Tenir sept lunes
Je suis assis face à l’ouverture, avec Manon à mes côtés. Nous remettons en perspective le fil des événements. Manon suppose que les boulettes qui ont été lancées sur les troncs d’arbres lors de notre première pause sous l’arganier étaient déjà une tentative pour nous attraper. J’approuve :
— C’est sûr ! Même l’arganier ne devait pas être là. C’est certainement eux qui l’ont planté, et donc nous étions déjà sur leur territoire.
Un jeune Africain s’arrête à notre hauteur. Il s’appelle Tessaoud et vient du Mali. Ses parents étant morts, il a suivi la tribu jusqu’à ce qu’on l’accepte dans leur clan.
— Tu vas voir, dit Tessaoud, ce ne sera pas si dur !
— Ne le prends pas mal, Tessaoud, répliquai-je. Je ne suis pas sûr que ce soit si facile de se retrouver à l’âge de pierre quand on a connu une autre époque. Nous avons une vie tellement différente ailleurs !
— Les passages sont difficiles, mais inévitables, murmure le jeune Africain.
— Qu’est-ce qu’ils nous veulent ? demande Manon, au bord des larmes. Pourquoi nous suivent-ils depuis notre départ ?
Tessaoud reste silencieux en nous fixant tour à tour ; il semble hésiter. Il jette un coup d’œil derrière lui et s’apprête à parler quand un brouhaha se répand dans le hameau. Tessaoud se retourne et nous somme :
— Cachez vos yeux, c’est le Kadga. On ne peut pas le voir !
Trop ahuris pour obéir, Manon et moi regardons l’homme avancer. C’est celui à la djellaba et aux bracelets. Il s’arrête à notre hauteur et, en nous désignant, nous hurle de mettre notre tête entre nos genoux et de ne la relever qu’une fois qu’il a disparu. Il donne également un ordre à Tessaoud dans leur langue. Celui-ci bredouille un acquiescement.
Arrivé sur la place, il harangue les villageois en quelques phrases, puis il se retire aussi rapidement.
— Il a dit que vous êtes des invités. Qu’il faut vous accueillir avec tout l’honneur octroyé aux tribus voisines de la forêt. Il impose le rassemblement d’un conseil des sages pour statuer sur votre sort. Il donne à Salween le pouvoir de constituer ce comité.
— C’est qui ce type ? je demande.
— Le Kadga ? C’est « Celui-qui-aide-aux-décisions ».
— Pourquoi ne peut-on pas le regarder ?
— On ne peut pas savoir qui c’est.
— C’est quoi, le conseil des sages ?
— C’est un ensemble de personnes choisies pour réfléchir et décider des mesures à suivre. Dans ce cas-ci, le Kadga a nommé Salween pour l’établir. Salween désignera donc parmi nous des hommes, des femmes, des enfants, qui seront pour ou contre notre retour chez nous.
— Qu’est-ce qui va se passer, Tessaoud ? demande Manon. Je suis certaine qu’on n’est pas ici par hasard.
— Ça, c’est sûr ! réplique Tessaoud. Mais ne t’inquiète pas, ils sont profondément bons. De quoi avez-vous peur ?
— On ne veut pas être séparés ! ajoute-t-elle, affolée.
Je lui mets la main sur la cuisse en signe de réconfort. Tessaoud analyse la scène, puis murmure :
— Vous vous aimez à ce point ? Je vais essayer de vous aider, promit-il en nous quittant pour se diriger vers la place.
Les villageois abandonnent leur activité pour se rassembler autour de Salween. Il les salue, en joignant les mains et en s’inclinant devant eux, comme s’il était leur serviteur.
— Et si j’essayais d’assister à ce conseil ? dis-je en me levant.
Je me dirige vers la place et m’immisce rapidement au milieu du peuple. Tout à son affaire, Salween ne me remarque pas. Il a les yeux fermés, semblant disparaître derrière sa main qui flotte au-dessus de la tête des gens de sa tribu. Tel un oiseau, sa main picore de temps en temps le sommet d’un crâne. Les personnes ainsi désignées s’isolent du groupe. L’homme qui m’a empoigné fait partie des leurs. Tessaoud aussi. Ce petit manège dure un moment. Salween arrive au-dessus de ma tête, étonné, il rouvre les yeux en me découvrant, puis il rit aux éclats. Il désigne la hutte où nous avons été consignés et m’y renvoie d’un geste sans équivoque. Je retourne vers mes amis, sous les rires un peu moqueurs des villageois.
