Le serpent et la djellaba
Au bout d’une demi-heure, Félix sifflote, apparemment rassuré, pensant avoir échappé à tous les dangers. Les Dion se détendent aussi, mais moi, je reste sur le fil électrique.
— On mange ? propose Zoé.
— J’attendrais de sortir de ces bois, je réplique à mi-voix. C’est pas normal que les oiseaux soient dérangés par notre passage si longtemps à l’avance. J’parie qu’ils sont encore là.
— Chill rétorque Félix. c'est que des réfugiers ,ils savent peut-être pas trop comment faire, mais au moins, ils ont sauvé Manon.
— Je suis plutôt d’accord avec Élias, intervient Manon. Ils m'ont sauvée mais la panthère, elle n'était peut-être pas si cool que ça. Je préférerais aussi qu’on soit à découvert !
— Que tu sois d’accord avec Élias, ça m’étonne pas ! lance Zoé. Pas de panique ; on va attendre les morveux, mais pas de plaintes à maman, ok ?
J’ignore son « morveux » sans réagir, heureux de ne pas avoir à poser un pied dans cette jungle.
Quelques kilomètres plus loin, la forêt s’éclaircit, et le paysage commence à ressembler à celui de l’île. Dès qu’on voit la première prairie, Zoé impose le pique-nique en dirigeant le radeau vers la rive.
— D’ici, on verra venir le danger et il y a un berger au-dessus de la plaine, ça vous va ? demande-t-elle juste pour la forme.
Bien sûr qu’on est d’accord ! On a tous l’estomac dans les talons et Catherine nous a préparé un déj’ de ouf !
Je réalise qu’on a fait bien plus de la moitié du chemin et, vu qu’on doit retrouver nos parents que le lendemain soir à Abar, on peut zoner et même de camper dans ce champ. Félix et Zoé étalent les sacs de couchage qui ont pris l’eau à la cascade pour les faire sécher au soleil, pendant que Manon et moi, on déballait le pique-nique.
J’ai toujours mon carnet de croquis et ma boîte d’aquarelles avec moi, alors j’essaie de dessiner les bracelets de l’homme qui a sauvé Manon sous sa dictée.
- Sur un bracelet, il y avait sept turquoises avec un croissant de lune gravé dessus. Certaines étaient vives, d’autres bleu nuit.
— Combien de vives ? je demande en trempant mon pinceau dans le bleu.
Manon réfléchit un instant en fermant les yeux et dit :
— Cinq, enfin, je crois ! Ça n’a pas duré longtemps ! Sur l’autre bracelet, il n’y avait pas de pierres. On pouvait encore voir où elles auraient dû être.
— T’es trop grave ! Je suis pas sûr d’avoir eu l’idée de compter les médaillons !
— Oui, dit-elle pensivement. C’est parce qu’ils étaient en forme de fleur à six pétales que je peux te dire les sept turquoises. Tous les pétales étaient bleu vif, sauf un, et le cœur de la fleur était aussi bleu nuit. Sur l’autre bracelet, il y avait une demi-fleur ; les trois entailles pour les pierres étaient ovales, et celle du centre était ronde.
Les plus grands nous rejoignent, et on commence à manger, en discutant tranquillement des événements qu’on a vécus. On en arrive à la conclusion que ce sont probablement des clandestins qui veulent pas se faire repérer, juste pour être sûrs qu’on est pas des dangers.
— Ils devaient avoir plus peur que nous ! dit Manon. C’est toujours comme ça : on craint ce qu’on connaît pas !
— C’est pareil pour nous ! j’ajoute. Qu’est-ce qu’on a flippé !
— TOI tu as eu peur, pas moi ! réplique Félix.
— T’étais pas si fier ! je conteste, juste pour le principe.
Soudain, je sens quelque chose grimper le long de mon mollet. Je me redresse en sursaut, je secoue ma jambe comme un fou, en jurant. Mes potes regardent ma cheville où un serpent est accroché, plantant ses crocs.
— Arrête de bouger ! ordonne Félix.
Je reste immobile ; le serpent s’enfuit en laissant deux petits points rouges. Manon se lève alors, cherchant du regard le berger qu’on a aperçu en arrivant. Elle se tourne vers la rivière et se fige :
— Ils sont encore là ! souffle-t-elle entre les dents.
— Oh non, murmure Félix, aussi paralysé que moi. Qu’est-ce qu’on fait ? On se tire ?
— Non, dit Manon, ils vont sûrement nous aider.
À ce moment-là, une quinzaine de gars en pagnes, armés de sarbacanes, s’approchent à grands pas. Au milieu du groupe, leur chef porte une djellaba qui le couvre entièrement, avec un turban sur la tête. Il a aux poignets les deux bracelets d’or dont Manon parlait tout à l’heure.
On est tous les quatre tétanisés, muets, on les regarde avancer. Le type en djellaba, aidé de quelqu’un d’autre, attrape mes bras. Je réagis pas, trop surpris pour protester. Ils essaient de m’emmener vers la forêt. Affolé, je les fixe l'un et l'autre sans vouloir suivre.
Le type en djellaba crache dans un petit pot, touille avec un bâtonnet et étale la mixture sur mon épaule. Et là, c’est le blackout. Je m’effondre, perdant connaissance. Le gars qui me tenait debout pendant qu’il faisait ça me charge comme un vulgaire sac de farine, et tous s’éloignent en courant vers les bois, sans dire un mot.

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