On tente une sortie
Je suis toujours aussi déterminé à ne pas entrer dans les dortoirs et mes trois amis aussi. Du coup, on a dormi au même endroit que la veille. Le lendemain matin, on se lève sans sourciller pour rejoindre le réfectoire, comme des losers, (on a décidé de faire profil bas, pour endormir leur méfiance). Sur le chemin, je tremble sur mes jambes, super pâle et avec des cernes aussi grandes que des soucoupes.
— Ça va pas du tout… je dis juste avant de m’effondrer sur place.
Quand je reviens à moi, je vois une vieille dame penchée sur moi, main au-dessus de mon ventre comme si elle tentait de lire dans mes entrailles. Mes potes regardent la scène, un peu inquiets.
Derrière nous, il y a Salween, qui fixe la vieille, genre respect mais pas plus. Celle là me file à boire et quelques morceaux de galette.
— Ça fait combien de temps que tu n’as rien mangé ? me demande Manon.
— J’ai rien avalé depuis qu’on est ici, avoué-je.
— T’avais rien à boire sur ton rafiot ? enchaîne-t-elle.
Je nie d'un mouvement de tête.
— Ben, c’est pas très prudent, ça, Salween ! lui balance Manon, regard narquois à l’appui, T’as vu, il est capable de faire une grève de la faim, va falloir te recycler, mon p'tit vieux, t'es pas cap d'être notre prof.
Salween se tourne vers Manon, la dévisage comme si elle avait dit un truc énorme. Manon lui fait face, un sourire figé aux lèvres. La vieille femme dit quelques mots de plus, et Salween répond en boudant. Il tourne les talons et se dirige vers la partie interdite de la forêt, genre “si c'est comme ça , j'me casse”.
La grand-mère nous envoie au réfectoire d'un petit geste rapide. Nous obéissons quand elle me rattrappe en disant:
— Toi, tu restes ici toute la matinée.
Donc, me voilà à travailler dans le jardin de la dame âgée, elle s’appelle Bégawan. Toutes les demi-heures, elle me propose un bout de galette et un peu d’eau. Ça me fait sourire — j'ai pas vraiment fait exprès de faire la grève de la faim. Je suis plutôt gourmand de nature.
Je suis content d’être là entre tous ces parterres plutôt que de traîner dans le potager collectif. Ce jardin privé est immense, il doit faire à peu près un demi-hectare. Bégawan n’a planté que des herbes aromatiques et médicinales. Au-delà des classiques thym et sauge, je remarque quelques grands arbres, dont un camphrier et un muscadier. Franchement, tout ici respire la tranquillité et la sagesse. Même la vieille a l’air zen. Ça fait longtemps que je ne me sens pas aussi bien.
L’organisation de ce jardin peut paraitre débile. Les plants ne sont pas en rangs bien ordonnés ; c’est plutôt du freestyle. Je repique quelques verveines là où elle me montre. Et même si ça a l’air d’un bazar, je comprends qu’il y a un but derrière cet éparpillement. L’objectif, c’est clairement d’avoir plein de fleurs. Ça titille ma curiosité, et je compte bien revenir bosser ici pour piger cette disposition étrange.
« Voilà un aspect de leur vie que je ne trouverai jamais ailleurs », me dis-je. « Pas le choix, il faut que je mette le conseil de Lisu en pratique. »
Bégawan sourit en regardant son jardin, et elle a l’air super contente, presque excitée comme une gamine devant des sucreries. Elle devait me prendre pour un citadin décalé, incapable de repiquer un plant ! Je rigole doucement, et puis elle me caresse la nuque, jouant avec ses doigts le long de mes cervicales. Ça me rappelle ma maman quand j’étais petit, et j'ose pas le dire mais ça me touche plus que je le voudrais.
**
- C’est impossible ! je réplique quand Zoé me raconte son plan pour s’échapper du village.
— Rien n’est impossible ! rétorque Félix, tout en mode super-héros. Il suffit d’endormir la méfiance de nos adversaires.
— Tu ne connais même pas tes adversaires ! je lui réponds, un peu agacé.
Ça fait déjà dix bonnes minutes que les grands essaient de nous convaincre moi et Manon, de suivre leur plan. Pour ma part, je trouve que c'est trop tôt, on ne sait pas encore très bien comment ils interagissent. Je soupire et dis :
— Je mets ma main au feu que Salween est déjà au courant. Ce type est trop fort ; il entend tout ! J’arrive presque à croire qu’il capte mes pensées.
— T’exagères, Élias ! me lance Zoé. Tu changes de camp ou t’es juste trop trouillard ?
