le vertige

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Il y a des réveils qui sont plus explosifs que d’autres. Celui-là en fait partie. Une pluie battante nous surprend juste avant l’aube, alors qu'on est allongé sur le bord du potager. Curieusement, cette averse nous booste d’une énergie incroyable. Nous entamons une partie de boules de neige avec la boue. On est là, recouverts de terre de la tête aux pieds, en train de rire comme des débiles. Chaque fois que les villageois passent pour aller à la hutte « réfectoire », on capte des commentaires en mode « regardez ces clowns »,et, même si on comprend pas, ça nous fait encore plus marrer. Un des types, avec un air sérieux, commence à nous dire un truc en dialecte, genre « mettez-vous à l’abri ». Manon le fixe, fait un geste comme si elle ne pigeait rien, puis hop, elle retourne à notre jeu.

Adossé à la porte du réfectoire, Salween nous observe, un peu songeur. Je n’ai pas encore digéré ma défaite de la veille. Je m’arrête un moment et le défie mentalement, le fusillant des yeux :
« Tu ne nous auras pas, bouffon. Je ne suis qu’un sale gamin qui va t’empêcher de tourner en rond, tu vas regretter de nous garder ici ! »

La pluie redouble. Lassés du jeu, mes amis et moi nous douchons pour retrouver une couleur normale. Nous nous dirigeons, flegmatiques, vers le réfectoire. À proximité de la hutte, j’entends quelques éclats de voix.

— Chiche qu’ils discutent de notre bataille de boue, lance Manon.

À notre entrée dans la salle, les conversations cessent et un silence pesant s’installe.

— Gagné ! j’observe, amusé.

Salween se tourne vers nous, l’œil sévère. Il commence à nous parler tranquillement dans sa langue. Je le fixe un instant, puis je fais la même mimique qu’il m’a montrée la veille, lors des passages des hélicoptères. Salween me répète calmement ce qu’il vient de dire. De plus en plus frondeur, j’éprouve un malin plaisir à lui chanter, avec un petit sourire sarcastique, les mains écartant mes oreilles et en balançant la tête :

— Je ne comprends pas !

Nous nous asseyons sur le sol dans un coin de la hutte avec une galette au miel, riant encore. Salween arrive et se plante devant moi. Je le dévisage, moqueur.

— On est passé à la leçon deux de « Zen, pour les nuls » ? Tu viens pour ta séance d’exercices ?

Salween me jette un regard contrarié, soupire, puis s’accroupit pour être à ma hauteur. Il me désigne la nourriture en articulant :

— Slall !

— Je dois répéter ? Slaf, c’est ça ? je rétorque agressivement.

— Élias, murmure Félix, tu cherches la bagarre !

— Je m’en fous ! On est en guerre. Ce bouffon peut toujours courir. Je ne parlerai pas sa foutue langue !

Salween soupire, excédé ; il fixe Manon et répète :

— Slall.

Avant que Manon puisse réagir, je m’interpose et dis :

— Touche pas à Manon. Si t’as un problème avec moi, c’est avec moi que tu le règles. Je te jure que si toi ou un de tes copains touche à un cheveu de Manon, je l’étrangle !

Le silence pèse lourd dans la hutte. Mes trois amis me fixent, atterrés.

— Ça va, murmure Manon ! Je peux me défendre toute seule.

— Tu captes toujours pas qu'on n’apprendra pas ta foutue langue, je continue toujours aussi rageur. On s’en fiche de ton manitou et de son jugement à la con.

— Arrête, supplie Zoé, à mi-voix.

Je me déchaine:

— Pourquoi ? Qu’est-ce que tu veux qu’on apprenne de ces primitifs !

En un mouvement, Salween m’empoigne par les bras et me relève de force. je nargue encore:

— Un peu trop compliqué comme exercice !

Salween me torde le coude dans le dos.

— Tais-toi, petit ! murmure-t-il, furieux.

Sans lâcher ma prise, Salween me pousse vers l’extérieur du réfectoire. En me contorsionnant pour apercevoir Manon, je lui crie encore :

— Manon, reste avec les autres !

— Manon n’a rien à craindre, murmure Salween. On ne lui fera aucun mal.

— Lâche-moi, alors !

— Oh que non ! Tu n’es pas qu’un sale gamin, je vais te le prouver. De plus, je t’attends depuis assez longtemps pour que je ne regrette rien ! Maintenant, avance, petit.

Je me tais, interloqué. Salween m’oblige à avancer rapidement vers le potager. On dépasse la dernière hutte, celle de la vieille femme, et Salween s’arrête sans un mot. D’un coup de poignet, il me plaque le nez au sol. Je sens deux mains se poser sur ma tête, tandis qu’une troisième personne, dont je ne vois que les pieds, assiste à la scène sur le côté. Tout se passe dans un silence absolu. Au bout de quelques minutes, les deux autres individus s’éloignent ; Salween lève son emprise et me permet de me relever. Un peu sonné, je redresse la tête et aperçois le Kadga disparaître dans les bois.

