raison.

- Où vous croyez sérieusement aller ? siffla-t-il entre ses dents.

Le regard rempli de haine, il descendit lentement la pente que parcouraient ces braconniers, lui qui s'était résolu à rechigner prendre inutilement des vies sur le champ de bataille, se préparait à combattre comme s'il avait face à lui l'Armée Tyrannique.

Poursuivant sa longue descente, il incanta un sort d'une puissance qu'on ne pouvait pas espérer voir autre part que dans les casernes d'entraînement - sous une forme amoindrie –, sur les champs de bataille ou sur les pelletons d'exécution exécuté par les bourreaux les plus sadiques – dont l'expert Triface en faisait partie.

- Alteriam, souverain des flammes, de la justice et de la vengeance, apporte sur mes ennemis la plus grande de tes condamnations...

Alors qu'il exécutait son sort, les feuilles des arbres prirent feu et un gigantesque brasier se réveilla dans cette silencieuse forêt. L'incendie firent fuir tous les habitants de la forêt, mais leur évasion était vaine, les flammes de colère de Sawyer finissaient tout de même par les atteindre et les immoler. Sawyer venait de perdre toute notion de compassion, ni les petits cris des bêtes de la forêt, ni la destruction qu'il propageait ne put le stopper dans sa démarche. Et alors qu'il allait finir d'incanter son sort, il reçut une balle dans le genou, il se tourna en direction du tir et vit le faune Yarwuik qui pointait une arme à feu dans sa direction.

- C'est à ce point que tu as perdu tout honneur ? l'invectiva Sawyer, être réduit à utiliser les armes des humains et être utilisé comme d'appât pour ces lâches ?

- Comme si les humains n'utilisaient pas d'épées ou la magie ! rétorqua-t-il, et mon chef va revenir me chercher.

- Pauvre idiot.

Sawyer lui lança une lame d'air avec sa main, le décapitant avec une aisance inhumaine avant de reprendre sa route. Il dégaina son épée et, comme un marteau de lancer, l'envoya devant ses proies. La troupe se stoppa à la vue de cette arme qui apparut devant eux, interloquée de la façon dont elle a pu arriver jusqu'ici.

Pendant ce temps, Sawyer reprit son sort :

- Alteriam, souverain des flammes, de la justice et de la vengeance, apporte sur mes ennemis la plus grande de tes condamnations, la plus grande des souffrances et la plus grande des agonies. Que vienne à moi les flammes de ta gloire et de ta miséricorde...

Les flammes qui recouvraient toute la forêt s'élevèrent dans le ciel et formèrent une immense boule de feu, Sawyer pointa son doigt dans la direction de cette sphère de flammes.

- ... Anéantis ces païens ! Mar Igniari !

Comme les étoiles filantes décrites dans les anciens récits et livres du monde lumineux, la boule de feu s'abattit sur les mercenaires à une vitesse affolante et pile sur l'épée de Sawyer qui lui servit de « cible » pour qu'elle les touche avec précision. La déflagration était si puissante qu'elle fit s'abattre tous les arbres aux alentours, les pulvérisant et les réduisant en cendres, avant de se terminer en une colonne de flamme qui faillit toucher les cieux, les faisant violemment gronder.

La répercussion n'allait pas tarder à se faire sentir.

Vous venez d'assister à l'exécution d'une magie de niveau dix, c'est la limite de la magie pour le commun des mortels. C'est le plafond pour les magiciens sans qu'ils aient à acquérir un savoir démentiel les faisant devenir des archimages, ou choisissant la voie de la malédiction ou de la corruption. Aller au-delà du niveau dix de magie, c'est commencer à toucher au domaine des dieux – seuls les attributs génétiques échappent à cette réalité.

Ses pas étaient fermes, assurés. Sawyer s'approchait des cadavres carbonisés par son attaque, il les compta et n'en vit que quatre, il en manquait un. Son attaque était imparable, à moins de se trouver face à un grand magicien, ou que ce dernier homme possède un artefact magique voire de la technomagie.

Réfléchissant à cette possibilité, une trappe s'ouvrit du sol et il vit s'échapper une moto avec Zajo possédant sur son dos les ailes de la fée, le corps totalement mouillé. Sawyer partit à sa poursuite, mais s'arrêta. Il avait des chances de pouvoir le rattraper, malgré avoir usé d'autant de magie, toutefois il ne pouvait les enfants ces deux enfants seuls.

Il avait encore échoué à protéger l'une de ses congénères, ni même réussi à venger la venger.

Il remonta penaud, la tête basse, rejoindre Lelelitio et Talemilia.

Il trancha la tête de l'un des mages avec son épée qu'il avait récupéré juste au-dessus du cadavre de ses victimes et ordonna au deuxième de soigner la princesse avant d'activer le portail pour le royaume de Sylvania. Il s'assit contre les runes de la grande architecture circulaire en pierre, sortit le paquet de rubarbe de son armure et les dévora, à la fois enragé et triste. Sa seule pensée, à ce moment précis, était de se dire que l'esprit de la forêt de Sylvania l'aurait tué s'il s'était énervé de cette manière là-bas, heureusement que le combat s'était fait ici...