— Je ne suis pas un trouillard et je ne change pas de camp ! je réponds, vexé. Je n’ai pas envie d’avoir les fesses lacérées par la panthère. Allez-y, si vous ne me croyez pas. On verra qui a raison. Et je préfère que ce soit vous ! Mais ne venez pas pleurer si ça fait mal !
Manon intervient calmement :
— Je propose qu’on ne se dispute pas devant eux. Regardez cette saleté de Ptico qui se marre juste en nous voyant !
Je jette un œil à un petit groupe qui traîne contre la hutte « réfectoire » où on doit entrer. Ptico et quelques autres sont là, affichant une mine de chacal. Je m’adresse à Félix en le narguant, un peu en colère :
— Je te le jure, Félix ! Le vautour est vachement plus faible que l’aigle, c’est bien connu ! Donc, Ptico est moins fort que Salween. CQFD !
À l’intérieur, Salween nous entend. Il esquisse une grimace qui s’apparente à un sourire.
— Tu considères donc que Salween est un aigle ? demande Félix.
— Jamais de la vie, un aigle n’est jamais un bouffon ! Juste que Ptico, lui, est un charognard !
Salween me fixe, avec ce même air satisfait. Ça me déçoit un peu.
— Eh ben merde, alors ! je murmure à Manon en prenant mon repas. Il est à la leçon quinze de son « Zen pour les nuls » ; va falloir lui en rajouter une couche.
— Oh non, s'te plait, répond-elle en rigolant. Je préfèrerais passer l’après-midi avec toi !
— Pas en français ! lance Salween de loin.
Je réagis en lui exécutant un garde-à-vous, suivi d’un salut militaire, ce qui amuse Manon et exaspère encore plus Salween.
Ptico est juste derrière nous. Il plante son ongle dans le dos de Manon, pile entre les omoplates. elle se raidis d’un coup, grimace et lache sa galette. Elle devient aussi pâle qu’une feuille morte en emettant un petit cri. Salween intervient comme un ninja et renvoie Ptico à l’extérieur. Ce dernier s’éclipse en ricanant, en pointant même Manon et en balançant quelques mots. Les villageaois qui assistent à la scène en même temps que nous, grognent sur P'ticot de manière très mécontentes.
Le t-shirt de Manon commence à rougir. Je réalise qu’une plaie récente s’est remise à saigner.
— Qu’est-ce que t’as dans le dos ? je demande, inquiet.
— C’est pas grave, souffle Manon, le visage blême. Ça va aller.
Lisu débarque, l’air préoccupé, et se penche vers Manon pour lui demander si ça va. Moi, je me tourne vers les villageois et je hurle comme un fou :
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
— Stop, Élias, murmure Manon. C’est pas eux, c’est Ptico. Laisse tomber, je t’en prie.
— Nous l’avons soignée, renchérit Salween, avec son air de saint Innocent. Tu vois qu’on ne veut pas de mal !
Je lui lance un regard assassin:
— Ta gueule, le bouffon ! je grince avant de me retourner vers Manon. Explique-moi !
— Ça ira, Manon ? demande Lisu en même temps que moi.
Manon hoche la tête, et Lisu se tourne vers moi :
— Ne t’inquiète pas, Élias, ce ne sont que des blessures superficielles.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ? insisté-je.
— Je préfère ne pas en parler, me chuchote-t-elle, en lançant un regard craintif vers Salween.
— Tu préfères ou tu ne peux pas ? je persévère.
Au fur et à mesure du repas, Manon commence à récupérer un peu, et elle papote avec nous, oubliant l’incident. Quand les villageois quittent la hutte, Salween s’approche calmement de nous. Il me regarde, et je sens qu’il s’apprête à nous donner des ordres, mais je l’interromps :
— J’ai une question de vocabulaire, je déclare d’un air innocent.
— Oui ? demande Salween, tout content de voir que je commence à m’intéresser à la langue.
— Comment dit-on « fous-nous la paix, bouffon » ?
Son visage se crispe, je le vois serrer les mâchoires comme un bulldog. Manon et moi, on lui lance un sourire banane qui l’agacent.
— Bégawan t’attend dans son jardin, grinça-t-il.
— Pas en français ! le réprimande Manon, doigt levé. J’irai avec lui.
Salween la foudroie du regard quelques secondes avant de décider :
— Non, pas toi !
— Et pourquoi pas ? demande-t-elle, provocante. Je croyais qu’on n’était pas en prison et qu’on pouvait faire ce qu’on voulait l’après-midi !
