II
L’air se glaçait au fur à mesure que le ciel s’assombrissait. Frigorifiée, Myahlaki s’efforçait d’avancer sans vraiment faire attention à là où elle mettait les pieds. Un œil amputé par la cruauté de ses pairs, un autre sur le point de l’abandonner lui aussi, et des sens qui se développaient au fil des jours passés au cœur de la Brume Froide. Les rires lointains hantaient son esprit abusé par l’horreur qui se dessinait d’heure en heure. Si elle venait à disparaître, personne n’allait la pleurer. Cette pensée, si présente depuis si longtemps, agissait comme un moteur. Une machinerie qui vieillissait, pourrissait, s’écroulait dans la solitude qui l’habitait.
Son pied droit eut un moment de faiblesse. Fatiguée, elle tomba dans la boue, ravalant un gémissement de douleur. Myahlaki se releva avec difficulté maudissant le monde de fermer les yeux sur ce qu’elle vivait. Pourtant, le fait de ne jamais pouvoir s’échapper de la Brume Froide germait peu à peu et la remplissait d’une joie incertaine. Malgré une vision limitée, elle aperçut la sinistre silhouette d’une cabane. Elle se hâta, se traînant parfois, un rire nerveux menaçant d’imploser. Puis, enfin, elle s’abandonna à l’intérieur sur un lit de pailles. Il n’y avait rien pour se réchauffer. Son ventre grogna. Il n’y avait rien à manger non plus. Et d’une certaine manière, ce n’était pas si différent des nuits qu’elle passait dans les rues de la capitale.
Rien dans sa souvenance indiquait qu’elle eut un jour une belle vie. Tout rapportait que le malheur et la souffrance. Myahlaki ferma les yeux tout en essayant d’ignorer la faim perpétuelle qui accompagnait chacun de ses mouvements. Elle se rappela des journées au chaud dans les ateliers de tissage, perdue dans son propre monde, et surtout elle se souvint de la façon comment sa patronne la traitait. Normal. Comme autrui. Le harcèlement qui rythmait ses années d’étude à l’académie martelait son crâne, l’écrasait peu à peu, la plongeait tesson par tesson vers un voyage sans retour.
Abruptement, le grincement strident de la porte interrompit ses pensées. Myahlaki se figea d’horreur. Ses yeux s’ouvrirent. Son seul œil valide fixait l’ombre menaçante sur le pas de la porte. Elle reconnut la hache qu’elle tenait dans ses mains. Blême, elle se maudit d’avoir oublié l’existence du Chasseur. Un personnage qui arpentait jour comme nuit les bois. Elle l’avait croisé deux fois depuis son entrée dans la Brume Froide. Le Chasseur la toisa en silence. La porte se ferma derrière lui. Il s’avança, se délesta de son arme et s’installa dos à l’unique accès de la cabane.
Ils se regardèrent dans le blanc des yeux.
Était-ce la mort qui répondait à ses pensées ? Myahlaki n’osa guère parler. Sa rencontre avec l’homme à la moustache hantait encore son esprit. Celui-ci n’aimait pas que ceux de passage lui adressent la parole. En guise d’offrande, puisqu’il lui barrait la route, elle lui avait offert un vieux journal contenant de « précieuses informations » sur la Brume Froide. Un ramassis de balivernes, un amas d’insultes, qui se passait de génération en génération comme une sorte de trophée. Myahlaki avait pu partir s’enfoncer davantage dans la brume. Des mots étrangers, profonds, perturbèrent le fil de ses souvenirs.
« Permets-nous de te guider là où personne ne voudrait aller. Déleste-toi de ton passé. »
Myahlaki se sentit soudainement plus légère. Comme si le poids lourd de ses traumas s’était envolé. Sa main droite se glissa vers ses chaussures trouées, ses doigts s’enroulèrent autour d’un manche et d’un seul coup, une dague surgit. La lame brillait au clair de lune. Elle hésita un instant. Un rire s’échappa de ses lèvres. Une joie implosa dans son cœur.
La dague amputa son deuxième œil. La Brume Froide, elle, lui offrit une nouvelle vision. Un cortège infini avançant ai son des tambours, une hymne nouvelle qui dessinerait une nouvelle souvenance dans l’éclat doré d’un bouquet dont la senteur était sans pareille. La liberté s’offrait à un seul prix.
Que Myahlaki s’abandonne à jamais.
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