Si des sylphes se trouvaient ici, il espérait qui lui pardonnerait non seulement sa débâcle, mais surtout son incapacité à protéger l'une des leurs.

Enfin, si Audisélia se comportait en reine, peut-être que le système de sécurité de la forêt s'activerait au lieu de laisser passer n'importe qui.

Il fut interrompu dans sa réflexion par les propos belliqueux du garçon qu'il s'était démené à aider.

- Tout ça c'est votre faute ! dit Lelelitio, si on ne vivait pas dans ces décombres et ce quartier insalubre, tout ça ne serait jamais arrivé ! Si les Basfonds et ces règles stupides n'existaient pas, elle ne serait sûrement pas dans cet état.

- Je le sais, garçon, lui répondit-il en fixant le ciel noir qui leur faisait face, la voix lasse, je le sais bien...

Lelelitio se leva du sol et empoigna le chevalier par le col et le souleva de terre.

- Vous croyez que je rigole ? Vous allez payer pour le mal qu'a dû endurer Talemilia !

- Avelilinélia, plutôt.

Lelelitio eut un sursaut.

- Hein ? Vous êtes au courant ?

- Je connaissais sa mère donc oui, je la connais.

L'elfe rapprocha encore plus son front de celui du chevalier.

- Alors pourquoi vous n'avez rien fait ? enragea Lelelitio, c'est une princesse de Sylvania, bien qu'elle ne soit pas issue de la même branche que les autres !

Sawyer ne supportant la colère du jeune garçon, lui attrapa le poignet lui tordit pour lui faire ployer genou.

- J'ai l'air de diriger ce pays ? s'énerva Sawyer, j'ai une gueule à m'appeler Audisélia ? J'ai fait ce que j'ai pu !

Sawyer retira son étreinte du jeune elfe et lui tapota la main pour s'assurer qu'elle allait bien, avant de réarranger son plastron.

- J'ai su bien trop tard ce qu'il se tramait... Le gouvernement n'est ni en la faveur de la reine, ni envers la vôtre et vu l'état de notre dirigeante, ça ne risque pas de s'améliorer. La seule chose que je peux te dire c'est que tu dois être content d'avoir croisé ma route et que je l'ai su à temps, si on peut dire « à temps ». Rien de plus, rien de moins.

Puis il se rassit au sol.

- Elle n'a qu'à abdiquer ! proposa l'elfe.

- Je ne laisserai pas faire.

- Et pourquoi ?

- Parce qu'elle est la seule à pouvoir changer les choses dans ce royaume. Du moins, être l'instigateur d'un changement. Je peux te promettre une chose Lelelitio : lorsqu'elle recouvrera la raison, les choses changeront. Maintenant, va au chevet de ta fée et laisse-moi en paix.

Lelelitio voulait poursuivre leur confrontation mais savait que cela ne mènerait pertinemment à rien, à part crier inutilement ce qui dérangerait Talemilia plus qu'autre chose. Il repartit auprès de sa fée, observant le mage la soigner.

- Et toi, harangua Sawyer en s'adressant au mage, une entourloupe et tu finis comme ton partenaire. Si tu veux pouvoir espérer vivre encore un peu, elle a intérêt de survivre.

Finalement, le ciel ne réagit pas à l'attaque de Sawyer. Il eut sûrement pitié de la troupe se trouvant dans ces bois calcinés.

Plus rien ne fut comme avant.

La plus touchée par ce qui était arrivé à la princesse Avelilinélia fut Malalalivia, abattue de voir dans quel état était revenue la fille de feu sa maîtresse. Recouverte d'un drap peint de sang à l'arrière, le visage blême, le regard vide. Toute joie, toute gaieté, toute espérance avaient disparu de ses émotions favorites. Elle était devenue une simple coquille vide sans sentiment. Malalalivia se jeta sur elle, pleurant à chaudes larmes, pleurant à la place de sa fille adoptive qui n'avait même plus la force de pleurer pour elle-même.

Sawyer les regardait de loin, collé contre un mur, les yeux dans le vague, empli d'empathie pour cette fille qui venait de perdre tout son charme à cause de ces vulgaires braconniers de malheur.

Ce Zajo avait vraiment un train d'avance par rapport à lui. Il ne serait pas étonné que des gens du royaume l'aient aidé dans son évasion, et il n'envisageait pas que cela soit Zajo seul qui est réussi à les soudoyer. Une autre nation devait être à la barre, voire d'autres nations.

Alors qu'elle n'avait déjà rien et qu'elle avait perdu le peu qu'elle avait, on venait de lui prendre bien plus qu'elle ne possédait.

Durant douze longues semaines, Malalalivia prit soin de Talemilia qui était devenue muette depuis cette horrible expérience : elle la lavait, lui donnait la becquée, lui étalait de la poussière de fées de très bonne qualité – qu'elle arrivait à obtenir avec le maigre salaire qu'elle combinait avec celui de son fils – sur le dos pour soulager ses douleurs et lui donner la sensation qu'elle avait encore ses ailes. Elle l'aidait à marcher car sans ses ailes elle avait perdu son sens de l'équilibre – le nombre de fois qu'elle s'était vautrée simplement en sortant de table...

