Attache-moi... si je veux !

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J'entendis des rires sortir du téléphone de Marie, qui fit l'apnéiste. Je tournais la tête vers ma camarade. Gênée, elle tentait de faire taire son portable en tapant rageusement dessus. Son regard exorbité rivé dessus ne trompait pas. Je crois même qu'elle a reculé vers les oreillers. Et moi ? Curieuse comme une vieille chouette, je me suis dressée sur les genoux pour me pencher et regarder l'écran.

— Qu'est-ce que tu regardes ? demandai-je feignant l'innocence.

— C'est rien, répondit-elle le visage empourpré. Je cherchais... Je cherchais...

Je posais une main sur son avant-bras pour la rassurer. D'un geste sec, elle la repoussa et éructa :

— Rha ! Je regardais comment... Non, oublie, tu vas me prendre pour une folle !

Un silence s'installa. Je la fixai, interdite ; elle devait attendre ma réaction dégoûtée. Pourquoi devais-je l'accabler ? Je me rassis, dos contre le lit.

— Bref, je suis tombée sur ce truc, reprit-elle en me montrant l'écran. Putain, c'est malaisant !

— D'attacher une pauvre femme pour la chatouiller ? Oui, c'est particulièrement malaisant, repris-je d'un ton moqueur. C'est d'ailleurs pour ça que toi, tu n'as pas dû y songer... Elle a vraiment besoin d'un tuto sur comment me ficeler ?!

Je vis, du coin de l’œil, Marie plisser les siens et tourner un visage réprobateur vers moi. Au contraire, je restais la tête rejetée en arrière, appuyée contre le matelas, à contempler le plafond uni. J'attendais qu'elle fasse le premier pas, qu'elle lance les hostilités. Elle rechignait, la carne ! C'était délicat. Je sentis dans ma gorge, mon cœur battre à tout rompre et mon souffle se bloquer. Il fallait pourtant opérer, crever l'abcès.

— T'as conscience que, pour que je te laisse m'attacher, il faut que je te fasse sacrément confiance ? Si c'est pas le cas et que t'arrivais quand même à tes fins, je serai tellement en stress que tu me ferais jamais rigoler comme ces deux greluches. Elles, c'est plus ou moins des professionnelles. En tout cas, elle sont volontaires, elles savent à peu près ce qui les attend... et elles sont payées. Note que si tu me files un biffeton, ça changera rien au problème. Le nœud, c'est la confiance.

Ça me déplaisait de lui rappeler cette évidence. J'avais peur qu'elle comprenne je ne te fais pas assez confiance... J'avais mal pour elle. Et son silence me déstabilisait : que pouvait-elle bien penser ? Je fixai avec résolution le plafond. Je fuyais également, je le savais. J'espérai – quelle naïveté ! – que la gravité retiendrait mes larmes au fond de mes orbites. J'oubliai que, toutes creusées qu'elles étaient, elles finiraient par déborder. Si j'osais tourner la tête et la regarder, sans doute serais-je fixée... Les pouces coincés dans les passants de mon short, je tapai des mains contre mon bassin pour dissiper le malaise qui me gagnait. Je ravalai je ne sais quoi, sanglot, morve ou fierté, peut-être un peu très trois :

— Pourquoi tu voulais m'attacher et me chatouiller ? T'as pas vu à quelle point ça fonctionnait tout à l'heure ?

— Si, mais tu faisais que de bouger et d'essayer de te protéger ! fit-elle sur le ton de l'évidence. Et quand tu me parles de confiance, ça veut dire quoi ? Si tu sais bien que je vais pas en profiter ! C'est juste histoire de s'amuser un peu quelques minutes.

— C'est ton voisin qui nous a arrêtées, pas ma défense désespérée... tout ça parce que je gueulais comme un putois à cause de tes dix doigts.

Je cherchai son approbation du regard et, l'ayant obtenue, je poursuivis, calme et posée :

— Quand on a quelqu'un qui gigote comme une tarée, les attaches sont aussi là pour l'empêcher de se blesser ou de blesser son ou sa partenaire. Mais c'est d'abord basé sur un accord. Une personne qu'est attachée, elle est vulnérable. Ça veut dire que toi, t'es responsable de sa sécurité. Ta... victime (je guettais avec appréhension sa réaction, sans succès) sait que tu vas pas lui faire du mal ou que, si elle a un malaise, tu réagiras au quart de tour pour la libérer.