— Suis-moi, m’enjoint Salween calmement.

Il s’enfonce dans la forêt et docilement, je lui emboîte le pas. L’homme s’immobilise devant un grand arbre ; une échelle de corde y est suspendue.

— Monte, ordonne-t-il.

— Impossible, je rétorque. J’ai le vertige !

— Je sais ; ne regarde pas en bas ! Monte !

Je commence à transpirer et je deviens aussi pâle qu’une endive. Je jauge Salween, déterminé à aller jusqu’au bout de cette « punition ».

— Ce n’est pas une punition, c’est ton travail d’aujourd’hui, déclare-t-il froidement.

Je ferme les yeux, prends « mon mal en silence » et commence l’ascension. Au bout du quatrième échelon, je tremble comme une feuille morte.

— Ça va, t’as gagné ! je largue en tentant de redescendre.

En un mouvement, Salween coupe une des cordes qui maintient les barreaux déjà gravis. Il pose la pointe de son couteau sur mon talon.

— Il n’y a pas de gagnant. Monte.

— J’ai pas lu « Planer pour les nuls », je peux pas aller plus haut, soufflé-je. Fous-moi la paix !

**

Pendant ce temps, mes trois amis restent dans la hutte-réfectoire et mangent leur galette en silence. Les villageois commencent à discuter entre eux et les haranguent dans leur langue. Celui qu’on nomme Ptico se tient devant eux, avec son air toujours menaçant. Tessaoud quitte la hutte précipitamment, puis revient quelques minutes plus tard avec Salween. Ce dernier s’arrête à l’embrasure de la porte en contre-jour. Il calme les esprits d’un mot et ordonne à son peuple de commencer la tâche du jour. En se tournant vers mes copains, les mains sur les hanches, il les envoie au potager en dialecte.

Sans se faire prier, mes amis suivent avec Tessaoud. Manon regarde Salween partir vers une partie de la forêt que personne n’emprunte. Elle s’avance vers lui, pour me retrouver. Tessaoud l’attrape par le bras et murmure :

— Personne ne peut aller par là.

— Élias est-il là-bas ? demande-t-elle, à mi-voix.

— Je ne crois pas, lui souffle-t-il, sur le qui-vive, scrutant les environs d’un air inquiet. Pas encore.

Lisu passe à proximité et fixe Tessaoud d’un œil sévère. Tessaoud rougit et entraîne rapidement ses nouveaux amis vers le potager. Manon comprend que cet échange en langage universel n’est pas toléré et que Tessaoud a pris un risque en le faisant. Elle suit le jeune homme sans répondre.

À peine arrivés entre deux rangées de légumes, Manon aperçoit Salween sortant de la forêt, exactement à l’opposé de l’endroit où elle l’a vu entrer. Elle plisse les yeux, sans comprendre.

— Ça alors ! murmure-t-elle.

Félix et Zoé se redressent et restent aussi médusés qu’elle.

— Il joue à quoi, ce bouffon ? lâche Zoé, sur le même ton.

Salween leur lance un regard hautain, presque amusé par la remarque.

**

Tout seul sur mon mirador, je me recroqueville en boule, agrippé à la planche. Qu’est-ce qui m’a poussé à grimper sur ces quatre bouts de bois ? Je n’arrive pas à le déterminer. Je n’ai pas vraiment pris au sérieux la menace du couteau, mais Salween a eu dans son regard une autorité qui me dépasse. Dès lors, j’ai grimpé ces échelons comme un automate, ou comme un chat qui aurait oublié comment retomber sur ses pattes après une mauvaise chute. Une fois arrivé sur cette plateforme, Salween a retiré l'échelle de corde et s’en est allé sans un mot.

La pluie a cessé. Le vent disperse les dernières gouttelettes accrochées aux feuilles des arbres. Le soleil et une légère brise remplissent l’atmosphère, et je me calme totalement. Au loin, quelques hélicoptères survolent encore les montagnes avoisinantes. Curieusement, j’observe leur ballet sans amertume, comme si plus rien de ma vie d’avant ne m’importait... ou comme si j’étais en train d’assister à une parade aérienne, sauf que moi, je suis le seul à ne pas avoir reçu le programme.

Je me reprends. Il faut que je résiste, Manon est en danger. Je repense au conseil de Lisu pour digérer la pilule : « appréhende ces mois comme un temps d’apprentissage ». Apprentissage à quoi ? leur vie ne semble pas bien passionnante. D’ailleurs, je m’en fous de leurs us et coutumes, je ne compte pas devenir anthropologue. Je tiendrai, malgré Salween et « ses exercices à la con » ! Après tout, si je dois apprendre quelque chose, ce sera comment ne pas tomber du haut d’un arbre en faisant le malin.