Tous ces éléments plongeaient la maisonnée dans une ambiance morose et d'une tristesse presque invivable, elle donnait presque envie de vomir à Lelelitio.

Chaque nuit Lelelitio entendait sa mère pleurer dans sa chambre, la tête plongée entre ses genoux. Lui restait impuissant face à cette inextricable situation.

Il tentait d'offrir à la fée un quotidien plus ou moins similaire à ce qu'elle possédait auparavant, en la faisant sortir se balader, la recouvrant d'un drap pour qu'on ne distingue pas les séquelles laissées sur son dos et pour la réchauffer – sans ses ailes, elle captait moins la lumière projetée par le ciel magiquement artificiel, l'empêchant de maintenir son corps à une température assez haute pour qu'elle ne meurt pas d'hypothermie – mais les regards de dégoût qu'on lançait à Talemilia aggravait la torpeur de celle-ci qui avait déjà du mal à sortir et que Lelelitio forçait à prendre l'air, le visage des riverains qui les croisaient montraient une indicible répugnance vis-à-vis d'elle maintenant qu'elle était dépourvue d'ailes.

Néanmoins le visage de la princesse ne changeait pas. Il restait le même : blême et sans expression, les yeux vides de vie, les lèvres gercées, des cernes violacées qui lui pendaient sous chaque œil.

Un jour, lors de l'une de leurs balades, ils croisèrent deux des filles qu'avait sauvées Talemilia. Elles vinrent la voir pour la remercier de son action et de son courage, pour une fois depuis ce tragique incident, le visage de Talemilia s'éclaira un peu, elle ne souriait pas, mais le temps d'un instant, ses yeux reprirent vie, le temps que ces deux jeunes fées découvrent qu'elle avait perdu ses ailes. L'horrible regard qu'elles jetèrent à la princesse la fit trembler de honte. Devant la peur de Talemilia, elles s'excusèrent et voulurent prendre la poudre d'escampette, Lelelitio attrapa le bras de l'une d'entre elle et la ramena vers lui demandant de rendre des comptes. La demoiselle se mit à hurler de la lâcher, alertant tout le voisinage et prétendant à une agression mais Lelelitio tint bon, il n'allait pas la lâcher sans obtenir d'excuses de leur part.

- Tu vas t'excuser tout de suite ! Sans elle, tu serais en train de faire le tapin pour un humain grassouillet qui t'aurait jeté comme un vulgaire torchon après avoir...

Il sentit qu'on lui tirait timidement sa manche, il se retourna et vit qu'il s'agissait de Talemilia qui, sans oser le regarder, l'implorer d'arrêter les importuner. À sa demande, il relâcha son étreinte de la fille et la laissa s'échapper. L'une d'elle lâcha en partant :

- On ne peut pas s'afficher avec une sans-aile... désolée.

- Tu n'as pas à t'excuser envers une moins que rien, déclara son amie.

Même dans les Basfonds, à l'intérieur de la lie de la société Féérique, parmi les parias de la race féérique et des autres races Féériques, il y avait encore des discriminations, alors même que le monde des Hommes les traquait et les rejetait déjà bien assez.

Lelelitio voulut les rattraper, mais Talemilia l'attrapa et le tira de toutes ses forces pour qu'ils continuent leur balade. Il finit par céder, et tous les deux continuèrent à se promener.

Il s'écoula un an depuis cet événement.

La vie devenait de plus en plus dure, on atteignait bientôt la période du pic de famine au sein du royaume de Sylvania. Les bourgeois et les nobles se goinfraient des réserves du royaume pendant que les habitants de la Haute-Ville finirent par se serrer la ceinture ne pouvant plus vivre sans soucis en tête devant se rationner.

Donc vous imaginez bien la vie de ceux vivant au plus bas, et encore plus ceux qui habitaient au plus près de l'ancienne Hydragon. Les rats déferlaient sur toute la ville, même leurs congénères civilisés subissaient leurs assauts et désormais, il y avait la présence de cafards géants d'au moins cinquante centimètre de longueur qui se baladaient dans les Basfonds.

La famine battait son plein ici, le coût de la vie avait augmenté pour toutes les familles d'en bas. Et celle des Grave n'y échappait. Ils avaient dépensé tout ce qu'ils avaient de l'épargne du défunt père de Lelelitio, le salaire de bonne de Malalalivia et celui de nettoyeur de la carapace n'étaient plus suffisants pour subvenir à leurs besoins, surtout que la plupart de leurs salaires partaient dans les soins médicaux de Talemilia, et le pire, c'est qu'elle avait fini par attraper une étrange grippe qui ne touchait que les fées et il était plus que difficile d'obtenir les soins d'une fée en habitant les Basfonds et le peu de médecins compétents ne voulaient pas se faire voir avec une fée sans ailes au risque de louper le moyen de monter ou retourner à la Haute-Ville et donc obtenir un meilleur mode de vie.

Alors leurs deux seuls moyens de se faire soigner étaient soit de se laisser avoir par les charlatans qui pullulaient dans tout le quartier des Basfonds, n'ayant aucun talent pour la médecine et préférant arnaquer leurs congénères pour bien vivre dans la crasse environnante des Basfonds ou ceux n'ayant pas les fonds pour s'installer dans Haute-Ville profitaient de la misère des pauvres miséreux de cette section du royaume de différentes manières : faire les larbins – les esclaves – ou leur faire payer en nature.

