VII

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Des hommes et des femmes patrouillaient dans chaque recoin du village. Reconnaissables par le bandeau soigneusement enroulés autour de leur biceps, ils arboraient fièrement des capes en fourrures par-dessus leurs corps semi-dénudés. Robustes, ils impressionnaient et empêchait quiconque de troubler l’ordre. Souvent à deux, ils se mêlaient aux autres villages, résolvaient des disputes et parlaient affaire. Tout le monde les appréciait. Fain i rir leur confiait la sécurité du Foyer du Clan quand il partait en vadrouille.

Nitsugua guettait le moment où il pourrait filer. Arrivé depuis quelques jours au cœur même du hameau, laissé dans les soins des guérisseurs, il s’informait sur son environnement et les gens qui l’entouraient. Il mangeait à sa faim et bénéficiait de la possibilité de se balader seul dans les limites autorités. Ce qu’il ne savait pas, c’était que ses soigneurs avaient sollicité une villageoise pour le surveiller lors de ses sorties. Il peinait encore à comprendre ce que ses ancêtres avaient fait.

À moitié dissimulé derrière un tronc d’arbre, l’adolescent observait l’une des deux entrées du village. Un attroupement se formait peu à peu aux portes. S’il était suffisamment discret, il pourrait passer par les côtés et s’échappait dans les bois. Nitsugua se faufila le plus possible vers l’un des passages, passa près d’une échoppe où l’odeur du pain chaud réveilla son ventre et s’engouffra dans une venelle. Au bout de celle-ci, il s’arrêta à bout de souffle maudissant sa cheville gauche. Son regard croisa celui de quelqu’un qu’il reconnut à peine, une jeune fille qu’il avait lâchement abandonné quelque temps auparavant. Le jeune homme rougit, embarrassé, avant de se rappeler que celle-ci était aveugle.

Nitsugua espérait croiser aucun des lieutenants de Fain i rir. Toute personne souhaitant quitter le village devait se justifier. Une mesure de sécurité, lui avait-on dit.

Le jeune homme remarqua un mystérieux paquet posé sur une chaise en bois au niveau des portes. Il s’abandonna rapidement à sa curiosité et le saisit. À l’intérieur se trouvait une couronne. Des lianes inébriantes enlaçaient un métal sombre. Quelques pierres colorées y étaient incrustées. Des fleurs vivantes s’ouvraient et se refermaient sous ses yeux. Interloqué, Nitsugua referma immédiatement le colis et s’éloigna. Il s’enfonça dans la forêt. Le jeune homme regretta de n’avoir pris aucune nourriture pour l’aider dans son voyage retour. Il déploya une carte de la forêt qu’il avait subtilisé pendant son passage à la bibliothèque. Les explications du chemin à suivre étaient légèrement floues. Cela ne le dérangeait pas vraiment. Tout ce qui comptait, c’était de quitter la Brume Froide le plus vite possible.

Nitsugua finit par ralentir. Il boitait. Sa cheville le faisait souffrir. Son regard s’attarda sur une branche au pied d’un arbre. Il décida de l’utiliser comme bâton de marche.

Quand il sortirait de cette terrible Brume Froide, la première chose qu’il ferait serait de tout avouer à ses parents. Comme la dernière fois. Nitsugua accepterait de passer trois semaines dans les cachots de la demeure familiale. Dans le froid et la faim. Il se plierait à leurs exigences. Un doute apparut. Une graine germée. Une solide idée. Pouvait-il faire cela ? Il préférait encore être remis dans les mains du chef de clan. Il ne supportait pas l’attitude de son père ni le regard glacial de sa mère. Tout ce qu’il faisait ne les impressionnait guère. Ils se vantaient de ses frères et sœurs, le comparaient sans cesse, et quand Nitsugua faisait parlé de lui, ils se vengeaient. Subtilement, souvent.

Comment vont-ils réagir quand ils découvriront que je ne peux plus parler ? pensa-t-il, la peur nouant son estomac.

