Le colis.
La porte du bureau de Lorenzo Costa s’ouvrit avec un léger grincement et je me tenais là, hésitant un instant avant de franchir le seuil. La lumière tamisée de la pièce baissait l’intensité du regard du maitre des lieux, qui était déjà assis à son bureau, plongé dans un rapport que je ne pouvais pas voir. Il ne leva pas les yeux tout de suite mais je sentais sa présence, lourde et impérieuse. Il attendait probablement que je sois celui à briser le silence.
Je pris une inspiration, le cœur battant plus fort que je ne l’aurais souhaité. Le poker, cette partie qui m’avait tant coûté en énergie et en nerfs, semblait maintenant aussi lointain que le souvenir d’un autre homme. Mais Lorenzo, lui, allait me rappeler que rien ne se passait jamais sans conséquences. Finalement, il releva les yeux et son regard croisa le mien, dur mais pas aussi glacé qu’à son habitude. Une lueur de reconnaissance, ou était-ce de doute, passa dans ses yeux.
— Alors, cette partie... Dit-il d’une voix qui, même basse, avait une lourdeur presque écrasante.
Je restai un instant silencieux, mes pensées s’embrouillant. La partie avait été un succès. Lucía, Victor et même Sacha avaient tous joué leur rôle mais c’était moi qui avais pris la victoire finale. Et cette victoire, bien que brillante, ne faisait que renforcer la position de Costa à la tête de l’Antre d’Or. Tout semblait parfaitement se dérouler mais je savais que derrière ce calme apparent, il y avait toujours ce doute qui flottait.
— Ça s’est bien passé, répondis-je enfin, mes mots mesurés, cherchant à ne rien laisser paraître. Mais je savais que mes yeux trahissaient une nervosité que je ne pouvais totalement dissimuler.
Lorenzo se leva lentement de sa chaise, ses yeux me scrutant avec une intensité presque déstabilisante. Il fit quelques pas dans la pièce avant de se tourner vers la fenêtre, regardant la ville à l’extérieur. L'éclairage de la salle se reflétait dans ses yeux, donnant à son visage une expression difficile à lire.
— C’est ce que tout le monde pense, n’est-ce pas ? Que tu es un génie, qu’il suffit de te donner une occasion pour que tout soit réglé, que tu as ce talent pour faire tourner les choses en ta faveur. Mais... Il se tourna à nouveau vers moi et j’eus un frisson dans le dos, comme si l’air autour de nous venait soudainement de se faire plus lourd. Mais tu sais ce que je pense, n’est-ce pas ?
Je ne répondis pas tout de suite. La question n’avait pas besoin de réponse et la vérité, bien que douloureuse, était que je connaissais cette idée qui habitait ses pensées. Lorenzo n’avait jamais cru en mes allégeances, il m’avait pris sous son aile pour un certain nombre de raisons. Il avait vu quelque chose en moi, ou peut-être m’avait-il simplement jugé comme un outil utile pour ses projets. Mais il n’avait jamais totalement confiance en ma loyauté. Son regard perça à travers moi et un léger sourire se dessina sur ses lèvres.
— Tu as gagné cette partie, Elijah mais je sais que tu n’as pas joué que pour la gloire ou l’argent. Tu veux autre chose et je veux savoir ce que c’est.
Le silence entre nous était devenu presque palpable. Il attendit que je réponde mais j’hésitai parce que la vérité, ce que je désirais vraiment, je n’étais pas sûr moi-même de la connaître entièrement. Mon ambition me poussait à aller toujours plus loin mais ce chemin se brouillait chaque fois que je pensais à ce que je pouvais perdre. Mon patron l’avait bien compris.
— Tu te poses des questions, n’est-ce pas ? Poursuivit-il, sa voix basse mais ferme. Tu veux savoir si tu peux vraiment compter sur ma confiance.
Je fis un léger mouvement de la tête, une fraction de seconde, avant de me ressaisir. Chaque mot, chaque geste était devenu une danse délicate.
— Je n’ai jamais douté de votre capacité à diriger, monsieur Costa.
