Au-delà des règles.
Point de vue Elijah.
La tension entre nous était là depuis le début, dissimulée sous des échanges apparemment anodins, sous des regards trop longs pour être innocents. C’était un jeu silencieux, un fil tendu entre l’attirance et la méfiance où chaque mouvement pouvait être une invitation ou un piège. Ce soir-là, dans le bureau privé de l’Antre d’Or, l’ambiance était plus lourde qu’à l’accoutumée. La soirée battait son plein en contrebas, le tintement des jetons et le murmure des joueurs montant par vagues mais ici, il n’y avait que le crépitement discret de la glace dans un verre de vin hors de prix.
J'étais adossé à un fauteuil en cuir, observant mon patron de mes yeux perçants, tentant de le décrypter. Je savais depuis le début que je ne devais pas m’attacher, que je ne devais pas franchir cette limite invisible et pourtant, ce fut Costa qui fit le premier pas, réduisant la distance entre nous avec la précision d’un prédateur et si soudainement que je n'avais rien vu venir.
— Je me demande ce que tu cherches vraiment, murmura t-il en posant son verre sur son bureau en acajou.
J'esquissais un sourire en coin, affichant un masque de contrôle parfaitement ajusté malgré les faibles tremblements qui me prenaient. Après le premier baiser que nous avions échangés, je n'étais plus rassuré de me retrouver seul ici, en sa compagnie.
— Peut-être la même chose que toi, répondis-je d’un ton léger, jouant avec la provocation.
Lorenzo s’appuya sur le bois, son regard acéré capturant chaque micro-expression de mon visage.
— Alors tu cherches à gagner ? Demanda-t-il.
Je haussais un sourcil.
— Tout est une question de stratégie.
Un silence chargé s’installa. Costa fit un pas de plus, envahissant volontairement mon espace personnel. La chaleur de sa présence était presque tangible, une tension électrique flottant entre nous, encore une fois.
— Et si on jouait à un autre jeu ? Souffla le mafieux, son regard glissant brièvement sur mes lèvres avant de revenir à mes yeux.
C’était une provocation à peine voilée, un défi lancé en pleine lumière. Je sentais mon cœur battre plus fort mais je n’étais pas du genre à reculer. Pas ouvertement, du moins. J'inclinais légèrement la tête, un sourire énigmatique aux lèvres.
— Quel genre de jeu ?
Lorenzo ne répondit pas immédiatement mais il tendit la main, effleurant le revers de mon veston du bout des doigts, un geste presque anodin mais infiniment calculé.
— Celui où on voit qui craque en premier.
Je retins mon souffle, étant parfaitement conscient que je m'avançais sur une pente glissante et que mon patron jouait déjà avec moi. Il n'avait pas besoin de mon accord pour faire ce dont il avait envie. Et malgré la situation ô combien angoissante, je ne fis pas un pas en arrière. A la place, je maintins son regard en laissant un silence s’étirer entre nous, un fil invisible se resserrant. Puis dans un geste aussi fluide qu’inattendu, je laissais mes doigts frôler ceux de Lorenzo sur mon propre veston, acceptant silencieusement cette nouvelle version du jeu.
— J’ai toujours été bon aux jeux, murmurais-je. Je paraissais sûr de moi mais au fond, j'étais terrorisé par l'issue finale.
Le sourire de mon patron s’élargit légèrement, une lueur de satisfaction dans le regard.
— Moi aussi.
Continua alors un équilibre fragile entre désir et manipulation, entre attraction et méfiance. Aucun de nous deux ne voulait être le premier à tomber. Aucun de nous ne voulait montrer ses cartes trop tôt mais nous savions déjà que nous étions condamnés à jouer jusqu’à ce que l’un de nous ne perdes la partie.