Et cette seconde option était celle qu'avait opté Malalalivia pour soigner sa fille adoptive.

Bien sûr, elle n'en avait aucunement informé ses enfants, faisant croire que le docteur Niloran, un Elephantis – une sorte d'éléphant humanoïde aux défenses noirs et jaunes, cette race peut être retrouvée à Eden mais aussi au loin d'Europea –, soit un saint qui leur offre gracieusement ses services, étant touché par l'histoire de la princière fée aptère des Basfonds alors qu'il n'était intéressé que par Malalalivia et qu'il voulait profiter d'elle pour assouvir ses pervers bas instincts.

Il est notable de dire que la norme voulait qu'une fée se fasse examiner par une autre fée, mais il est bien sûr impossible que cela se fasse si on ne voulait pas attendre dans une queue interminable – surtout qu'à cette époque, l'hôpital technologique de Sylvania et tous ses médecins expérimentés n'existaient pas encore, le programme venait à peine d'être accepté à cette période, après de longs débats houleux générés à cause de la soudaine insistance de la reine.

Lelelitio les attendait en épluchant des patates pour préparer le repas du soir avec le peu de viande qu'ils avaient obtenu avec les maigres salaires de son travail et de celui de sa mère – et en filoutant un peu. Les souvenirs de ce jour fatidique pour sa cousine lui revenait en mémoire à chaque fois qu'il était seul, à se concentrer sur une activité ou juste à se reposer. Il était difficile pour lui de se distraire, il n'avait aucune passion ou ambition à assouvir. Il se laissait vivre, attendant la mort comme généralement la plupart des habitants de ces lieux maudits.

En voulait-il encore au chevalier saint qui était venu l'aider dès qu'il a su que Talemilia était en danger ? Un peu, alors qu'il lui reconnaissait la gentillesse d'avoir accouru à son secours dès qu'il sut sa disparition, et qu'il avait des doutes sur les agissements des gouvernants. Il ne pouvait en vouloir qu'à la reine et son gouvernement qui avait laissé perpétrer une telle chose.

Mais que pouvait-il faire ?

Mener une révolte ?

Prendre la tête de la reine qu'on surnommait « l'Arme Absolue » ou « l'Ultime Arme de Guerre » parmi la population.

Il fallait être du niveau d'un archimage pour se confronter à cette puissance démesurée, et d'une puissance inégalée pour se mesurer à tous les soldats de Sylvania surentraînés.

Il ne pouvait que se morfondre et se confondre en excuses pour avoir été incapable de la sauver. Il se jura de s'occuper d'elle jusqu'à la fin de sa vie pour réparer l'erreur qu'il avait commise ce jour-là.

C'est après avoir fait don de son corps, sans que Talemilia ne s'en rende compte, comme paiement et que Talemilia fut auscultée qu'elles retrouvèrent l'homme de la maison qui avait terminé de préparer le repas.

- Merci Lelelitio de t'occuper de la maison en mon absence, lui dit sa mère.

- Ce n'est rien, en ce moment, j'ai dû temps libre étant donné que les monstres de magma sont de sortie à l'extérieur.

Une fois Talemilia partit dans sa chambre pour mettre des habits plus à son aise, Lelelitio posa la même question à sa mère qu'il posait à chacun de leurs retours de chez le médecin.

- Il y a eu un quelconque changement ? C'est réparable ?

- Non, il n'y a toujours rien pour l'instant. Le remède qu'il lui donne ne fait pour l'instant aucun effet, mais il a juré que normalement ça devrait l'aider à soulager ses plaies jusqu'à qu'il y a une quelconque repousse.

- Je vois...

Ils s'installèrent tous les trois à table et comme chaque jour, Lelelitio donna la becquée à Talemilia qui n'avait plus la force de se nourrir elle-même. Puis l'emmena dans sa chambre pour la coucher dans son lit et l'aider à ce que les plaies de son dos ne se réouvrent pas, puis, comme chaque soir, se saisit du livre avec lequel elle était venue chez eux et dont elle ne se séparait – même une fois plus âgée – et se mit à lui faire la lecture pour l'apaiser et l'aider à s'endormir.

Bien qu'il haïsse ce conte sur le héros de la légende et son acolyte la fée de la légende, il ne pouvait que se soumettre au choix de sa cousine car c'était la seule histoire qui la faisait dormir paisiblement lui faisant oublier sa douleur quotidienne. Alors il s'était soumis à son choix et lisait machinalement cette histoire sans en noter le contenu ou comment elle avait été écrite.

La voir sourire, bien que cela soit dû au fait de cette histoire à dormir debout, le soulageait un peu, mais s'apercevoir que même dans son sommeil des larmes coulaient dans le coin de ses yeux l'anéantissait.

Se rendre compte de l'immensité de son impuissance était si douloureux, surtout à un si jeune âge.