— En dialecte, Manon ! Tu dois parler en dialecte ! lui réponds-je, hilare. Sinon tu seras punie par le grand manitou ou Salween, son caporal !
Manon me regarde, les yeux écarquillés. Salween sourit et fait demi-tour. Elle est clouée là, muette.
— Mais comment ça se fait que tu arrives déjà à te débrouiller en dialecte ? demande Félix, impressionné. Ça fait que trois jours qu’on est ici. En anglais, au bout de deux ans, t’étais pas foutu de prononcer une phrase sans te planter !
En réalisant cet exploit, je blémis un peu :
— c'est juste… sorti tout seul… dis-je, atone.
Je leur raconte la scène où, à genoux, le nez dans la terre, le Kadga est venu poser ses mains sur ma tête. Je leur dis aussi ce que Salween m’a murmuré en me foutant dehors du réfectoire : « je t’attends depuis assez longtemps pour ne rien regretter ».
— Ils font des expériences sur moi… conclurai-je.
On reste tous avachis. Toute la hutte est vide. Lisu balaye le sol et nous demande gentiment de sortir pour qu’elle finisse son boulot.
— Soyez ouverts, tout sera tellement plus facile, nous conseille-t-elle sur le pas de la porte.
Franchement, comment peut-on rester ouvert, si on est les cobayes de cette bande d'enfoirés. Je sors en traînant les pieds avec les autres. À peine dehors que deux petits garçons se plantent devant moi. Le plus grand (il doit avoir sept ou huit ans) me demande :
— C’est vrai que tu tueras celui qui touche aux cheveux de Manon ? Parce que mon petit frère y a touché mais il savait pas qu’il ne pouvait pas. Tu le tueras pas, hein ?
— Mais non, bien sûr ! Pour tout te dire, je serais incapable de tuer un ver ; alors tu penses que ton petit frère peut dormir tranquille !
— Il ne doit pas dormir. Pourquoi veux-tu qu’il dorme ?
— C’est juste une expression ! C’est comme dire que je vais tuer la personne qui fera du mal à Manon.
Le garçon me regarde perplexe. Manifestement, il ne comprend pas trop ce que je viens de dire. Je souris et lui dis :
— Oublie !
— Pourquoi ?
— C’est pas important.
— Si, c’est très important ! Les cheveux de Manon sont très beaux et on aime bien mettre la main dedans ; mais on ne veut pas être morts.
Alors, je m’accroupis et je demande à Manon d’en faire autant. Je prends la main de l’enfant et la dépose dans les cheveux de ma copine. Manon rigole et baisse la tête pour que l’autre gamin puisse en faire autant.
— Tu vois, t’es loin d’être mort ! Tu peux le faire quand tu veux.
— Borhut a voulu lui couper les cheveux, continue le gamin, pour que tu te…
— Kahad ! l’interrompt Lisu. Viens avec moi apporter ceci aux chèvres !
Le gamin se tourne vers Lisu et prend le bol qu’elle lui tend.
— Pour que je quoi ? je reprends, sentant que cette interruption est volontaire.
— Vite, répond Lisu, ignorant superbement les ados. Les chèvres ont très faim !
Je reste là, médusé, en les regardant s’éloigner. Félix se tourne vers moi et me demande de traduire. Pendant que j’explique, je vois Manon pâlir en baissant la tête.
— C’est qui ce Borhut qui a voulu te couper les cheveux ? je lui demande.
— p’titco… murmure-t-elle.
— Cette fois, tu comprendras enfin qu’on doit quitter ce village le plus vite possible ! intervient Félix, ferme.
— Je le sais depuis le début, mais c’est votre plan qui est foireux. On doit trouver une méthode pour communiquer avec nos parents sans qu’ils s’en rendent compte. Je te promets qu’ils nous surveillent tout le temps !
— Ils ne sont pas aussi terrifiants que ça ! On doit essayer.
Je fais un geste las et je me dirige vers le jardin de la vieille dame, les épaules basses. Manon me suit.
— Pas question de te laisser seul avec eux ! décrète-t-elle.
Je lui souris, résigné mais désabusé. Je n'ose pas lui avouer que j'ai plus peur pour elle que pour moi. Ce Borhut est vraiment dangereux, et les villageois pas vraiment aptent à la protéger. Mais qu'est-ce qu'ils lui veulent ? Ça me fait flipper de voir qu'on s'attaque à elle.
— Pas question de te laisser seule face à Ptico ! je réplique, malgré tout. Viens avec moi, mais je doute que tu franchisses la porte !