Au bout du compte, une dizaine d’individus s’enferment dans une case, tandis que les autres retournent vaquer à leurs occupations.
L’attente est interminable, flippante au possible. Nous nous sommes assis contre les parois de la cabane, anéantis. Nous refaisons sans cesse le film des événements, essayant de décrypter l’ensemble de nos aventures.
Manon reprend tous les éléments de la journée précédente ; elle est certaine qu’ils nous suivent depuis le premier arrêt. L’un de nous doit être leur cible pour vouloir larguer les trois autres par-delà la mer. Tous les regards convergent vers elle, dont la première syllabe du prénom a été prononcée par Salween. Manon pleure silencieusement. Je me mets à côté d’elle et, doucement, je réfute sa thèse : ils l’auraient kidnappée en la repêchant à la cascade. Cela la rassure quelque peu. Nous nous taisons un long moment.
Zoé fait un léger coq-à-l’âne.
— Je me demande, dit-elle, ce que veut dire « Ptico ».
Tous se tournent vers elle, passablement étonnés.
— Ouais, prolonge-t-elle, le mec qui t’a pris pour un prunier a craché au moins trois fois « Ptico » en te bousculant.
— T’as remarqué qu’il n’avait que quatre orteils ? continue Félix. Il n’a pas l’air si « profondément bon », comme le prétend Tessaoud.
— Ses trois copains non plus, d’ailleurs ! ajoute Zoé. Ils sont complètement chelous, même.
Cette observation nous replonge dans nos réflexions. Au bout d’une éternité, le Kadga réapparaît. Comme à son premier passage, un petit brouhaha annonce sa présence. Nous préférons ne pas nous montrer, mais regarder par les interstices entre les rondins ce qui se déroule sur la place. Salween sort de la hutte et se met face au Kadga.
— Salween a le droit de le fixer, je constate tout bas. Il ne doit pas avoir le même statut que les autres.
SILENCE ! hurle le Kadga en se retournant brutalement vers nous. Et on me tourne le dos !
— Putain, chuchote Félix, assis immédiatement contre la paroi. C’est franchement pas un rigolo.
Félix, Zoé et Manon se retournent dans un même mouvement, dos au mur. Seul moi, subjugué par la scène, je m’accroupis et continue à espionner à travers les fentes.
Le Kadga impose de déclarer haut et fort le résultat de leur conseil, en dialecte et en langage universel. Salween commence par la traduction, afin que nous soyons directement avertis :
— Les intrus ne nous paraissent pas mauvais : leur cœur est encore à l’état brut. Leur âme n’est ni meurtrie, ni perfide. Nous pensons que les renvoyer maintenant chez leurs parents est idiot, voire dangereux. Ils reconnaîtraient trop facilement la montagne. Cela met immanquablement notre village en danger. Nous avons décidé de les garder jusqu’à la fin des Sept Lunes ; ils apprendront notre langue et nos coutumes. Dès la septième lune accomplie, Mahani jugera s’ils ont assez nourri le singe d’or, s’ils sont fiables et si leur esprit est assez fort pour retourner dans leur vie citadine.
Tandis que Salween exprime la sentence en dialecte, mes amis se désintéressent de la version intégrale. Seul, je ne quitte pas Salween des yeux. Il me semble que notre nom apparaît dans le discours, et de toute façon, celui-ci est nettement plus long que le résumé qu’on nous a traduit. Le Kadga tourne les talons. Il passe devant notre hutte en me fixant à travers les rondins. Il me désigne d’un doigt autoritaire, puis il continue son chemin. Dès que le Kadga est hors de vue, je sors de la hutte et vais directement à la rencontre de Salween.
— Salween, ce n’est pas sérieux : sept lunes, on ne tiendra jamais !
— Sept lunes ?
