Le départ
- C’est bon pour votre expé ! lance ma mère, Garance, en sortant de la maison.
Avant même qu’on ait pu pousser notre cri de victoire, Catherine, la mère de Zoé, commence avec ses précautions :
- Faites attention aux serpents ! N’oubliez pas la trousse de secours. Félix, t’es le plus grand, reste pas trop loin de mes filles ! Et Zoé, t’es sûre que vos sacs de couchage vont être assez chauds ?
- Stop, maman ! coupe Zoé, un peu agacée. C’est pas dangereux, c'est qu'une balade !
Zoé n'a pas tort ; descendre la rivière en radeau, c’est plus tranquille qu’une balade en pédalo sur un étang ! Même si l’un de nous se tord la cheville, il y a toujours quelqu’un qui traîne à cinq bornes max. Et en suivant l’eau, impossible de se perdre, non ?
Je regarde la scène avec un sourire en coin. Quand j’ai demandé à Maman si je pouvais faire cette sortie, je savais qu’elle devrait convaincre Catherine, qui verrait tous les dangers de l’expé. Garance m’attrape le regard et me fait un clin d’œil complice.
Catherine finit par se taire, résignée. Le seul truc qui la tracasse, c’est que le trip va durer vingt-quatre heures. Mais elle n’ose plus faire sa timorée et se barre pour préparer le pique-nique.
Chaque année on passe les deux mois d'été dans une vieille bergerie que mes parents retapent depuis des plombes. Cette maison est perdue au bout d’une île, qui fait 700 hectares ; ça ressemble à un long ruban d’environ dix kilomètres dans la Méditerranée. Pour y accéder, on doit prendre un bateau qui ne fait escale que deux fois par semaine. Ce bac dessert un village qui s’appelle Abar, à l’autre bout de l’île. On doit traverser une vingtaine de kilomètres de rochers et de montagnes pour y arriver, pas simple !
j'ai un grand frère, Félix, 16 ans, juste un an de plus que moi. On est comme les doigts de la main, mais on est trop différents. Félix, c’est le sportif qui fonce et qui parle pas beaucoup (je le taquine souvent là-dessus, sur le nombre de mots qu’il sort par jour). Moi, je suis plutôt le bavard, prudent et un peu pantouflard. J'adore avoir le dernier mot et je sors des arguments farfelus pour gagner. Même si je kiffe la nature, je préfère traîner avec un livre plutôt que de faire le tour du pâté de maisons. Par contre, le jardin, c’est ma vraie passion ! Je le bichonne comme un fou avec ma mère.
Malgré le cadre superbe et sauvage, on s’ennuie vite. Félix tourne en rond et cette année, ça le gonfle de passer tout l’été ici. Moi, je préfère largement cet endroit à la ville. Jouer au Robinson, ça me va à merveille ! Pas pour le « vivre à la dure », mais pour dévorer trois fois tous les bouquins et mangas que j’amène.
On invite souvent les Dillon à passer quelques jours avec nous. Catherine et Bertrand ont deux filles, Zoé et Manon, du même âge que nous. Zoé est casse-cou et pleine de vie, alors que sa sœur est plus tranquille et réservée.
Zoé est plutôt grande, avec de longues jambes et des épaules larges, et des cheveux mi-longs blonds retenus en queue de cheval. Manon est fine et délicate, elle se déplace avec grâce. Elle a un petit côté félin, à part ses cheveux de paille, tout crépus et indomptés.
Manon et moi, on est dans la même classe depuis la maternelle ; on a un lien incassable ! Une fois sur l’île, on peut discuter des heures, affalés contre un gros rocher entre la rivière et la bergerie ou près de l’eau en se baignant.
À notre hauteur, ce cours d’eau, c’est un simple pipi, mais en arrivant à l’océan, près du village, il devient énorme. Ça, ça me titille la curiosité. J’en ai parlé à Manon et, ensemble, on a décidé de percer ce mystère en descendant en radeau. Les deux grands se sont vite greffés à notre projet, trop contents d’avoir vingt-quatre heures d’aventure loin des parents.
Le premier kilomètre de notre expé est assez costaud : on doit plus porter notre radeau que s’y installer. Heureusement, un autre ruisseau arrive dès la première colline, et l’eau devient plus large. On est tous en sueur sous la chaleur et l’effort. On se prend une pause à l’ombre d’un arganier. On s’étend sur la grève après une baignade. En regardant les feuilles qui se balancent au-dessus de ma tête, Manon dit :
– C’est pas un peu bizarre, un arganier par ici ?
– Au niveau de son biotope, ça se pourrait, je réponds. Mais à mon avis, faut qu’il ait été planté. En vrai, ça ne pousse qu’en Algérie et au Maroc.
– Un arga quoi ? demande Félix, la voix pâteuse.
– Un arga flèche ! je me moque de lui.
Félix est aussi intéressé par la nature que moi je le suis par le foot. Ça dit tout ! Mais là, il n’apprécie pas ma moquerie. Il se redresse, un peu agacé, quand une boule passe juste sous son nez et éclate sur le tronc de l’arbre.
Je me lève d’un bond et je vais voir cette drôle de substance qui dégouline. Félix me suit, il se demande ce que c’est, quand une autre boule file et claque à côté de nous.
– C’est quoi, ce délire ? je demande.
– Bah, je sais pas, murmure Félix, en fixant les buissons d’où ça peut venir.
Je me redresse et je me plante devant les buissons, à la recherche des agresseurs. Zoé intervient, en râlant :
– Ça, c’est sûrement un coup de nos parents ! Ils peuvent pas nous foutre la paix pendant une heure ?
– T’as raison, on se casse tout de suite, on est plus à l’âge des jeux de piste !
– Ouais ! décide Zoé. En plus, on a déjà dû supporter maman et ses jumelles jusqu’à ce qu’on soit plus en vue. On va pas s’ faire chier à courir après des petites boulettes à la con !
C’est clairement le vocabulaire favori de Zoé, même si nos parents ne sont pas vraiment fans.
Le cours d’eau est enfin assez profond pour qu’on puisse s’installer sur les planches qui tiennent les deux chambres à air de tracteur qui font office de radeau.
Les deux grands essayent de chasser leur mauvaise humeur en manœuvrant le rafiot avec deux longues tiges de roseau. Manon et moi, assis à l’arrière, les pieds dans l’eau, on se demande comment ça se fait que les arbres qu'on croise ressemblent de moins en moins à ceux qu’on connaît.

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