La lumière tamisée de la pièce semblait avaler le chaos du casino qui grondait à quelques étages en dessous. L'endroit était à la fois élégant et austère, un reflet parfait de son propriétaire. Tout était à sa place, impeccablement ordonné mais chargé d’une tension sous-jacente. Je me tenais près de la fenêtre, observant les lumières scintillantes de la ville en contrebas. Mes mains étaient glissées dans les poches de mon pantalon et mon visage, éclairé par la lueur du néon extérieur, restait impassible bien que je fus conscient du regard brûlant posé sur moi depuis l’autre côté de la pièce.
Assit derrière son bureau, Lorenzo avait croisé les mains sous son menton, ses yeux fixés sur moi avec une intensité qui ne laissait aucune échappatoire. Mais ce soir, il n’avait rien du mafieux implacable que tout le monde redoutait, semblant plutôt hésitant et presque nerveux, une expression qu’il ne laissait jamais transparaître devant moi habituellement.
— Tu comptes rester silencieux toute la soirée ? Demandais-je sans me retourner, ma voix mesurée teintée d’une pointe d’ironie. Je n'appréciais pas particulièrement ce silence angoissant qui m'enserrer la gorge.
Costa se leva lentement, contournant son bureau pour s’approcher. Ses pas étaient calmes, presque feutrés mais son silence en disait long. Lorsqu’il s’arrêta à quelques pas seulement de moi, je finis par me tourner en croisant mes bras sur ma poitrine, un sourcil légèrement arqué.
— Qu’est-ce que tu veux, Lorenzo ?
La question, bien que simple, semblait le désarmer un instant. Il inspira profondément, passant une main sur sa nuque dans un geste inhabituel d’hésitation. Puis finalement, il lâcha :
— J’ai besoin que tu me donnes quelque chose.
Je haussais un sourcil, intrigué. Que pouvais-je bien posséder qu'il n'avait pas, lui qui était au sommet depuis de longues années déjà ?
— Si c’est pour les comptes ou une autre opération douteuse, tu sais que je m’en occupe déjà.
— Ce n’est pas ça. Lorenzo planta son regard dans le mien et l’atmosphère sembla se charger d’électricité. Ce que je veux… C’est que tu acceptes de passer une soirée avec moi.
Je restais figé un instant, comme si ses mots avaient eu du mal à faire leur chemin jusqu’à mon cerveau.
— Une soirée ? Répétais-je, sceptique.
— Pas pour une réunion, pas pour une discussion sur le boulot non plus. Juste… Une soirée. Toi et moi, loin de tout ça.
Lorenzo désigna vaguement les murs de la pièce comme pour inclure dans son geste tout ce que nos vies représentaient : les affaires, le danger, les responsabilités. Je le dévisageais longuement, cherchant à déchiffrer ses intentions.
— Tu es sérieux ?
— Tu me connais assez pour savoir que je ne plaisante jamais avec ce genre de choses. Sa voix était basse, presque un murmure mais chaque mot résonnait avec une sincérité désarmante.
Je détournais brièvement les yeux, cherchant mes mots. Que pouvais-je bien répondre à cette demande étrange et soudaine ?
— Et si je dis non ?
Un sourire en coin se dessina sur les lèvres de mon patron mais cette fois, il n’y avait rien de menaçant, juste une lueur d’assurance.
— Alors je trouverai un autre moyen de te convaincre mais crois-moi Elijah, je préfèrerais que ce soit ton choix.
Le silence s’étira entre nous, lourd de non-dits et de promesses silencieuses. Finalement, je soupirais en secouant légèrement la tête, un sourire amusé et résigné au coin des lèvres. Je ne pouvais pas nier que cette idée me paraissait terriblement tentante. Sans doute était-ce le goût de l'interdit qui m'attirais.
— Très bien Lorenzo. Mais une seule soirée.
Ce dernier sourit pleinement cette fois, un sourire rare et sincère.
— Deal.
Alors que je retournais mon regard vers la fenêtre, Costa resta planter là à m’observer. Pour la première fois depuis longtemps, il avait obtenu ce qu’il voulait sans menace et sans manipulation, juste par une simple demande. Et dans ce monde, c’était presque un miracle.