— Vous avez parlé de sept lunes, ce n’est pas pour nous, ça !
— Ah oui, sept lunes… et pourquoi vous ne tiendriez pas ? Nous, on « tient », depuis des milliers d’années !
— Vous, c’est pas pareil… J’ai une autre vie, des parents, des copains, l’école, mon portable…
— Ne t’inquiète pas : ici aussi, tu auras une famille, des amis ; peut-être que tu apprendras plus encore qu’à l’école ! Quant à ton portable, tu n’auras rien à porter ici.
Là-dessus, il s’en va d’un pas nonchalant. Je pète un plomb et je crie dans son dos :
— Enfin, mais qu’est-ce que tu ne percutes pas ? On n’est pas formatés pour être chez vous, ça veut dire qu’on n’a pas la même vie. Je ne juge pas la vôtre, pourquoi votre grand manitou se permet-il de décider si mon esprit est ouf ?
Salween vire vers moi, me pointe d’un doigt menaçant :
— Ne dis jamais que Mahani est un grand manitou, compris ?
— Ton chef n’a jamais fait un pas dans ma vie, alors je doute qu’il sache se prononcer sur mon esprit !
— Sache que tout ce que prononce Mahani est sacré ! Et puis, à partir de maintenant, je ne parlerai plus en langage universel, tu n’as qu’à t’exprimer dans notre langue ! Tu fais partie du clan, et ce, jusqu’aux Sept Lunes accomplies. C’est clair ?
Le plus doucement possible, j’essaie encore de plaider notre cause :
— Salween, tu n’as pas compris qu’on nous retrouvera avant sept jours ? Ils organiseront des battues. Ils vont trouver le village. Vous serez expulsés, jetés à nouveau sur les routes !
— Ce n’est pas parce que vous avez traversé notre cercle que d’autres passeront ! réplique Salween sur un ton sibérien. Tu as plein de choses à apprendre, Élias. Maintenant, laisse-moi, j’ai du travail !
Je reste sur place, immobile, en regardant Salween s’éloigner. Je suis totalement découragé. Je rejoins mes trois compagnons, qui ont observé la scène de loin. Nous nous taisons un long moment, complètement assommés.
— Sept lunes dans cette prison, murmure Félix. C’est quoi ce thriller ?
— Au moins, ajoute Zoé, on ne nous a pas séparés, c’est sans doute le prix à payer.
— Ouais, t’as raison, se convainc Félix. On sera plus forts à quatre, on a gagné une manche.
Je dévisage mon frère, me demandant si cet excès d’optimisme est sincère ou s’il applique la méthode Coué. Je suis distrait par une ombre qui se profile entre les fentes du bois, juste derrière la cabane. D’un bond, je sors pour démasquer l’espion, je crie afin que tous m’entendent :
— Mais c’est Ptico, ma parole ! C’est pas bien, Ptico, d’écouter aux portes !
L’homme lâche une pelure de banane qu’il tient. Il s’avance vers moi, un brin frondeur, et je continue à le toiser.
— Ta maman ne t’a pas appris à ne pas jeter tes déchets par terre ? persiflé-je.
Quelques autochtones surprennent la scène et la commentent avec véhémence. Salween accourt immédiatement, accompagné de deux ou trois personnes. Mes trois amis arrivent à leur tour. Cela crée un petit attroupement qui commence à bouillonner. Une femme lève la main, tout le monde se tait. Elle parle très calmement à l’ensemble des personnes présentes. Tous s’en remettent à ses mots et s’en vont, laissant Salween, la femme, nous, les fugitifs, et Ptico face à face. Celui-là a l’air de se plaindre, en me désignant, il répète « Ptico ».
— Non, moi, pas Ptico, moi Élias ! lance-je. Mais toi, pas devoir retenir mon nom, moi partir tout de suite. Dis, tu veux bien ramasser ta pelure de banane ?
Salween tique sur la dernière phrase, fouille dans les herbes folles et y découvre la pelure dissimulée. Il se redresse, furieux, avec un serpent jaune et noir dans la main. On fait tous un pas en arrière. Ça fait marrer Ptico. Je me redresse et dis en crânant un peu :
— Oh, une banane qui court !