Au début de l’après-midi, j’entends les enfants et mes amis passer en dessous de mon arbre. Je reste atone, sur mon rafiot, comme un navire en pleine tempête… Je n’ai plus vraiment peur de tomber, même si je n’ose pas encore bouger franchement.

Un vautour plane au-dessus de moi depuis un petit moment. Je l’observe, me demandant quelle proie il a repérée. L’oiseau plonge entre les branches. Je ne vois pas la proie et me réinstalle pour somnoler, espérant qu’il n’aura pas envie de faire son prochain repas sur ma tête.

Une mésange vient me réveiller. Je converse avec elle dans ma tête. Elle me fixe, semble me comprendre, puis s’envole et revient ; je lui souris avant qu’elle ne disparaisse définitivement. Je suis émerveillé, ravi. J’ai détendu mes jambes, elles pendent dans le vide en se balançant légèrement.

Le rapace réapparaît brusquement à quelques mètres de moi, se maintenant à ma hauteur pendant quelques secondes, me visant méchamment. Je sursaute. L’oiseau prend un niveau supérieur d’une vingtaine de mètres. Il fait quelques tours au-dessus de moi, comme un pilote de drone qui s’amuse à faire des loopings sans pilote automatique.

Je me redresse sur ma plateforme, tandis que le vautour me prend pour cible et me charge. Je me souviens en un quart de seconde de ce que m’a dit mon prof de gym lors d’un cours de self-défense : « tes pieds doivent s’enraciner dans le sol ». Facile à dire, mais pas à faire quand on est à plus de vingt mètres de haut ! Mentalement, j’imagine mes jambes comme une prolongation au tronc qui me porte. Le rapace n’est plus qu’à deux ou trois mètres, je me prépare à esquiver au tout dernier moment.

Un aigle sort de nulle part et attrape le vautour par le cou devant mes yeux, et je ne bascule pas grâce à mon « enracinement ». Les deux oiseaux se battent en dégringolant le long des feuillages.

Je me rassois, essoufflé. Je regarde vers le bas, vois quelques plumes, et aperçois un homme qui s’éloigne d’un pas tranquille, l’aigle sur l’épaule. Je me souviens du flash que Manon a eu et me demande si cet aigle n’est pas, comme la panthère, un rapace apprivoisé pour veiller à la quiétude du clan.

Je me calme complètement. Un écureuil apparaît à son tour, se frotte à mon dos ; j’en suis waouw et ému, comme si j’avais trouvé mon nouveau meilleur ami dans la jungle. Je ris doucement pour ne pas l’effrayer, mais le rongeur s’enfuit vite fait.

Je suis totalement sous le charme. Mon vertige a entièrement disparu, le vent est frais, la vue est belle. Le soleil se couche, et je suis fasciné. La nature a changé : elle est passée par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, même celles que je ne savais pas qu’elles existaient. Je me lève pour mieux contempler ce spectacle : « Le ciel n’est jamais bleu, chuchoté-je. Ce matin, il était vert après l’orage, puis il est devenu d’un jaune écrasant. Maintenant, il est orange. Dans une demi-heure, il sera mauve, et la montagne sera bleu foncé. »

Un bruit de pas attire mon attention. Je jette un œil au pied de l’arbre, sans aucune terreur. C’est Salween. Il me lance l’échelle sans un mot. J’attrape la corde comme si c’était une amarre vers le port. Je descends, regrettant la fin de mon voyage au-dessus des ramures, sur mon rafiot improvisé.

Nous rentrons au village calmement, sans échange, comme quand on quitte une salle de cinéma après un film qui vous a soufflé. Je suis abasourdi, toujours dans les nuages, ces nuages verts que forment la cime des arbres, et je me dis que, finalement, peut-être que grimper là-haut, c’est un peu comme faire du yoga… sauf que là, on ne peut pas vraiment faire la position du lotus si on a peur de tomber.

Salween me tend mon matériel de croquis et me laisse sur la place. Mes compagnons me retrouvent dix minutes plus tard, dans la même posture, caressant mon carnet.

— Ça va ? demande Manon.

— Houhou, chantonne Félix. Réveille-toi ! Où étais-tu ?

— Tu ne devineras jamais, murmure-je, encore sonné. Vous êtes passés en dessous de moi : j’étais au sommet d’un chêne.

— Tu es monté tout seul ? s’étonne mon grand frère, sceptique.

— Un peu forcé, confie-je, avec un léger sourire.

Puis je réalise le voyage que je viens d’effectuer et j’ajoute :

— Félix, je n’ai plus le vertige.

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