Ils ont un truc

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On se fait réveiller par les sirènes qui hurlent dans le lointain. En un rien de temps, on est debout et on lance de grands signes aux hélicoptères qui tournent au-dessus de nos têtes. Les villageois sont déjà au travail. Ils s’amusent un temps à nous voir gesticuler sans résultat, puis se remettent à bêcher.Salween passe à son tour ; il nous montre le potager en parlant en dialecte. Je lui lance un assez balèze :

— Rien à cirer de tes légumes, bouffon ! T’as vu ? On nous recherche ; ce soir, on est dans notre lit ! C’est ta dernière chance pour nous laisser partir, après tu auras la responsabilité d’envoyer ton clan sur les routes.

Salween fait signe qu’il ne comprend pas ce que je dis. J’essaie une séance de mimes très ironiques. Salween rit à gorge déployée, il ébouriffe ma chevelure et continue son chemin tranquillement, me laissant, comme un balai, sur la place du hameau.

— Il me gonfle, m’écriai-je en regardant mes compagnons. Il est bien trop sûr de lui, ce bouffon !

— Venez travailler, intervient Tessaoud à mi-voix dans notre dos. Ça ne sert à rien de crier comme ça, ils ne vous entendent pas et ne vous voient pas. Je vous le jure. Ce n’est pas la première fois que des hélicoptères passent au-dessus de nos têtes pour surveiller les incendies. On n’a jamais été inquiétés. Si vous ne bossez pas au potager, vous n’aurez pas à manger, et vous avez déjà raté le premier repas.

— Tessaoud, on ne peut pas rester ici ! s’écrie Zoé, affolée.

— Chut ! Je ne peux pas te parler dans la langue universelle, réplique-t-il. Vous n’avez pas le choix, vous vivrez parmi nous jusqu’à l’accomplissement de la septième lune.

— Tu ne peux pas nous aider à nous échapper ? supplie Manon, doucement.

— Non, ça n’aurait aucun sens, rétorque l’autochtone fermement, presque choqué. Voilà un outil, suivez-moi.

Tessaoud hésite à expliquer autre chose quand il aperçoit Salween au bout du chemin ; il soupire et part rapidement. Salween le fixe d’un œil sévère. Le jeune arrive à sa hauteur ; le bouffon l’attend, bras croisés. Ils conversent quelques secondes. Tessaoud désigne la hutte « médecine » avec la dame plus âgée qui observe l’échange de loin. Elle fait un signe, Salween acquiesce.

Tessaoud continue sa progression vers le potager. Félix et moi n’avons pas perdu une goutte de la scène qui se déroule devant nos yeux. Je déclare d’une voix à peine audible :

— Le bouffon n’est pas content que la vieille lui ait donné son accord !

Salween tique en me pointant, un peu gêné. Je suis surpris par cette réaction : j’ai émis ma remarque tellement bas qu’il ne peut pas l’avoir captée. Je me tourne vers mes compagnons, complètement désappointé :

— Putain ! grommelle Félix. C’est presque pas possible qu’il t’ait entendu !

— Je crois qu’on doit se rendre à l’évidence, constate Manon, ils sont trop forts. Ils ont parcouru la moitié de la terre sans qu’on les aperçoive. Combien de guerres, combien de peuples ont-ils connus avant de trouver refuge ici, en passant à travers les mailles du filet ? Ils ont un truc ! C’est comme la langue universelle… Ils sont bien trop puissants pour nous ! On va séjourner sept lunes dans cette prison.

— T’as raison, allons-y, dit Félix. On devra ruser pour se barrer. La meilleure tactique n’est sûrement pas de se révolter.

Résignés, nous nous dirigeons vers le potager. Le travail est lent, monotone, coupé par des chants lancés par l’un ou l’autre. Quand arrive l’heure du repas, nous sommes affamés. Félix et Zoé suivent Tessaoud qui leur montre la hutte « réfectoire ». Manon et moi traînons un peu derrière, en silence, profondément abattus par notre situation. Salween nous attend, adossé à la porte de la case. Rien qu’à voir sa mine de surveillant-éducateur, je me cabre :

— Stop ! J’entrerai pas dans cette cantine. Je ne lui ferai pas ce plaisir. Fais ce que tu veux, Manon, mais moi, je saute le déjeuner !

— Je te suis ! décide-t-elle.

Tous les deux bifurquons pour aller nous réfugier sous l’eucalyptus. Je ne quitte pas du regard Salween qui, furieux, me fixe, les lèvres pincées. On se lance un regard de défi, et aussi déterminé que lui, je le fixe avec un sourire arrogant :

— Le premier qui baisse les yeux a perdu ! me dis-je.

Lisu vient parler à Salween et l’entraîne à l’intérieur.

— Gagné, bouffon ! murmure-je, avec une mine de vainqueur.

Salween repasse la tête par la porte, me pointe du doigt en me scandant, prêt à me balancer n’importe quel reproche. Je le défie en levant le menton sans cesser de sourire, attendant le réquisitoire, le sourcil relevé. Salween garde le silence, rentre dans la hutte en bouillonnant de rage.

Félix essaie de sortir une galette pour nous la donner. Salween la lui prend des mains avec une mimique hautaine en lançant une phrase dans sa langue. Félix n’insiste pas.

Après le repas, quelques enfants me montrent le sentier de la rivière ; je nage avec eux jusqu’au coucher du soleil. Tous les baigneurs réintègrent le village, sauf nous qui n’arrivons pas à nous y résoudre. Allongés sur une grève de sable près du bassin, nous remâchons sans cesse la tournure des événements.

Nous réalisons clairement que nous sommes en dessous de la chute ; les secours ont dû emprunter ce chemin alors que nous travaillions au potager.