Manon observe l’animal et dit :
— C’est un python, ce n’est pas dangereux. Ptico voulait seulement nous faire peur.
Salween hoche la tête, puis il vise Ptico et le recadre en quelques phrases. Celui-ci fait demi-tour et part sans demander son reste. Salween est encore en colère, il y a entre ces deux hommes une haine viscérale. Sans transition, il revient vers nous et nous donne quelques consignes en dialecte. La femme se tourne vers lui, elle le fixe un moment ; celui-ci soupire et se tait, renfrogné.
Cette autochtone se présente : elle s’appelle Lisu. Elle nous explique le déroulement d’une journée, en précisant nos droits et nos devoirs. Dès l’aube, après un petit déjeuner, nous devons nous rendre au potager pour un travail collectif. Celui-ci s’arrête quand le soleil passe au-delà de l’eucalyptus. L’après-midi, nous avons quartier libre. Toutefois, elle nous propose d’aller à la rivière pendant les premiers temps ; cela nous aidera à nous intégrer. Les repas se prennent en clan, dans la hutte où le conseil s’est rassemblé, et il n’y a pas d’autre possibilité de manger.
— C’est trop tard pour aujourd’hui. Je vous recommande de manger ce que nous vous avons apporté, cela ne sert à rien de le refuser. Vous demeurerez bel et bien dans ce village jusqu’à la septième lune accomplie. Rien ne nous fera changer d’avis. Avez-vous d’autres questions ?
— C’est par où la sortie ? demande-je, buté. Vous n’avez pas le droit de nous retenir en otages !
— Tu n’es pas un otage, tu es un invité, répond Lisu sans se démonter. Si tu acceptais cette situation comme un moment d’apprentissage, tu n’aurais pas l’impression d’être en prison, mais plutôt à l’école.
— La pension ou la prison, c’est quoi la différence ?
— La vie est ainsi faite, tu resteras ici. Ne te bloque pas, Élias. La septième lune te paraîtrait interminable. Avez-vous tout compris ?
Dans des mouvements non coordonnés, nous acquiesçons, largement anéantis. Lisu prend congé en nous saluant délicatement. Elle fait quelques pas puis se retourne en précisant :
— J’oubliais : les garçons, vous dormirez dans la hutte de gauche. Zoé et Manon, vous irez dans le dortoir des filles, Tode vous montrera !
— Avec Ptico et ses bananes ? je lance. On n’est pas rendus !
Lisu me dévisage, un peu interloquée. Elle penche la tête, contrariée, et s’enfonce dans le hameau. Manon ne quitte pas des yeux la silhouette de la jeune femme. Elle émet entre les dents :
— Non, on dormira ensemble. Au village peut-être, mais à quatre.
Nous passons donc la soirée à chercher un endroit adéquat, et nous nous installons à la lisière de la forêt. Nous avons décidé de faire un tour de garde, au cas où Ptico s’amuserait à nous balancer quelques serpents. C’est le tour de Manon. Elle est étendue à côté de nous, mais elle reste aux aguets.
Elle entend un bruit feutré non loin d’elle. Un homme se tient à trois mètres de nous, une lanière en main. Il nous observe en silence. Elle ne parvient pas à l’identifier, il peut être Salween ou Ptico, comme nous avons baptisé l’indigène hargneux. Le type hésite à agir, il scrute les environs, un peu anxieux. Manon est terrorisée.
Il s’avance vers nous d’un pas décidé ; elle s’apprête à hurler quand la panthère s’interpose par un bond entre nous et l’assaillant. Deux villageois sortent du bois et emmènent l’homme à la lanière plus loin dans le hameau.
Le félin reste sur place et se couche non loin de nous. Manon lève la tête ; la panthère tourne la sienne vers elle en grognant doucement. Manon est complètement subjuguée ; elle a envie d’enfouir sa main dans la fourrure de l’animal, mais elle s’en abstient et se rallonge. Dans un demi-sommeil, elle pense qu’il faudrait observer les traces de pas, voir si celles de leur attaquant n’avaient que quatre orteils. Elle s’endort en oubliant de me réveiller.

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