Dans son sommeil, il lui prit les bras et caressa les scarifications qu'elle s'était faites aux bras lorsqu'elle avait pris son bain, habitué à sentir le sang des cadavres qui longeait le long des rues des Basfonds et des créatures vivantes du pays de Kano qui s'agglutinaient contre la carapace et, pour les plus vaillantes, qui étaient tuées dans la Forêt de l'Oubli par les gardes ou l'esprit tutélaire qui gardait les lieux, il perçut distinctement celui de Talemilia. Elle fut sauvée grâce à l'ingéniosité du garçon qui eut l'idée, à cause de son manque évident de force – donc incapable de défoncer la porte à l'aide de son poids. Il escalada toute la maisonnée et dévalant le toit jusqu'à atteindre l'autre côté de la maison, il réussit à rentrer dans la salle de bain et prendre en charge Talemilia qui s'était coupée les veines des poignets, laissant couler son sang dans l'eau de son bain. Heureusement pour lui que c'était arrivé récemment et qu'il y avait des bandages et du désinfectant pour la soigner. Quelques minutes plus tard, elle ne serait plus de ce monde.

Il aurait voulu le cacher à sa mère, mais elle n'était pas dupe, elle s'en rendit compte assez rapidement bien qu'ils étaient allés voir le médecin au cas où. Malalalivia n'eut même pas la force de la blâmer, de la punir, de la réconforter, de faire quelque chose d'utile, elle ne fit que se jeter par terre en larmes.

Leur quotidien était devenu bien sinistre.

Lelelitio pensait à se faire virer de son travail. Cela leur apportait peut-être un peu de tranquillité dans son quotidien tumultueux, cependant, il ne pouvait pas se le permettre, elles comptaient toutes les deux sur lui puisqu'il amenait le plus gros salaire à la maison.

Finalement, le problème ne viendrait pas de lui mais du côté du secret de Malalalivia.

Quelques semaines après la dernière consultation de Talemilia, le docteur convoqua Malalalivia pour lui annoncer une douloureuse nouvelle : il ne ferait plus appel à ses services pour le soulager.

- Comment ça ?

- Les affaires vont mal, ma chère Livia, dit l'Elephantis en s'essuyant avec un mouchoir bien trop petit pour son immense front, les impôts sont de plus en plus lourds vu que je refuse de faire partie de son projet d'hôpital.

Un mensonge éhonté.

Les émissaires de la reine qui étaient venus voir tous les médecins du royaume pour déceler le potentiel de chacun des médecins du royaume avaient trouvé de la fourberie chez cet homme-éléphant et avaient donc coupé court à leur proposition. Et bien sûr, les habitants des Basfonds, quel qu'ils soient, ne payaient aucun impôt – étant donné que c'est parce qu'ils n'étaient pas imposables qu'ils résidaient ici – mais ça, il n'y avait que ceux qui étaient capables de se tenir au courant des lois du royaume qui pouvaient le savoir. Pas de pauvres prolétaires comme Lelelitio et Malalalivia.

- Mais que devrais-je faire ? pleura-t-elle.

- Cela n'est pas mon problème, dit le docteur avec un ton dédaigneux, le temps que je passe avec ta fille pourrait me rapporter beaucoup plus d'argent.

L'esprit de la mère était complètement brisé, ce qui laissa le champ libre pour l'Elephantis de se rapprocher d'elle et la caresser avec sa trompe et de lui susurrer :

- Mais bon, je veux bien être plus clément avec elle si tu veux bien accéder à mes faveurs.

- Je... je... je ne peux aller plus loin que ce qu'on fait déjà.

- Alors je ne te retiens pas, dit-il en revenant à son bureau rempli de coquilles de cacahuètes qui étaient étalées partout dessus.

Elle voulut parler mais le médecin l'ignora copieusement, elle ne put que s'en aller la tête basse, honteuse.

Malalalivia fonça chez elle, repensant à l'humiliation que venait de lui infliger ce gros porc d'Elephantis. Ce tordu n'avait-il pas honte d'utiliser la détresse d'une mère pour assouvir ses pulsions ?

Arrivée devant la porte de sa maison, alors qu'elle allait saisir la poignée, elle se ravisa et vérifia dans une flaque d'eau à quoi elle ressemblait : d'affreuses cernes qui lui tombaient sous les yeux, ses joues creusées, son sourire effacé, ses yeux rouges, bouffis, causés par la tristesse. Elle ressemblait de plus en plus à sa fille adoptive.

Elle ne pouvait pas se permettre de rentrer comme ça, elles ne pouvaient pas être deux à être dans le même état de morosité. Au moins elle devait remettre ses yeux à la normale et aussi son sourire. Elle usa alors non loin de là d'une magie d'apparat pour feinter une quelconque bonne humeur, le seul problème c'est que Lelelitio sentirait que de la magie avait utilisé. Elle dira simplement qu'elle s'était foulée la cheville en venant.

Malalivia rentra alors dans sa maison, salua tout le monde et fit semblant d'être atrocement fatiguée pour pouvoir se réfugier dans sa chambre. Elle fouilla dans sa chambre à la recherche combien de fioles de poussières de fées lui restait-il – elle les gardait dans sa chambre depuis que Talemilia avait voulu toutes les avaler.

Deux seulement.

De quoi la soulager pendant encore un seul mois.