— Il est temps de faire un bain de soleil, déclare Zoé, en nous faisant signe de nous coucher.

Elle mime de rester dormir sur place, il y aura peut-être une seconde battue demain. Sans rien dire, de peur qu’ils nous entendent, nous acquiesçons et nous nous installons comme on peut, sur la plage, non loin des rochers. Puis nous papotons de tout et de rien, mais sûrement pas de dormir sur place.

— Regardez qui voilà ! annonce Félix, en désignant la panthère qui nous observe calmement à quatre ou cinq mètres de là, assise sur un rocher.

— Elle a aussi dormi près de nous hier, c’est pas un problème ! dit Manon en regardant gentiment la bête.

Elle éprouve une indescriptible attirance pour cet animal et lui sourit en penchant délicatement la tête.

— Cette fois, elle n’est pas là pour ça ! déclare Salween avec force, de l’autre côté de la berge. Remontez au village immédiatement.

On se tourne tous les quatre comme un seul homme vers lui. Il traverse la rivière d’un pas sûr, comme s’il ne sentait même pas les cailloux sous ses pieds. Il désigne du bras le chemin à suivre pour rejoindre les maisons. Mais aucun de nous n’obéit.

— Ne vous bloquez pas, dit Salween plus calmement. Vous gaspillez votre énergie inutilement.

— Aurait-on retrouvé l’usage de la parole ? lâché-je avec un brin de sarcasme.

Je vois bien qu’il fait un effort pour ne pas exploser. Ça me fait marrer :

— Hou, mais tu suis la méthode « Zen, pour les nuls » !

Salween bouillonne ; il me toise en serrant la mâchoire. Il déglutit, se calme, et somme :

— Retournez au village, personne ne dort ici.

— Nous préférons dormir ici. Le sable est plus doux, réplique-je avec une pointe d’ironie, en me recouchant.

— Il n’y a pas de discussion possible. Tout le monde dort au village !

— C’est trop tard, lui répliquai-je en baillant, je m'endors déjà.

D’un geste de la tête, il donne un ordre à la panthère. Celle-ci bondit et se jette sur Manon, qui bascule et se retrouve sous la bête, plaquée au sol, ses crocs autour de la gorge. Le félin lève la tête et scrute énergiquement, en gardant Manon emprisonnée. Mon ventre se noue. Je ne peux pas supporter que Manon subisse les conséquences de mes actes ou de mes mots. Je reste un instant subjugué par la scène. La panthère montre ses crocs d’un air menaçant.

— Ça va, t’as gagné, je déclare en fixant la bête.

La panthère semble avoir compris et relâche Manon. Elle retourne docilement vers son maître. Je me lève, j’toise une dernière fois Salween et précise entre mes dents :

— La bataille, pas la guerre ! Bouffon !

Je tourne les talons et réintègre le village sans attendre les autres. Je suis en larmes, entre rage et impuissance. Je n’ai aucune envie qu’on me surprenne en pleurs, j’ai trop honte et je ne voudrais pas que ce bouffon en profite. Je me dirige vers le potager, déserté pour la nuit, et je rumine ma colère en plantant des haricots.

Je reste là, à triturer le sol, jusqu’à ce qu’une vieille femme, celle qui habite la hutte le long du jardin, me pose une main sur l’épaule. Elle me tend un bol de cacao chaud et retourne chez elle, sans un mot.

Assis par terre, entre les légumes, j’essaie de boire une gorgée de ce réconfort. En vain. Mon désespoir est trop grand, ma rage trop forte pour avaler quoi que ce soit. Je dépose la tasse à côté de moi et je reste là, planté comme un vulgaire poireau, au milieu du potager.

Manon arrive près de moi, s’assoit et me propose un morceau de galette qu’on vient de lui donner. Je décline et présente à mon tour le cacao.

— Waw, tout fumant ! Qui te l’a offert ?

— La vieille dame qui habite cette hutte. C’est celle qui m’a soigné.

— Elle savait que tu aimais tant ça ?

— Sans doute un autre de leurs trucs ! je réplique, désabusé. Je n’arrive pas à réaliser que tout ce qui se passe n’est pas qu’un cauchemar !

— Moi non plus, souffle-t-elle.

— La panthère ne t’a pas blessée, au moins ? je demande en scrutant son cou.

— Pas du tout. Il y avait dans ses yeux une drôle de lueur. J’étais certaine qu’elle ne me ferait pas de mal. Elle a juste voulu t’impressionner.

— C’était réussi !

— Elle m’a regardée fixement comme si elle voulait m’hypnotiser, ajoute Manon pensive. Ou plutôt comme si elle voulait me dire quelque chose. D’ailleurs, j’ai vu une drôle d’image : c’était un aigle sur un fond bleu turquoise.

Manon, un peu interloquée, décrit sa vision.

— Cela pourrait être un des médaillons du bracelet… C’est stupide, murmure-t-elle en balayant l’air d’une main agacée.

Je fais un mouvement de tête ; rien n’est stupide dans ce monde-ci. Il faut qu’on fasse attention aux moindres détails si on veut comprendre pourquoi on nous maintient prisonniers.

— Ils te veulent autre chose qu’à nous, dis-je, j’en suis certain.

— Non, si c’était le cas, on vous aurait largués sur la rive du Maroc.

— Je les emmerde avec mon insolence, et c’est pour ça qu’ils ne nous ont pas séparés. Ils veulent nous mater. Je ne te laisserai pas seule avec ces barbares !

— Avoue que tu as un certain plaisir à faire chier Salween !

— C’est vrai, je murmure avec un premier sourire, et c’est pas fini !

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