Ce n’était pas une réponse mais une manière de détourner l’attention, de ne pas répondre directement à ce qui m’inquiétait. Mais il savait. Il s’approcha de moi, ses pas sonnant sur le sol silencieux de la pièce et à quelques mètres de moi, il s'arrêta. Son regard se durcit un peu mais une étincelle traversa ses yeux, comme une forme d'acceptation. Ce n'était pas de l'affection, ni même de la loyauté aveugle. Mais c'était peut-être quelque chose de plus précieux dans ce monde : la reconnaissance.
— Tu as joué avec le feu, Elijah, dit-il enfin, un léger sourire en coin. Et tu t’en es sorti. Ce n’est pas tout le monde qui pourrait en dire autant.
Je le regardai, mes yeux captant cette nuance de quelque chose qui ressemblait presque à de l’approbation. Mais il n’avait pas encore confiance en moi. Pas totalement. Pas encore. Le poids de ses doutes était toujours là, flottant au-dessus de ma tête mais quelque part, j’avais gagné un peu de sa confiance. Un peu plus qu’hier. Et un peu plus que jamais.
— Mais il reste des choses à prouver. Il fit une pause, son regard se durcissant légèrement. Ce n’est pas parce que tu gagnes une partie de poker que tu gagnes ma confiance. Il approcha son visage du mien, un défi silencieux dans ses yeux. Tu veux ma confiance ? Alors fais en sorte de la mériter.
Le message était clair. Cette victoire, bien que symbolique, n’était qu’une étape. Le véritable test était encore devant moi. Je pris une inspiration. J’avais survécu à la partie mais le jeu ne faisait que commencer.
Lorsque je quittai le bureau de Costa, mes épaules semblaient plus lourdes qu’en entrant. La victoire à la table n’avait pas suffi à effacer ses doutes, il ne me faisait toujours pas confiance. Pas totalement. Mais il m’avait laissé un espace, une opportunité de prouver que j’étais plus qu’un simple pion ambitieux. Je savais qu’il ne donnait jamais de rien sans raison. S’il m’offrait une chance, c’était qu’il attendait quelque chose en retour. Et ce "quelque chose", je ne tarderais pas à le découvrir.
La fraîcheur du couloir m’arracha un frisson tandis que je reprenais mon souffle. Autour de moi, l’Antre d’Or battait son plein. Des voix murmuraient dans l’ombre, des affaires se concluaient en silence. Ce monde, si dangereux et fascinant, m’avait happé plus profondément que je ne l’avais jamais envisagé. Et maintenant que j’étais là, il n’y avait plus de retour en arrière.
Je descendis les escaliers menant au salon principal, mon esprit encore embrouillé par les paroles de mon patron. "Fais en sorte de la mériter." C’était plus qu’un ordre, c’était un avertissement. Je devais me montrer indispensable, inattaquable et il fallait commencer par réparer les dégâts que cette partie clandestine avait pu provoquer.
Costa descendit peu de temps après moi, me rejoignant au bar. Le barman le servit aussitôt, bien avant les autres, et il leva son verre dans ma direction. Il semblait satisfait et détendu, un contraste frappant avec la tension qui m’habitait encore. En surface, tout avait fonctionné comme prévu mais je savais que les apparences étaient trompeuses dans ce milieu. Une erreur suffisait à tout faire basculer.
— Tu es une vraie surprise, Elijah. Sa voix, douce et mielleuse, s’éleva tandis qu’il me faisait signe d’approcher. Peu de gens peuvent tenir tête à Lucía et Victor, encore moins les écraser à leur propre jeu.
— J’ai eu de la chance.
Je jouai la modestie, même si nous savions tous les deux que ce n’était pas que ça. La chance n’aidait que les idiots, moi, j’avais eu autre chose.
— Peut-être. Lorenzo me détailla un instant, ses yeux perçants cherchant à déchiffrer mes pensées.
Son sourire n’avait rien de bienveillant. Il testait mes réactions, cherchant la moindre faille. Je me contentai de hausser les épaules. Lorenzo rit doucement avant de finir son verre d’un trait puis de le poser sur le comptoir.
— Mais la prudence a ses limites. Si tu veux rester dans mes bonnes grâces Elijah, il va te falloir plus qu’une victoire au poker.
