Le peuple de la Terre
« Depuis la nuit des temps, nous vivions dans la jungle, au milieu d’arbres immenses et cherchant perpétuellement la lumière. Les saisons ne correspondaient pas à celles-ci. Les plantes, les rivières, les animaux même étaient différents. Le village se déplaçait de quelques kilomètres quand le sol s’épuisait, pour permettre à la nature de se recomposer. Nous étions le peuple de la Terre, en harmonie totale avec elle. Au fil du temps, à cause de la déforestation massive, nous ne pûmes plus nous mouvoir comme nous le faisions. Nous torturions notre terre à force de séjourner au même endroit. Les tribus de notre peuple se décimaient immanquablement. Nous avons préféré tout quitter, avant qu’il ne soit trop tard.
Une longue transhumance s’en est suivie. Nous ne connaissions rien du monde au-delà de notre forêt ; nous l’avons traversé de part en part pour arriver ici. Moi-même, je suis né pendant ce voyage. En mémoire des régions parcourues, les enfants nés durant ce périple ont reçu comme prénom le lieu de leur naissance. Ainsi, je m’appelle Salween, du nom d’un fleuve qui prend sa source au Tibet. Je suis né non loin de là.
Ne croyez pas que nous ayons marché sans arrêt ! Nous avons fait de grandes haltes, le temps d’un accouchement ou d’un hiver.
Nous avancions de la tombée de la nuit jusqu’à son milieu pour ne pas nous faire remarquer. Nous n’avons jamais été inquiétés, grâce à notre panthère apprivoisée et à notre guide. Nous avons pris plusieurs fois la mer, jamais pour très longtemps, surtout afin de nous éloigner du danger. On empruntait alors deux ou trois barques, que les pêcheurs retrouvaient peut-être le lendemain, après avoir “ dérivé ” sur une vingtaine de kilomètres. Une nuit, alors que nous étions en mer, notre guide s’est levé, a regardé un point fixe et l’a désigné en déclarant que la fin du voyage se trouvait au-dessus d’une montagne dont on n’apercevait que la silhouette. »
- — En gros, voici l’histoire. Je ne peux pas vous raconter quinze ans en dix minutes ! termine Salween.
— Comment se fait-il que vous connaissiez le français ? demande Manon.
— Je ne parle pas le français. Nous avons traversé des pays entiers et nous étions à pied. Parfois, pour sillonner une contrée, il nous fallait des mois ; d’autant plus que, comme je vous l’ai déjà dit, on s’arrêtait pendant longtemps ! On était obligé de communiquer pour pouvoir vivre tranquille, alors nous avons développé la langue universelle. Vous m’entendez ; pourtant, regardez : je bouge à peine les lèvres.
On est complètement abasourdis, pas un son ! Juste par télépathie. Manon est plantée là à le fixer comme si elle essayait de déchiffrer une formule mathématique à l’envers. Félix sort :
— Dire que j’ai fait le singe devant tous ces gamins qui me comprenaient parfaitement bien ! »
— Hi hi ! j’interviens, derrière leur dos, j’imagine la figure de ma prof d’anglais si je pouvais parler comme ça !
Manon m’a sauté dessus direct en balançant : « Élias ! Comment vas-tu ? »
— Impeccable ! On peut repartir, là, je commence à avoir faim.
Salween a grimacé un sourire, s’est levé et nous a proposé de manger. On l’a suivi jusqu’à la hutte où on avait dormi. Nous sommes toujours entourés par les gamins qui rient des simagrées de Félix. Faut dire que quand il y a un Terrien qui n'est pas plus haut que trois pommes, Félix est toujours disposé à s’en faire un ami ! Zoé suit en leur offrant des Tic-tac. Les enfants les regardent avec méfiance. Du coup, j’en prends un et je fais celui qui est complètement transformé par la gellule, genre je m’étrangle puis je rugis en ébouriffant mes cheveux. Bref, on rit décontractés, heureux que je sois sauvé. Sauf Manon. Elle, elle marche derrière Salween, l’air sérieux, genre j’y crois pas à ton histoire. Elle repère les sorties possibles, elle analyse les réactions des villageois qui nous regardent passer.
