une panthère au milieu d'une cascade
Le bateau se met à avancer tout seul, comme un grand, dans un décor qui ressemble à la forêt amazonienne, sauf qu’on n’est clairement pas censés y être. Les rames ? Inutiles. Félix et Zoé se sont accroupis à l’avant, genre explorateurs en mission.
— C’est quoi ce bruit ? demande Félix.
— Merde, une chute d’eau ! crie Zoé. Quittez le navire !
— Pas question, y’a la bouffe là-dedans ! que je hurle.
Tout le monde saute à l’eau sauf moi. Je m’accroche aux bagages comme si ma vie en dépendait — ce qui est peut-être le cas. À coups de perche, j’arrive à viser un mini-îlot au milieu du courant et à y arrimer le bateau. Victoire ! Enfin… une petite victoire trempée et bancale, je suis au milieu de la chute.
Les autres, eux, rejoignent la rive sans souci. Sauf Manon. Je scrute partout, mais rien. Félix et Zoé, eux, finissent par piger qu’elle a disparu et détalent vers l’aval. Depuis le haut de la cascade, ils la voient, allongée sur une plage, inerte. Panique générale.
— MANON ! hurle Zoé.
— Hurler sert à rien, elle t’entend pas ! rétorque Félix avant de plonger direct dans la chute.
Pendant qu’il joue les héros, Zoé reste plantée là, figée à regarder Félix rejoindre la rive. Mon frangin lève un pouce : tout va bien. Manon revient à elle, trempée mais vivante. Elle raconte qu’elle a sauté du mauvais côté, s’est fait happer par un tourbillon, qu’elle a cru mourir noyée avant qu’un chien la chope par le t-shirt et la pousse vers l’aval. Puis, deux bras l’ont sortie de là.
— C’était qui ? demande Félix.
— Je sais pas, dit Manon. Il portait deux gros bracelets en or.
— Aucune idée, répond Félix.
— Et Élias ? demande-t-elle.
— J’vais le chercher, soupire-t-il. Il doit être sur son îlot.
Effectivement, je suis toujours là, sur mes cailloux, à réfléchir à comment je vais bien pouvoir atteindre une rive sans finir broyé par le courant. Et c’est là qu’un crac retentit au-dessus de ma tête. Je lève les yeux : une panthère noire. Une vraie. Pas un chat. Une panthère. Elle me regarde en jouant avec une branche, genre « je vais me planter devant toi, juste pour voir ». Mon sang se fige. Doucement, je recule. Pas de geste brusque.
Et là, je remarque des types sur l’autre rive. Un gars en djellaba bleu roi, turban de Touareg sur la tête, me fixe, les mains sur les hanches. Derrière lui, une dizaine d’autres, torse nu, me scannent également comme si j’étais un documentaire animalier. L’homme me fait signe d’approcher.
Euh…
J’allais peut-être y aller (parce que bon, faut bien choisir entre une panthère et des inconnus bizarres), quand Félix m’appelle. Je tourne la tête une seconde, et pouf, plus personne. Disparus. Magie.
Félix me rejoint, me rassure pour Manon, et je lui raconte la panthère, les types, la totale. Il observe la branche, qui bouge encore, puis la forêt. Personne.
— Pour peu, ce sont des réfugiés, dit-il. Bon, faut descendre, les filles nous attendent.
Moi, j’aurais bien attendu un peu, histoire que la panthère déménage, mais non : monsieur plonge.
Je reste planté sur mon îlot.
— Tu comptes prendre racine ? crie Félix.
— Tu viens de dire que la cascade faisait dix mètres ! je proteste.
— Ouais, j’exagère peut-être ! Allez, saute, y’a de la profondeur.
— Félix, j’ai le vertige ! Et je nage pas aussi bien que toi, et...
Trop tard. Il m’écoute plus. Le voilà parti, radeau compris. Je me dis que je vais devoir improviser un plan B, quand j’entends un plouf derrière moi. Je me retourne : deux oreilles rondes dépassent de l’eau. La panthère. Cette fois, plus de débat. Je saute.
L’eau me fouette le visage, le courant m’entraîne, et pour finir je saute, ou plutôt je me laisse tomber dans la chute. C'est pas si désagréable, je rejoins la rive ou Félix me regarde avec une pointe d'admiration.
— Bravo ! qu’il me lance. J’imaginais déjà un plan B pour te faire venir.
— Le plan B, c’était la panthère ! je lui réponds, haletant. On dégage d’ici, elle est toujours là !
— Des réfugiés n’ont jamais tué personne, relativise-t-il.
— Ouais, ben les panthères peut-être, mais j’ai pas envie de tester !
Zoé et Manon se lèvent tout de suite, personne n'a vraiment envie de voir cette panthère. On grimpe tous sur le radeau et on se remet en route, sans un mot. Chacun rame de temps en temps, l’œil rivé sur la forêt qui nous entoure. Le soleil est haut, mais la lumière a du mal à passer. On dirait que même lui hésite à s’aventurer ici.

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