L'examen du dos de Talemilia était important pour vérifier qu'aucune nécrose se créait et la poussière de fées servait à empêcher cela, mais il était toujours bien de voir si l'application de la poussière de fée avait bien été mise ou s'il fallait une lotion plus concentrée. S'ils étaient de la Haute-Ville cela aurait pu se faire plus facilement et encore plus s'ils avaient accès au Bain Miraculeux mais seule la noblesse du Sanctuaire y avait droit – il était même difficile pour les soldats d'y avoir droit et cela était en de rares occasions, seuls les plus hauts gradés de l'armée peuvent s'y baigner autant qu'ils le veulent.

Peut-être allait-elle finir par accéder à la demande du docteur Niloran pour le bien de Talemilia ? Cela était inconcevable de s'abaisser plus bas qu'elle ne l'avait déjà fait, mais que pouvait-elle bien faire ?

Un dilemme qui allait devoir se résoudre au plus vite puisque la famine allait atteindre son paroxysme dans quelques jours.

À cause des exigences de la reine, les ministres se sont « révoltés » contre elle et ont décidé de faire un embargo sur la nourriture de Sylvania, l'empêchant de circuler librement à l'intérieur du royaume pour que la population finisse par se révolter et que la reine Audisélia cède face au courroux de sa population.

Malheureusement pour eux, mais surtout pour les habitants de Sylvania de tout bord – sauf des nobles, bien sûr –, la reine ne céda pas, convaincue du bienfondé de l'entreprise qu'elle était en train d'entamer pour le bien de la nation Féérique. C'est alors que se lança un bras de fer entre les officiels de Sylvania et la reine, provoquant une augmentation exponentielle de la famine dans le pays. Les Haute-villois finirent par devoir se nourrir à l'aide de tickets de rationnement et durent se serrer autant la ceinture que ceux provenant des Basfonds et pour ceux des Basfonds, se serrer la ceinture n'était plus suffisant et acheter des tickets de rationnement était inconcevable pour le budget famélique – et cela n'était valable que pour les parias des Basfonds, contrairement aux Haute-villois qui ont droit à des tickets de rationnement offerts.

Cette situation provoqua un grand dilemme dans la famille Grave puisque les tickets de rationnement étaient extrêmement chers : soit ils poursuivaient les soins de Talemilia et tous les trois finiraient par mourir de faim, soit la fée pouvait risquer de mourir si ses cicatrices n'étaient pas complètement soignées. Et ça, ça, Malalalivia ne l'accepterait jamais !

Ne pouvant accepter la mort de sa fille adoptive, elle ravala sa fierté et partit voir Niloran pour lui supplier de continuer les soins de Talemilia, quoi que cela lui en coûte. Celui-ci accepta de s'entretenir avec elle.

Il obtint finalement ce qu'il attendait puisqu'elle pratiqua tout ce qu'elle s'était refusée de faire jusqu'alors, et à la fin de leur coït, celle-ci lui demanda s'il pouvait continuer à soigner Talemilia.

- Je n'ai jamais dit que je le ferai. J'ai juste dit que je voulais m'entretenir avec toi et je te l'ai dit, je ne vois pas l'intérêt de m'occuper de ta fille juste pour une baise par-ci, par-là. Il y a des gens des Basfonds qui ont bien plus d'argent que vous les Grave. Depuis que la famille royale s'est éteinte, vous ne valez plus un copeck, alors si tu veux venir me détendre, tu es toujours la bienvenue, mais à moins que tu aies de l'argent, je ne m'occuperai plus d'elle.

- Mais nous n'avons pas assez d'argent pour nous entretenir et la soigner ! se lamenta-t-elle, on a déjà tout vendu, les vêtements les plus beaux que nous possédions, nos meubles, mes bijoux, il ne me reste plus que la bague que m'a offert mon défunt mari... J'ai même vendu mes propres cheveux pour que nous puissions nous nourrir et que tu la soignes, alors je t'en prie fait acte de clémence pour elle. Et tu pourras profiter de moi autant que tu le voudras !

Dépité, le médecin secoua la tête et se détourna d'elle tout en se rhabillant.

- Il faut dire que depuis que je t'ai vue, je t'ai toujours convoité, avoua-t-il, mais ton mari et ton statut de serviteur de la famille royale faisait de toi une personne si inatteignable, mais grâce à toutes les tribulations que subit le pays en ce moment, la chance tourna en ma faveur : tu as perdu ton mari, ton fils est un faiblard sans aucune ambition, la famille royale a été décimée et la fille que ton mari t'a fait dans le dos a subi cette ablation forcée de ses ailes, énuméra-t-il, tous ces facteurs ont fait que tu as fini par me voir et dans ta détresse la plus totale, j'ai pu profiter de toi à ma convenance.

Niloran lui mit un drap sur elle pour cacher sa nudité, Malalalivia y vit une forme de bonté de sa part, peut-être avait-il réalisé qu'il était capable de faire preuve de gentillesse ? Non.

- Mais désormais que je peux faire de toi ma chose, je ne vois aucun intérêt de t'utiliser. J'ai pu goûter à une elfe bien que je sois laid autant à l'intérieur qu'à l'extérieur, sans pour autant avoir à payer une fille de joie d'un bordel quelconque. Je suis comblé. Donc, comme je te l'ai dit plus tôt, si tu n'as pas d'argent, pourrais-tu débarrasser les lieux ?

