XII
Boire de l’hydromel l’occupait. De toute façon, personne ne lui accordait la moindre importance. Et si jamais quelqu’un venait à lui parler, c’était pour citer ses frères et sœurs, des « génies » qui méritaient l’attention du monde entier. Vrahas aurait voulu rester à l’académie, terrer dans la bibliothèque de l’édifice à dévorer des livres sacrés en cachette afin de préparer sa vie d’adulte. Hélas, ses parents l’avaient forcé sur un voyage de quinze jours sur les routes mystérieuses de la province de Baharamarayaya. Évidemment, quand ils lui adressaient la parole, c’était pour lui donner des ordres ou lui demander comment sa « recherche de prétendants » allait.
Au sud de Baharamarayaya, aux abords d’un hameau quasi désert, sa famille s’était installée pour une dizaine de jours dans une « somptueuse » maison. Si celle-ci était un peu plus entretenue, elle le serait. Vrahas songeait aux bois qui entouraient la propriété. Les rares habitants avaient expressement dit de ne pas s’aventurer. L’envie de fuir la toxitité de sa famille la démangeait. Et si elle disparaissait ?
Ce serait la joie pour eux ou peut-être la honte, songea-t-elle, baladant son regard dans la salle de bal où elle se trouvait.
Son adelphie croulait sous les cadeaux. Celle-ci maintenait une bonne image tout le temps et quand tout le monde avait le dos tourné, les bêtises s’enchaînaient et viraient parfois à des crimes que la royauté ne laisserait pas impunie si elle connaissait leurs auteurs. Vrahas aurait bien voulu envoyer ses frères et sœurs en taule mais ces derniers avaient pensé à tout. Un rituel avait été réalisé. Si jamais il lui venait à l’idée de tout balancer, aucun son ne sortirait.
— Vrahas, comment vas-tu ?
Voilà sa mère qui débarquait devant elle comme une fleur. Aussitôt, Vrahas était consciente de tous les regards qui la fixaient. Sa famille avait invité plusieurs autres à l’anniversaire de son frère aîné, Tohars.
Sa mère accordait une réelle importance à l’image que toute la branche devait renvoyer. Vrahas ne faisait pas exception. Visiblement son entrain pour l’hydromel ne plaisait pas.
— J’existe ! s’écria Vrahas, un sourire moqueur sur les lèvres. Soignez-vous, mère, et fuyez pauvres fous ! J’existe ! Zahazahazaha.
— Vrahas ! tonna son père, rouge.
D’embarras peut-être ? pensa Vrahas en se levant.
Boire de l’hydromel avait tendance à délier sa langue.
Vrahas se faufila en quelques secondes hors de la salle. Elle ignora les cris de ses parents en continuant son chemin vers l’une des portes arrières de la maison de campagne. Un homme imposant surgit dans son champ de vision. Ses doigts dessinèrent une série de runes en l’espace de huit secondes provoquant l’apparition d’une bulle de protection. L’individu lui paraissait étrangement familier. Cependant elle ne s’attarda pas et s’enfonça dans les bois.
Une brume épaisse envahit son environnement. Ou avait-elle était toujours là ? Vrahas déambula tout en vidant la carafe d’hydromel qu’elle avait emporté dans son sillage. Son esprit s’effilochait. Son corps avançait tel un pantin désarticulé. Vrahas faillit tomber à cause d’un tronc. Elle en rit.
— J’existe ! cria-t-elle abandonnant la carafe au pied d’un arbre. Fuyez pauvres fous ! J’existe, zahazahazahazaha !
Sa vie en lambeaux s’étiolait davantage dans cette forêt sans issu.
— J’e—
Le son se coupa net. Vrahas chuta dans un fossé dans une eau profonde. Les puissants courants l’emportèrent dans un labyrinthe de galerie et la plongèrent dans une lutte acharnée où Vrahas dût désaouler rapidement afin de survivre à une potentielle dangereuse noyade. Ses connaissances en rune lui permirent de débarquer sur une plage caverneuse.
— Zahazahazaha, j’ai vaincu !
Un sentiment d’exultation tourbillonait en elle.
— Moi aussi ! dit une voix inconnue qu’elle ignora promptement.
Une rune dessinée dans l’air, et une nouvelle carafe d’hydromel apparut dans sa main. Vrahas se mit à rire de nouveau. Elle prit une gorgée.
— J’existe !
— Moi aussi, interrompit de nouveau une voix.
— Toi aussi ! S’exclama Vrahas en se tournant dans sa direction, ses yeux se posèrent sur une immense créature affalée sur un amas de trésors. Zahazahazaha, c’est l’alcool ?
— Mehamehamehameha, ton rire est bizarre !
— Le tien aussi ! Zahazahazahazaha.
— Mehamehamehameha.
— J’existe !
— Oui, tu existes, confirma son interlocutrice en se concentrant sur l’humaine à l’entrée de son territoire.Mehamehameha.
— Toi aussi !
Puis, sans transition, en ayant quasiment fini l’hydromel, Vrahas se mit à sangloter. Une longue queue écaillée s’enroula autour de sa poitrine et la souleva dans l’air. La créature se révélait être l’une des dragonnes sacrées, qui se terrait dans la région de Baharamarayaya dans le souterrain de la Brume Froide. Vrahas s’en fichait. Toutes ses peines enfouies resortaient telle une rabasse.
— Mehamehamehameha, ces humains ne te méritent pas, ma chère.
Vrahas tomba de fatigue.
Quand elle se réveilla sur ce lit de trésors, bien emmitouflée dans un cocon de fourures sous le regard attendri de la dragonne, Vrahas se rémémora instannément de ses précédentes actions.
Aussitôt son rire résonna dans la caverne mêlée à celui de la dragonne sacrée.
— Je suis désolée, j’aurais dû apporter une offrande… chuchota Vrahas, gênée de n’avoir rien à offrir à la créature comme c’était le cas dans la tradition ancestrale des Dieux Sacrés.
— Mehamehameha, ton arrivée est accidentelle.
— Je trouverai quelque chose.
— Soit. Maintenant, dors, ma chère. Mehamehamehameha.
Vrahas ne pût désobéir à cet ordre. Ses paupières se fermèrent d’elles-mêmes.

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