Manon ne peut pas me suivre, Begawan lui demande de rester dehors. Je parlemente mais rien à faire. Du coup, je dis que j'irai voir ailleurs également. Bégawan me file un bol en pierre et un pilon. Elle me montre une feuille et me demande d’en prendre la racine pour la réduire en poudre grise.j je m'exécute devant sa case à côté de Manon.
Lasse de ne rien faire, Manon s'endort la tête entre les genoux. Je m’applique à moudre ma racine consciencieusement pas trop loin de la haie qui nous sépare.
Je me demande ce qui va se passer après l’évasion de Zoé ; je parie plus sur la panthère que sur Salween. Je me redresse et je vois Salween à quelques mètres.
« Eh merde, j’ai dû donner l’alerte sans le vouloir. » me dis-je.
— Tu les as dissuadés, n’est-ce pas ? me demande Salween calmement.
Je me tais, contractant les mâchoires, le menton enfoncé dans ma clavicule.
- Ne t’inquiète pas, on le savait depuis ce matin !
- Alors, tu sais si je les ai découragés ou non, bouffon ! répliqué-je silencieusement, les yeux rivés sur le bol.
Salween piétine devant moi. Est-ce parce que je me tais ou parce qu’il a entendu la réponse que j'ai pensé ? J’attends la question suivante pour vérifier, mais Bégawan arrive et interrompt mon expérience.
Les deux se regardent intensément, je suis persuadé qu’ils communiquent en silence. Les sourcils qui se lèvent et les hochements de tête font clairement de ce tête-à-tête un dialogue secret. Je les observe en essayant de ne penser à rien. Salween sort de mauvaise humeur et réveille Manon. Il l’envoie chercher Zoé qui se cache, un peu honteuse, derrière une hutte.
Pendant ce temps, l’ancêtre considère ma poudre et m’enjoint de cracher dessus avant de mélanger le tout avec les racines. Au bout d’un moment, j'obtiens une pâte grisâtre qu’elle analyse et approuve.
Nos trois amis débarquent au bout de la route. Zoé est blême, une main sur les fesses, mais elle ne dit rien. Salween les attend sur le chemin. Dès qu’ils arrivent à sa hauteur, il déclare :
— C’est Élias qui te soignera !
Puis il se tourne vers Félix et lui demande de le suivre.
Zoé est à plat ventre sur la natte de Bégawan, attendant que je me décide à couper son short. Bégawan m’a donné le couteau, que je passe immédiatement à Manon pour qu’elle s’exécute à ma place. Mais Bégawan reprend le couteau des mains de Manon et me le redonne. Je suis rouge pivoine. Les yeux rivés sur le vêtement, je n’arrive pas à bouger.
— Qu’est-ce que t’attends ? me dit Zoé. À la guerre comme à la guerre ! T’as déjà vu une paire de fesses, quand même ! Coupe ce froc et qu’on en finisse, je crève de mal !
Enfin, je m’exécute et sous les injonctions de la vieille dame, j’étale la mixture racine crachat que j’ai préparée. Je regarde la tête de Zoé, qui me souffle avec un petit sourire :
— Tu peux aller acheter un autre short au Carredouf du coin ?
Bégawan lui apporte un sarong, comme ceux portés par la tribu. C’est une longue pièce de tissu drapée autour des hanches.
Zoé lève un sourcil et nous regarde Manon et moi. On a la banane à l'imaginer en sarong.
— Ça ne me dérange pas de mettre ça, leur lance-t-elle. Mais n’imaginez pas un seul instant que je vais enlever mon t-shirt ! Attendez-moi dehors !
On sort de la hutte en se bidonnant. Puis on éclate de rire en voyant Zoé dans sa nouvelle tenue. On se dirige ensuite vers le centre du village à la recherche de Félix. Il est avec un autre homme, un rondin de bois sur l’épaule. Ils déposent le rondin à un endroit précis délimité par quatre morceaux de bois.
L’homme qui a aidé Félix se présente. Il s’appelle Tarim et il explique en dialecte ce qu’on attend de nous.
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, je traduis aux autres ; par laquelle je commence ?
— Par la bonne, dit Félix, en s’essuyant le front avec son t-shirt.
— La bonne, c’est qu’on va se construire une hutte et que Tarim nous y aidera. La mauvaise, c’est que c’est Félix et Zoé qui doivent porter tous les rondins ici. Punition du bouffon pour avoir tenté une sortie !
— Eh bien, cette fouine va comprendre que la solidarité n’a pas de prix, déclare Manon. Alors, ils sont où ces rondins ?

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