Je le savais déjà mais entendre ces mots me rappela que mon équilibre était fragile. Trop fragile.
— Je suis prêt. Ma voix était ferme, plus que je ne l’aurais cru.
Lorenzo m’observa un moment encore puis se pencha vers moi.
— Ça tombe bien, j'ai un travail pour toi et crois-moi… Il ne s’agit pas de cartes cette fois.
Deux heures plus tard, je me tenais sur le parking d’un entrepôt en périphérie de la ville. La pluie tombait en fines gouttelettes, ruisselant sur mon col relevé. J’avais reçu l’instruction sans plus de détails : récupérer un colis. Simple, en apparence mais avec Costa, rien n’était jamais vraiment simple.
Je glissai une main dans la poche intérieure de ma veste, vérifiant que mon arme était toujours là. Cette mission n’avait rien d’un test ordinaire, c’était également un avertissement. Il voulait voir jusqu’où j’étais prêt à aller pour prouver ma loyauté et si je le décevais… Je savais comment cela finirait.
Un SUV noir aux vitres teintées s’arrêta devant moi. La porte côté passager s’ouvrit, révélant Pedro, l’un des hommes de main de Costa. Son visage impassible ne laissait rien transparaître.
— Monte. Sa voix était froide et sans appel.
Je pris place sans un mot. L’odeur d’huile et de cuir emplit mes narines alors que la voiture démarrait dans un grondement sourd. Le silence était lourd et pesant.
— C’est quoi ce colis ? Demandai-je, brisant enfin l’atmosphère glaciale.
Pedro tourna légèrement la tête vers moi, un sourire sans joie sur les lèvres.
— Quelque chose que monsieur Costa veut garder hors de portée des mauvaises mains.
Je détestais ces demi-réponses mais dans ce monde, poser trop de questions était dangereux. J’allais découvrir la vérité bien assez tôt, de toute façon.
Nous arrivâmes à destination quelques minutes plus tard. L’entrepôt était plongé dans l’obscurité, seul un mince filet de lumière filtrait sous une porte métallique. Je suivis Pedro alors qu’il ouvrait la porte arrière. Une silhouette était déjà là, assise sur une chaise, les poignets liés. Un homme mal en point, le visage tuméfié, du sang séché au coin des lèvres. Mais ce qui m’arrêta net, c’était son regard, un mélange de peur et de défi. Quelqu’un d’important pour Lorenzo ou de dangereux. Ou bien les deux.
— C’est lui, le colis ? Murmurai-je.
Pedro hocha la tête.
— Monsieur Costa veut qu’il parle. C’est ton job de le faire chanter.
Mon cœur se serra un instant, je savais que ce moment viendrait. Le poker était un jeu d’esprit mais là, j’entrais dans quelque chose de plus sombre. Plus sale. Si je voulais gagner la confiance de mon patron, je devais prouver que j’étais prêt à tout. Je fis un pas en avant, prenant le temps de fixer l’homme ligoté.
— Comment tu t’appelles ? Demandai-je, ma voix plus froide que je ne l’aurais cru.
Il ne répondit pas mais ce n’était pas un problème, je pouvais être patient. Après tout je n’avais plus le choix, le jeu venait de changer. Et cette fois, je ne pouvais pas me permettre de perdre.
Le silence s'étira, se faisant pesant. Dans l'obscurité de l’entrepôt, chaque respiration semblait résonner plus fort. L’homme attaché ne me quittait pas des yeux, son regard noir me scrutant avec une défiance glaciale. Il saignait encore. Une coupure sale fendait sa pommette, une autre marquait sa lèvre inférieure. Il avait déjà pris des coups et pourtant, il ne bronchait pas. Un dur à cuire.
Je m’approchai lentement, laissant mes pas résonner sur le béton. Pedro restait en retrait, appuyé contre le mur, les bras croisés sur sa poitrine. Il observait mais je compris qu'il n’interviendrait pas. Pas tant que je gérais la situation. C’était mon test et je le savais.