En début de soirée, nous nous rendions donc ensemble à notre premier rendez-vous qui n'avait rien à voir avec le boulot et qui avait été arrangé presque en secret, à l'écart des regards indiscrets. Le vieux restaurant italien se trouvait au bout d’une ruelle pavée, presque oublié par le tumulte de la ville. Ses lumières tamisées, son enseigne vieillie et l’odeur alléchante de sauce tomate mijotant doucement semblaient hors du temps. L'endroit était élégant sans être ostentatoire. Lorenzo avait insisté pour ce lieu et je n'avais fais qu'accepter sans savoir ce qu'il valait.
— Ils font les meilleures lasagnes que tu goûteras de ta vie, avait-il affirmé avec ce mélange de sérieux et d’assurance qui ne laissait place à aucune objection.
Mon patron portait un costume noir impeccable avec une chemise légèrement ouverte, dégageant cette assurance naturelle qui faisait de lui l’homme qu’il était. Mais ce soir, il y avait quelque chose de différent. Dans son regard était présent un éclat plus doux ainsi qu'une vulnérabilité qu’il cachait généralement sous son masque de puissance. Je le suivais, un brin hésitant. L’endroit n’avait rien à voir avec le faste du casino ou les lieux où nous avions l’habitude de nous croiser mais c’était peut-être ce qui rendait cette soirée unique. Nous fûmes accueillis par un vieil homme en tablier blanc qui salua mon patron avec un sourire sincère.
— Lorenzo ! Ça fait des années ! S’exclama-t-il avec une chaleur authentique.
— Trop longtemps Giovanni, répondit ce dernier en italien, l’accent napolitain glissant avec naturel dans sa voix.
J'observais cette interaction avec intérêt. Lorenzo semblait différent ici, plus détendu, presque humain. Je le suivit jusqu’à une petite table près de la fenêtre, couverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs et à laquelle nous nous installions.
— Alors Carter, dit-il une fois assit, tu as déjà goûté à la vraie cuisine italienne ?
— Je pensais que les pâtes d’un restaurant étoilé suffisaient, répondis-je avec une pointe d’humour.
Costa secoua la tête en riant légèrement.
— Les étoiles ne garantissent rien. Giovanni, lui, oui.
Un silence confortable s’installa lorsque le serveur apporta une bouteille de vin rouge et deux verres. Lorenzo prit son temps pour examiner la bouteille avant de la déboucher et de verser le liquide rubis.
— À quoi trinquons-nous ? Demanda-t-il en levant son verre.
J'hésitais, cherchant une réponse qui ne trahirait pas mon rôle.
— À… Des affaires prospères ?
Mon patron esquissa un sourire amusé mais ses yeux semblaient chercher plus loin.
— Aux surprises, corrigea-t-il, ses mots porteurs d’un sous-entendu que je préférais ignorer.
Notre conversation débuta doucement et presque maladroitement, comme ci aucun de nous deux n'était habitué à se retrouver dans un tel contexte. Nous évoquions en premier lieu quelques banalités comme les nouveaux contrats et les dernières affaires du casino mais rapidement, la discussion glissa vers des sujets plus personnels.
— Tu te souviens de notre première rencontre ? Demanda Lorenzo, son regard fixé sur moi comme pour capter chaque nuance de ma réponse.
Je laissais échapper un léger rire, comment oublier ?
— Bien sûr. Tu voulais me tester, me mettre dans un coin pour voir si j’allais flancher. Tu as passé toute la réunion à me fixer comme si tu essayais de lire dans mes pensées.
Mon patron haussa un sourcil, visiblement amusé par ma réponse.
— Et ça t’a déstabilisé ?
— Pas une seconde, répliquais-je avec un sourire plein de défi.
Lorenzo éclata de rire, un rire sincère et rare qui allégea quelque peu l’atmosphère.
— C’est pour ça que je t’ai engagé. Je savais que tu serais le seul à ne jamais baisser les yeux.