La joue à moitié enfouie dans la couette, je l'observais. Son visage s'était fermé et ses yeux fixait vers un point imaginaire de la moquette. Allongée sur le ventre, les coudes le long du corps, elle ressemblait à une chatte dépitée. Je savais que ça l'avait amusée de me chatouiller, je me souvenais de sa mine déconfite lorsqu'elle avait dû arrêter. Je devais donc être honnête, lui avouer que je n'étais pas prête. Il y a un fossé entre se laisser titiller sans tenter de résister et s'offrir en martyr, en exutoire et victime expiatoire. Je caressais sa joue avec le dos de ma main pour la réconforter.

— T'as l'air de savoir de quoi tu parles... commenta-telle d'une petite voix. Pourquoi t'acceptes de... « jouer » (elle mima les guillemets) à ça ?... Je veux dire, ça t'apporte quoi ?

— Ça te fait bien cogiter, hein ? souriais-je.

— Ça semble un peu con quand on est chatouilleuse, de se faire attacher pour être chatouillée.

— C'est une histoire de partage, soufflais-je en m'agenouillant face à elle, les mains sur mes cuisses. Mon bourreau, parce que c'est comme ça que ça s'appelle, il... ou elle ! adore chatouiller de pauvres victimes innocentes, délicates et sensibles comme moi (je feignais de m'apitoyer sur mon sort). C'est donc un cadeau que je lui fais et qu'il ou elle me rend. Et puis, contrairement à ce que tu pourrais croire, c'est pas parce que je peux pas me défendre ou me sauver que je n'en maîtrise pas moins la partie : si je dis « stop », c'est fini. Peu importe que l'autre soit satisfaite, si moi j'en ai assez, on arrête. Sinon c'est pas drôle.

Je concluais en posant le bout de mon index sur son nez. Nous échangeâmes un sourire avant que je ne reprenne, mes coudes maintenant posés sur la couette. Elle s'était redressée et soutenait sa tête avec ses avants-bras pour capturer mon regard. Elle semblait boire mes paroles et me dévorer des yeux.

— Mais ça, c'est des généralités. Chaque petite victime est différente dans sa recherche de sensations fortes ! Tu vas sans doute me trouver chtarbée, mais... j'aime ressentir le côté ridicule, me dire que c'est une situation complètement con. Bien sûr, je suis ligotée de façon à laisser l'accès à des parties assez sensibles...

— C'est un peu logique... Sinon, il est où, l'intérêt ?

— Ce n'est pas tout, mécréante ! Il y a des... positions... dans lesquelles je me sens ridiculisée. C'est pas de l'humiliation dans le sens où je le vis pas mal. Juste, je me sens vraiment bête et ça me fait marrer. Par exemple, tu as celle-ci...

Je m'allongeai sur le sol et joignais les mains dans le creux de mes reins. Puis, je repliai les jambes vers le haut en collant chevilles et genoux. Je tournai la tête vers Marie pour observer sa réaction et la vit perplexe.

— Faut imaginer qu'y a une corde qui relie mes chevilles à mes poignets, montrai-je d'un va-et-vient de l'index. Elle est plus ou moins longue (je mimai) et même parfois reliée au cou (je levai les yeux au plafond). Mais c'est plus dangereux car on peut s'étrangler.

— T'as juste les pieds en l'air...

— Ils sont présentés sur un plateau, tu veux dire ! la coupai-je avec un clin d’œil. Tu sens pas l'invitation à venir t'y dégourdir les doigts ?

Je me mis à battre des pieds et agiter les orteils, tout en affectant une moue enjôleuse. Une technique imparable pour attirer les mains baladeuses... Mais pas les siennes ! Quelle rabat-joie ! Je ne me laissai pas démonter et poursuivait ma démonstration :

— Si tu veux d'autres spots, on peut croiser les panards pour ouvrir les cuisses, répondis-je en mimant, voire carrément écarter plus. J'ai pas l'air d'une volaille prête à être embrochée, comme ça ?

Sa moue était toujours dubitative. J'hésitai à caqueter en battant des coudes comme une débile. Finalement, je me retins et pris le problème autrement :

— Sinon, tu peux ajouter un bâillon-boule, pour faire comme la pomme d'un petit cochon de lait.

— T'es ouf, tu sais vraiment pas quoi inventer ! feula-t-elle à moitié hilare.