- Tu es un ignoble personnage, lui cracha Malalalivia.

- C'est ainsi que j'ai été fait, lui répondit-il avec un large sourire.

Et alors qu'elle s'en allait, il l'arrêta pour lui dire une dernière chose :

- Pour ton histoire de nourriture, j'ai entendu parler que dans une ancienne religion humaine, il a été dit que le sauveur des humains a offert son corps et son sang pour nourrir les siens. Tu pourrais faire de même, éclata-t-il de rire.

Quelle humiliation ! Il avait rejeté ses supplications alors qu'il l'avait allégrement souillée avec les... pratiques qu'il lui avait faites. Si elle n'avait pas déjà été mariée, elle n'aurait plus aucune chance de l'être.

Elle retourna en larmes chez elle, sans même saluer ses enfants, hurlant son désespoir dans les fleurs de son coussin de feuille. Lelelitio se hâta à la porte de sa mère et y toqua pour savoir ce qu'il se passait, celle-ci le supplia de la laisser seule. Il accepta à contrecœur de le faire mais l'entendre pleurer ainsi lui déchirait le cœur.

Toute cette maison était devenue instable. Et ça, depuis la venue de Avelilinélia. Voilà la conclusion à laquelle en était venue Lelelitio.

Tout était de sa faute !

Si elle n'avait pas intégré leur vie et qu'elle était morte avec sa mère, dans sa maison carbonisée, ils ne vivraient pas un tel malheur, pensa-t-il.

S'il voulait que tout se résolve, il fallait qu'il se débarrasse d'elle.

Il alla alors dans la cuisine, prit un couteau et fit irruption dans la chambre de la fée qui était plongée dans le noir, celle-ci semblait dormir à poings fermés. Il ne pouvait pas le savoir puisqu'il faisait face à son dos. Lelelitio s'approcha alors délicatement, en douceur, à pas feutrés, de sa cousine, la pointe de la lame brillant grâce aux traits de lumière qui s'infiltraient à travers les rideaux de sa fenêtre. Au-dessus d'elle, le regard rempli de rancœur, il mit la pointe de son couteau au-dessus de la nuque de la jeune fille, prêt à faire abattre son courroux sur elle.

Puis en observant son dos, il revit les cicatrices de Talemilia, et se souvint des paroles qu'elle avait prononcées lorsqu'ils avaient réussi à rouvrir le portail menant aux brigands qui avait kidnappé sa sœur : « Tu... es enfin... là... Leleli... ».

Non ! Non ! Il ne pouvait pas la tuer !

Qu'est-ce qu'il faisait ?

Est-ce que le désespoir lui avait asséché le cœur au point qu'il ne la considère plus comme un être qui lui était cher ?

Allait-il la blesser une nouvelle fois alors que c'était elle qui avait le plus perdu ?

Sa mère, sa place en tant que princesse, sa maison... et jusqu'à ce qu'elle perde même ses ailes. Elle avait toujours, tant bien que mal, gardé le sourire face à l'adversité, elle avait même fini par être plus forte que lui d'une certaine façon.

Il l'admirait.

Se demandant chaque jour comment elle faisait pour être aussi joyeuse alors qu'elle vivait dans la crasse et la précarité pendant que ses semblables festoyaient allégrement, en haut, là où aurait dû être sa place.

Il lâcha le couteau au sol et s'y écroula, pleurant lui aussi face à son acte ignoble qu'il allait perpétrer.

En sanglot, il lâcha des « Pardonne-moi Avelilinélia... Pardonne-moi maman... ».

Dos à Lelelitio, Talemilia était pleinement éveillée, les yeux grands ouverts, elle avait entendu le tintement de la lame de couteau retentir dans la pièce et les pleurs de son cousin. Sa face était toujours autant sans vie, il n'y avait que ses glandes lacrymales qui agirent laissant couler un filet de larmes sur l'arête de son nez jusqu'à atteindre l'autre œil et continuer sa route.

Pour ceux qui en doutaient encore, elle avait encore un cœur à l'intérieur de ce corps léthargique, dont l'esprit était brisé.

C'est juste qu'elle n'avait plus la force de s'exprimer comme une personne normale.

Quel soulagement cela aurait été pour elle de pouvoir quitter ce monde terrifiant... même si cela aurait été de la main de Lelelitio.

La faim au sein des Basfonds se faisait de plus en plus sentir, les cadavres se répandaient dans les rues, des tas de corps d'apparence squelettique, qu'ils soient ceux d'alcooliques notoires ou de familles entières rendaient les lieux comme un immense cimetière à ciel ouvert. Et les pires abominations commençaient à être perpétrées de la part de toutes les races habitant ce lieu d'une impécuniosité extrême.

Depuis le rejet de Niloran, il s'était écoulé quatre mois, quatre longs mois où les Grave s'amaigrissaient de jour en jour et où ils tentaient de maintenir en vie, tant bien que mal, la vie de Talemilia. Mue par un désespoir et un découragement absolus, les paroles de Niloran revinrent dans l'esprit de Malalalivia.

Elle finit par se dire que, peut-être, il s'agissait du seul moyen de sauver ces pauvres enfants.