En arrivant devant la hutte, Manon me souffle :
— Dommage, c’est celle-là la plus éloignée de la bergerie.
Je la rassure en répondant :
— Tant mieux, c'est la plus proche d'Abar !
Elle me fait une tête pas très heureuse de ma réponse. Je lui souris et dis :
— Cool, qu’est-ce que tu veux qu’il nous arrive ?
Finalement, Salween nous invite à entrer pour manger. Manon bloque l’entrée et dit :
— Ne vous dérangez pas, on a de quoi déjeuner pour dix.
Salween, hésitant, balance :
— Vous comprenez que notre village doit rester secret...
Là, Félix s’exclame avec conviction :
— On sera aussi muets que des carpes. - Le problème, c’est que les carpes peuvent faire du bruit... réplique Salween.
— Salween, les carpes ne font que ble ble ble, pas nous. Je te jure qu'on dira rien, et puis à qui voudrais-tu qu'on le raconte ?
— Eh bien, vous croisez plein de monde dans votre vie, ne me dis pas que ça ne te tenterait pas de raconter tes aventures ?
— Ça, Salween, c’est pas cool. Non, si on me dit de me taire, je le ferai, et pas un de nous ne le fera. Pourquoi t’as pas confiance ? - C’est quoi votre plan ? lâche Manon sur la défensive. Depuis le début, vous nous baladez, vous ne répondez à aucune de nos questions. Qu’est-ce que vous nous voulez ?
— Que du bien, rassure-toi, Manon, répond Salween sur un ton mielleux.
C'est alors que je comprends que Manon a peut-être bien raison. Ils ne nous laisseront pas si facilement repartir. Je jauge l’homme en silence. Il est encore jeune, trente voire trente-cinq ans, bien bâti. Il a un corps d’athlète, comme la plupart des gens de sa tribu. Ses cheveux mi-longs sont retenus par un bandeau. Je suppose qu’il ne fait que nous intimider.
- — Bon, on se calme. C'est quoi ta solution ?
— Nous pourrions vous endormir et vous déposer aux abords du continent.
— Ridicule ! je réplique sur un ton moqueur légèrement condescendant.
Salween en est passablement vexé. Il me dévisage sévèrement, puis rétorque un peu plus sèchement :
— Et pourquoi ridicule ?
Je perçois sa mine courroucée et me radoucis pour calmer mon adversaire.
— Imagine que tu nous largues ailleurs ; tôt ou tard, on nous trouve. On se posera mille questions sur notre trajet. Nos parents voudront connaître les moindres détails et, malgré toute notre bonne volonté, ils comprendront assez vite qu’on n’a pas pu accoster si facilement.
— Votre naufrage n’aura pas l’air si évident s’il ne reste que trois rescapés, rétorque Salween comme s’il demandait du sel à table. Ne prends pas nos intentions à la légère, Élias. Nous savons très bien où nous allons.
Ce type n’est pas en train de bluffer. Je dois jouer plus serré. Même si je n’en mène pas large, je garde mon air serein et engage l’argument suivant :
— Et le quatrième ?
— Le quatrième aura une autre histoire, répond-il avec aplomb. - Les trois autres balanceront tout ; on se tient comme les doigts d’une main et je te jure qu’on vous retrouvera. La police, l’armée même, passeront au peigne fin cette montagne et la vallée de cette rivière ! Sois-en sûr !
— J’en suis certain ! Mais nous avons des « moyens » pour qu’on ne vous cherche pas par ici !
— Quels moyens ?
— Les trois disparus n’auraient plus aucun souvenir de leur expédition, ni de l’île, ni de Ma…
Salween s’interrompt brutalement comme si le mot lui avait échappé et se reprend :
— Ni du quatrième. Ils débarqueront dans quelques semaines, tellement choqués que personne ne comprendra ce qui s’est véritablement passé.