— Tu as deux options. Ma voix claqua. Soit tu me dis ce que je veux savoir, soit…
Je laissai la menace en suspens, inutile de la formuler. Il savait déjà ce qui l’attendait s’il ne parlait pas. L’homme eut un rictus. Du sang perla sur sa dent éclatée lorsqu’il répondit, d’une voix rauque :
— Va te faire foutre.
Un soupir m’échappa, il voulait jouer au dur ? Bien. Je m’accroupis devant lui, suffisamment près pour capter chaque nuance de son expression. Il tremblait légèrement mais pas de peur, pas encore, mais ses nerfs étaient tendus à l’extrême. Il avait mal, je pouvais exploiter ça.
— Tu crois que c’est moi, le problème ? Je fis glisser mes doigts sur mon poignet, là où le bracelet d’argent froid pesait légèrement. Ce n’est pas moi que tu devrais craindre. Si Costa t’a envoyé ici, c’est qu’il t’a déjà jugé coupable. Moi, je suis juste là pour décider si tu mérites de rester en vie.
Un silence puis il cracha à mes pieds.
— J’ai connu pire.
J’étouffai un rire bref, c’est ce qu’ils disaient tous. Je me redressai lentement. J’avais appris une chose ici : la violence, c’était facile. Trop facile. Mais ce qui brisait vraiment un homme, c’était autre chose. La patience. Et j’étais prêt à jouer ce jeu-là aussi. Je fis signe à Pedro.
— Laisse-nous.
Il arqua un sourcil mais ne discuta pas. Quelques secondes plus tard, la porte se referma derrière lui, nous plongeant dans une solitude glaciale. Je pris une chaise et la plaçai face à l’homme, à quelques centimètres de lui, suffisamment proche pour sentir la sueur sur sa peau.
— Dis-moi ton nom.
Silence. J’inclinai la tête.
— Tu sais ce que j’ai compris, ces derniers mois ? Je laissai ma voix se faire plus douce, presque intime. Ce n’est pas la douleur qui fait plier les hommes, c’est l’attente. L’incertitude. Quand tu ignores à quel moment tout va basculer.
Il ne répondit pas mais sa mâchoire se contracta.
— Et crois-moi, j’ai tout mon temps.
Je sortis lentement mon couteau de la poche intérieure de ma veste. Rien d’ostentatoire, juste une lame fine, nette, l’acier brillant sous la faible lumière. Je la fis tourner entre mes doigts, comme si c’était un simple passe-temps.
— Tu bosses pour qui ?
Rien. Je me levai et fis le tour de sa chaise lentement. Je sentais l’adrénaline pulser dans mes veines, ce mélange étrange de contrôle et de menace. J’avais l’impression de marcher sur une corde raide parce que je savais que j'étais surveillé. Et bien que cette situation ne me plaisais pas, bien que je n'appréciait pas devoir jouer le rôle du bourreau, je n'avais d'autres choix que de m'appliquer. Pour l'instant.
— Tu sais pourquoi Costa t’a envoyé ici ? Ma voix était un murmure, juste au creux de son oreille. Parce qu’il pense que tu as vendu des informations sur ses cargaisons. Si c’est vrai, tu es déjà un homme mort mais si tu me donnes un nom… Peut-être que je peux t’éviter ça.
Un silence pesant puis un rire étouffé.
— Tu n’es qu’un gamin… Sa voix était un peu moins assurée. Crois pas que je vais cracher le morceau à un larbin.
Un gamin. Un larbin. C’était ce que beaucoup pensaient de moi dans l’Antre mais ceux-là ne comprenaient pas ce que j’étais prêt à faire pour survivre. Pour rester. Je fis glisser la lame sur le dos de sa main attachée. Pas assez pour couper, juste pour sentir la tension sous sa peau.
— Un gamin, peut-être… Je souris froidement. Mais je suis le seul qui peut te sauver la vie ce soir. Alors… Tu vas parler.
Il tressaillit imperceptiblement. Je l’avais, il ne tiendrait plus très longtemps et Lorenzo, dans l’ombre, attendait sa réponse ainsi que la mienne.
○♥○♥○♥○♥○♥○♥○♥○♥
Bonjour ! Je vous postes enfin le dixième chapitre. N'hésitez pas à me donner vos avis !
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