Le serveur arriva pour déposer nos plats mais le moment resta suspendu. Les regards que nous échangions semblaient parler d'eux-mêmes, une conversation silencieuse que personne d'autre n'aurait pu comprendre. Nous dégustions un repas qui aurait pu sembler banal pour quiconque nous observait de loin. Lasagnes fondantes, bruschetta croustillante et tiramisu aérien s’enchaînèrent dans une simplicité presque déconcertante. Pourtant, chaque instant était marqué par une tension subtile, une danse invisible entre méfiance et curiosité.
— Tu es un mystère Carter, déclara Lorenzo en posant ses couverts.
Je levais les yeux de mon assiette, une miette de pain coincée entre mes doigts.
— Pourquoi ça ?
Costa s’appuya contre le dossier de sa chaise, jouant distraitement avec son verre.
— Tu es différent des autres, la plupart des gens que je croise veulent quelque chose de moi. Du pouvoir, de l’argent, de la reconnaissance. Toi, je n’arrive pas à savoir ce que tu cherches.
Je sentis mon cœur s’accélérer mais j'affichais un sourire neutre de façade.
— Peut-être que je veux juste faire mon travail.
Lorenzo ricana doucement, un son grave qui résonna dans le calme du restaurant.
— Personne ne se contente de "juste faire son travail", surtout pas dans mon monde.
Le regard que nous échangions fut intense et presque suffocant. Pour la première fois depuis que j'avais accepté cette mission, je sentis que mon masque pourrait se fissurer.
— Et toi ? Lançais-je en lui retournant sa question. Qu’est-ce que tu cherches ?
Costa resta silencieux un instant puis se pencha légèrement en avant, ses coudes posés sur la table.
— Peut-être quelqu’un qui ne s’enfuit pas à la première occasion.
Le sous-entendu était clair et je détournais les yeux, soudainement conscient de la chaleur dans mes joues. Il faisait certainement référence à ma fuite après le baiser que nous avions échangés quelques jours plutôt. Mais je préférais ne pas relever et termina mon dessert.
Au fil de la soirée, l’ambiance devint plus détendue et presque intime. Lorenzo, habituellement maître de ses émotions, semblait avoir baisser sa garde, à rire davantage, à parler de souvenirs d’enfance qu’il n'avait jusqu'alors jamais évoqué avec moi. De mon côté, je m'étais laissé aller à une certaine tendresse, une chaleur que je réservais uniquement aux chiffres et aux calculs d'habitude. Et alors que la soirée touchait à sa fin, Costa se pencha légèrement en avant, brisant la distance entre nous.
— Tu sais que ce n'est pas une bonne idée, ce qu’on fait ? Murmura-t-il, sa voix basse et presque rauque.
Je soutins son regard, une étincelle dans les yeux et je ne pus m'empêcher de lui répondre sur un ton qui se voulait taquin :
— Peut-être pas mais depuis quand suis-tu les règles que tu n'as pas toi-même imposés, Lorenzo ?
Un silence lourd de signification s’installa, ponctué par le léger bruit des couverts et des discussions légères des autres clients. Mon patron se redressa légèrement, un sourire indéchiffrable sur les lèvres.
— Tu marques un point.
Lorsque nous quittions le restaurant, la nuit s’était épaissie et l’air frais nous enveloppa. Lorenzo sortit une cigarette, l’alluma d’un geste habile et laissa la fumée s’élever dans le ciel sombre. Nos épaules venaient de se frôler dans un geste que nous aurions pu croire involontaire mais n'était-ce pas délibéré, en réalité ?
— Tu sais Elijah, dit-il en exhalant lentement, parfois les meilleures choses sont celles qui nous prennent par surprise.
Debout à côté de lui, je me contentais d’acquiescer. Pourtant, une partie de moi savait que cette soirée marquerait un tournant. Pas seulement dans ma mission mais également dans ce que je commençais à ressentir pour cet homme que j'aurais plutôt dû considérer comme une cible et rien de plus.
Hors, pour le moment, les lumières du casino étaient loin derrière nous. Il n’y avait plus de mafieux, plus d’expert financier. Juste Lorenzo et Elijah, deux hommes naviguant à tâtons dans un moment aussi dangereux que précieux.
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