Je sens mon ventre se nouer. Je n’affiche plus une mine désinvolte mais un regard déterminé, presque paniqué. Je rugis:
— Pourquoi garderiez-vous l’un de nous ? Ce serait qui, le quatrième ? N’imagine pas un instant qu’on pourrait vivre comme vous ! C’est qui que vous garderiez ? Le « ma » que t’as lâché, c’est Manon ?
— De toute manière, le quatrième ne regrettera pas sa vie d’avant, bredouille Salween. Il n’y a pas à se faire de mauvais sang.
— Qu’est-ce que t’en sais ? Vous tueriez le quatrième ! Celui-là se laissera mourir plutôt que d’entrer dans vos coutumes. Manon restera avec nous ! Ne nous séparez pas, c’est le plan le plus exécrable qui soit. Vous n’arriverez jamais à nous déposer sur le continent sans que les garde-côtes vous surprennent. Ta panthère ne sert à rien sur la mer.
Salween semble tout à coup interpellé par ce que je dis.
— Comment sais-tu que la panthère n’a aucun pouvoir sur l’eau ? me demande-t-il sur un ton plus songeur.
— L’évidence ! Mais qu'est-ce que tu ne percutes pas ? Qu'on ne veut pas rester ici ou qu'on ne veut pas rester ici ? - Tu dis la même chose... me dit-il d'un ton un peu prof.
- ben oui, c'est parce que tu ne veux pas capter un truc aussi simple que ça : on ne restera pas ici ! De toute façon, mon père nous cherche déjà. Je veux bien te parier qu’il est non seulement en train de descendre la rivière à pied, mais qu’il a récolté plusieurs indices qui le mettront sur notre piste. Il nous retrouvera avant ce soir. Et même s’il passe à côté du village aujourd’hui, demain, il fouillera tous les chemins. Il les maîtrise tous. Vous ne résisterez pas longtemps.
Salween part dans un grand éclat de rire :
— Je tiens le pari ! me dit-il. Élias, nous ne sommes pas si naïfs ! Vos parents ne s’inquiéteront que ce soir, et l’enquête ne débutera que demain. En plus, tu n’as jamais pu sauter un repas ! Maintenant, entrez dans cette hutte, s’il vous plaît, et mangez ce qu’on vous a apporté.
Je bloque l’entrée de la case, refusant de pénétrer dans ce qui pourrait ressembler à une prison. Manon se colle à moi, aussi déterminée à ne pas se laisser faire.
Trois individus approchent avec un air menaçant. L’un d’eux empoigne mon bras et me maintient à une certaine hauteur, la mine hargneuse. Je ne me dégage pas, je toise l’homme froidement. Je grince :
— Même pas peur, p’tit con !
Le type me lâche brutalement et s’en prend à Salween. Salween intervient calmement et autoritairement. Les autochtones reculent ; Salween nous avise et nous ordonne :
— Entrez dans cette hutte, s’il vous plaît. La situation est assez compliquée comme ça !
— Laisse-nous partir, Salween ! je réplique. Et tu n’auras pas d’ennuis !
— Sûrement pas ! rétorque-t-il. Entrez, c’est la dernière fois que je vous le demande !
— Et si on n’obé…
— Je les rappelle, me coupe Salween, passablement énervé, en montrant les hommes qui restent à une distance respectable. Et ils ne seront pas tendres !
— Viens, dit Félix en me prenant par le bras.
Salween nous suit à l’intérieur. Il nous demande plus calmement de rester là jusqu’à nouvel ordre.
— Et c’est quand ça, le nouvel ordre ? lance Manon.
Nous allons tenir un conseil, pour voir comment sortir de cette situation. Bon appétit.
Et il est sorti. Je l’ai envoyé balader :
— Garde ta bouffe, tu verras si j’arrive pas à sauter un repas ! Je suis un pro pour sauter des repas, c’est même mon super pouvoir, ai-je dit entre mes dents.
Et là, il a repassé la tête, il m’a regardé avec un sourire narquois : - C'est ce qu'on verra !
Il est reparti en nous laissant complètement anéantis.

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