Alors, partant dans l'endroit le plus lugubre des Basfonds, là où même la lumière artificiellement magique du ciel ne pouvait s'échapper de ces sombres ténèbres, elle laissa un mot à ses enfants en guise d'adieu prétextant avoir trouvé un travail leur permettant de vivre décemment pendant quelques mois, mais ils devraient conserver la viande de façon très pragmatique. Elle exigea de Lelelitio de prendre soin de Talemilia avec le plus grand des sérieux quoi qu'il arrive et leur dit une dernière fois qu'elle les aimait.

Comme écrit dans la lettre, quelques jours plus tard, une caisse de viande revint chez les Grave et c'est Lelelitio qui la réceptionna. Il l'ouvrit et vit un amas de viande assez conséquent pour qu'il puisse encore tenir quelques mois s'ils mangeaient de façon raisonnable et rationnée.

Un peu de gaité s'exprima sur le visage de Lelelitio bien qu'il ait dû démissionner de son travail pour s'occuper pleinement de Talemilia, il ne savait pas de quoi elle serait capable – ou incapable – une fois laissée seule. Dégustant la bonne viande apportée, ils festoyaient comme des nantis – à une large petite échelle –, et pour ne pas attirer les curieux, Lelelitio avait appris un sort pour camoufler les sons, la lumière et les odeurs provenant de leur maison.

Puis un jour, alors que la caisse se vidait, lors d'un repas, Talemilia croqua dans quelque chose de dur, Lelelitio qui continuait à toujours lui donner à manger lui retira cette chose dure qui se trouvait entre ses dents. Après l'avoir nettoyé à l'eau et enlevé la viande qui l'entourait, il découvrit une bague qui lui semblait familière et après quelques instants à se remémorer d'où provenait ce bijou, il ouvrit de grands yeux et lâcha l'objet dans le lavabo et s'écroula au sol, hurlant ses tripes et se fourra ses doigts dans la bouche pour se faire vomir la viande qu'il avait ingurgitée.

Sans succès.

Il hurlait à plein poumons, s'agitant comme un dément, frappant partout à s'en péter les poignets, les mains, les doigts et en se griffant le corps, il se brisa les ongles, le dégoût qu'il ressentait pour lui-même devenait de plus en plus grandissant.

Talemilia l'observait, amorphe, incapable d'agir, ne comprenait même pas sa crise de panique.

Et c'est à bout de force qu'il retrouva le couteau avec lequel il avait tenté d'assassiner Talemilia. Regret, dégoût, désespoir... ses émotions envahissaient son esprit au point qu'il perdit tout instinct de survie.

Avoir commis une telle abomination ne pouvait le laisser indifférent. Lelelitio venait de perdre sa mère au profit de son propre bien-être.

Cela doit cesser. Je n'en peux plus... Désolé maman, mais je veux en finir...

Il plaça la pointe de son arme sur sa gorge et se prépara à commettre l'irréparable.

Talemilia qui ne pouvait être que témoin des événements, ses yeux bien qu'ouverts étaient aveugles, elle voyait son environnement mais était incapable d'interagir avec, comme si elle ne faisait plus qu'habiter son corps comme étant prisonnier de celui-ci sans pouvoir s'en libérer et retrouver ses émotions.

Alors pourquoi son cœur battait la chamade, ainsi ?

Quelle était cette boule au ventre qui lui était née au sein de son corps ? Qui lui donnait cette étrange impression de malaise en voyant Lelelitio tenir son couteau en direction de sa gorge ?

Et avant que Lelelitio ne commette l'irréparable, elle réussit à se mouvoir et à l'empêcher de se tuer sous ses yeux en attrapant la poignée du couteau d'une main et en mettant sa main en travers de la direction du couteau.

- Talemilia ! Qu'est-ce que tu fais ? dit l'elfe, surpris de l'action de sa cousine.

Puisqu'elle n'avait pas parlé depuis des années, elle avait du mal à prononcer des mots audibles pour une oreille non-attentive, mais elle fit tout son possible pour qu'il puisse la comprendre.

- Arrê...te... Leleli... Ne... fais... pas... ça...

- Mais j'en peux plus, Avelilinélia. Je veux en finir avec cette vie de malheur.

- Leleli... je vais... t'aider... on... doit... s'aider... mutue...llement... Je ne... veux... pas... perdre le... dernier... membre de... ma seule... famille.

- Mais j'ai failli...

- Je... m'en fiche... S'il te... plaît, me laisse... pas seule...

« Tu... es enfin... là... Leleli... », se souvint l'elfe.

Il lâcha son couteau et laissa tomber ses bras le long de son corps, le regard sans vie.

Avec ce même regard, Talemilia retira la lame de sa main et enroula ses bras autour de son corps et le consola juste en faisant acte de présence, partageant le peu de chaleur qu'elle arrivait à synthétiser en elle. Lelelitio ressentait la respiration de Talemilia provenant de ses narines et de ses microscopiques spiracles qui parsemaient son corps. La sentir si vivante lui donnait une sensation de bien-être déplacée, mais il n'arrivait pas à s'en empêcher de la ressentir. L'avoir contre elle était la seule chose qui lui restait.

Quelle dure vie qu'était la leur.

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