— J'invente rien, dis-je en reprenant une position plus conventionnelle, ce que je t'ai montré s'appelle le hogtie ; et hog, en anglais, c'est une bête de la famille des cochons[1]. CQFD !

— Ça a l'air d'un truc de contorsionnistes, quand même. Tu dois pas tenir longtemps... Attends, je crois que j'ai lu un bouquin où il arrive ça au personnage principal[2]. Bouge pas.

J'étais intriguée. Marie se dirigea vers sa bibliothèque et se planta devant. La main sous le menton, son index tapotait ses lèvres tandis qu'elle cherchait. Elle s'accroupit pour ausculter les rayonnages inférieurs ; pur vagabondage de mon esprit volage, je me demandai alors comment son jean moulant faisait pour ne pas craquer sous la traction. Elle se releva, se gratta la tête, l'air embarrassée. Soudain, son doigt s'éleva en l'air et elle saisit un livre de poche. Avec un sourire triomphal, elle trottina vers moi puis se jeta à plat-ventre sur le lit et commença à feuilleter l'ouvrage. Le papier jauni crissait sous ses ongles parcourant avec avidité les lignes resserrés. Les sourcils froncés, ses yeux suivaient leur manège effréné. Elle s'arrêta enfin et me regarda.

— C'est un prisonnier français qui a tenté de s'évader et les Allemands l'attachent pour le punir. Je vais te lire ce qu'il a écrit :

« C'est un ligotage soigné et savant. Il a d'abord lié les poignets, puis les chevilles, établissant entre ces deux paires de membres un lien de solidarité tel que, les jarrets étant fléchis, je ne puis tenter de les relâcher sans que la lanière me tire cruellement sur les poignets. – On est d'accord, c'est ton hogtie, là ? Ça vend déjà du rêve ! commenta-t-elle en agitant les sourcils. [...]

« J'ai donc passé une mauvaise nuit. Sensiblement plus mauvaise que les pires nuits de rage de dents. Au bout de dix minutes, pensant avoir mis à sec toute ma provision d'humour, je jugeais déjà la situation intenable. La bouche dans la poussière, les chevilles coupées, les poignets sciés, les jarrets exaspérés par cette demi-flexion obligatoire, le cou rompu de contorsion, [...] Douleur n'est pas un vain mot, il vaudrait mieux : gêne, une sorte de gêne voisine de la géhenne. Elle arrive par rafales. Tout est oscillation, périodes, nœuds et ventre et le mal ondule comme le son. Je note des phases intolérables suivies de rémissions relatives. C'est ce qui permet de durer. Les nerfs surmenés s'engourdissent d'eux-mêmes ; un peu de détente avant de reprendre le dur travail. Je crois même avoir dormi quelques secondes, d'un sommeil furtif et baveux, un essai de répit total aussitôt cravaché par la douleur des poignets à cause de l'abandon des jarrets. [...] À la longue je ne détaille plus les douleurs : les jarrets exaspérés, les poignets ultra-sensibles, le cou tordu, les côtes moulues, tout cela fait une sensation massive et urgente : il faut que cela cesse. »[3]

J'imagine même pas ce que ça doit faire si, en plus, on te chatouille et que t'as des gestes réflexes... conclut-elle incrédule.

— Oui, au début, on tient pas longtemps. Avec la pratique, on gagne un peu de souplesse. Le bourreau peut aussi te bloquer les pieds contre sa poitrine : ça évite de trop tirer sur les liens. Mais, entre gens responsables, on met en place un mot de passe, un safeword, pour si ça va pas.

— Et avec ton bâillon en boule, tu fais comment pour le prononcer, ton safeword ?

Cet anglicisme devait lui écorcher les lèvres et peut-être tout le palais...

— On fait autrement. Par exemple avec des claquements de doigts (elle dodelina de la tête, sceptique). D'où l'intérêt pour le bourreau de faire très attention à sa victime... Attacher quelqu'un pour jouer, c'est prendre une grande responsabilité, on peut pas le faire avec n'importe qui, ni dans n'importe quelle condition.

[1] Hog signifie en effet porc ou sanglier.

[2] Le livre dont parle Marie est Le caporal épinglé, de Jacques PERRET, publié par Gallimard en 1947 et adapté au cinéma par Jean Renoir (sortie en 1962).

[3] Extrait des pages 48 et 49 de l'édition Poche, je n'ai pas reproduit le passage sur la difficulté de positionner sa tête.

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