Certes, il faisait souvent des bêtises. Avec ses amis, la plupart du temps. Il n’était pas mauvais, mais pour tout le monde, il avait l’impression d’être le diable.

Des frissons le parcoururent. Nitsugua cligna des yeux. Les températures glaciales le devenaient encore plus. La brume, plus épaisse qu’il ne l’eut connu jusqu’à présent, s’assombrissait. Ses mains devinrent moites. S’avançait-il vers un nouveau danger ?

Ce dernier se présenta alors, comme appelé. Son environnement changea. Les silhouettes menaçantes disparurent ne laissant qu’une atmosphère joyeuse, un décor identique à celui au corps de ferme familial et une ribambelle de personnes qui s’occupaient de leurs besognes quotidiennes. L’odeur du bœuf banane des prairies gelées réveillait sa faim. Une femme touillait une casserole remplie de vin rouge. Il adorait le vin chaud. Des enfants dansaient dans la neige, criaient étant plongés dans des histoires fictives, encore préservés par la dureté de leur société. Il faisait parti du décor : allongé dans une herbe verdoyante, un livre ouvert, nappé par la chaleureuse lumière du soleil, Nitsugua observait ce beau monde s’activer. Il se sentait invisible et invincible. Puis, en jetant un coup d’œil au ciel coloré, tout se métamorphosa. Les souvenirs d’une journée ayant viré au cauchemar surgirent : des flammes léchaient avec avidité les bâtisses, des femmes bataillaient contre les monstres de chair, des hommes, les pleurs des enfants trouvaient une place certaine parmi la cacophonie unie que formaient l’agonie et la sauvagerie de l’ennemi. Nitsugua se revoyait en train de courir, le bras en sang, l’esprit marqué par la cruauté et la perversité des soldats étrangers. Il avait fuit avec des bêtes sanguinaires sur ses talons, avait erré longtemps avant de s’effondrer de fatigue, et fort heureusement, quelqu’un l’avait secouru. Ou plutôt, malheureusement… Le reste était flou. Un peu trop.

Trois cent cinquante-neuf personnes décédées dont cent trente-cinq enfants. Nitsugua ne les avait pas oublié. Comment le pourrait-il ? D’autres souvenirs jaillirent influençant ce sombre paysage. Son père apparut, en face de lui, le visage dur comme à son habitude. Sa mère, pas loin, le dévisageait. Une sourde colère en lui. Son adelphie se dévoilait peu à peu, arborant des expressions neutres. Nitsugua ouvrit la bouche puis la ferma. Il lisait de la déception partout où il regardait. Des mots résonnaient en lui, des paroles familières engrenées en lui qui tournaient en boucle, le martelaient d’une puissance contre laquelle il pouvait pas lutter. Le traumatisme de cette journée ne s’en était jamais allé, comparé à ce que sa famille pensait, et le poursuivait sans relâche. L’adolescent passa de longues nuits sans dormir, pétrifié à l’idée de revoir la mort semée la zizanie. Et soudainement, la vérité s’imposait dans sa souvenance. La brume lui faisait reconnaître son déni. Nitsugua n’était pas là pour un stupide pari. C’était l’un de ses plus beaux mensonges. Il fallait le reconnaître. Il continuerait à mentir à lui-même jusqu’à que…

Un poids le heurta violemment. Sa vision s’obscurcit un instant. Il se retrouva sur le ventre comme une étoile de mer. Nitsugua cligna des yeux, rattrapé par la réalité. Des voix l’entouraient, parlaient avec animation d’« hallucinations », « brume », « dame » et de « guérison », l’appelaient avec inquiétude. Il reconnut certains lieutenants de Fain i rir. Celui-ci apparut dans son champ de vision, une mine sombre collée sur son visage. Il s’agenouilla et lui attrapa le menton. Des mots sortirent de sa bouche mais Nitsugua ne les entendit pas. Ses paupières se fermèrent peu à peu.

Nitsugua s’abandonna.

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