Plus d'alliés

8 minutes de lecture

Durant tout le temps de la construction, je reste fidèle à mon principe, tout comme mes amis : on dort ensemble. On s’installe entre les rondins dès le premier soir sur le site de notre future résidence. Construire notre refuge ne nous dispense pas du boulot du matin. Ces journées éreintantes nous volent notre capacité de penser, donc de chercher à s’enfuir ou à se révolter.

Depuis l’évasion manquée, j’ai l’impression que les grands sont tombés dans le panneau. Ils se laissent vivre. Félix est devenu l’idole des enfants, et Zoé s’est mise à la poterie ; elle apprend à tourner avec une femme nommée Dhalia qui fabrique tous les récipients du clan. Même Manon est moins sur ses gardes. Elle m’écoute, mais elle met plein de bémols à ce que je dis. Elle s’est même énervée quand j’ai appelé Salween mon « maton perso ». Elle trouve que j’exagère. Pourtant, Salween n’a pas la même attitude envers moi que envers elle. Salween est bien plus cool avec elle, il la laisse tranquille, tandis que moi, il me tanne dès que je le regarde de travers. Manon ne peut pas le contredire là-dessus.

Je suis fatigué, mais je n’arrive pas à trouver de repos. La nuit, tandis que les autres dorment à côté de moi, mes sens restent en éveil. Je ne peux pas faire autrement, je sens que le danger est tout proche, même si je n’arrive pas à le définir. Est-ce Borhut ? Salween ? D’autres, plus dans l’ombre ? Je n’en sais rien, je n’ai aucune preuve, même si, pour Borhut, alias Ptitco, c’est clair. Il cherche la bagarre avec nous et sûrement plus encore. J’ai demandé à Tessaoud ce que signifie « Ptico ». Il me dit que ce mot n’existe pas dans leur vocabulaire. On a sans doute mal compris, mais à chaque fois qu’un de nous le prononce, ça le met dans une rage terrible. C’est clair qu’il ne nous veut pas de bien, et j’en ai une peur viscérale.

Nous quatre avons appris à nous méfier de lui et de ses acolytes. Sans vraiment nous bousculer, ils passent leur temps à nous pourrir la vie. Le nombre de repas qui volent à terre ne se compte même plus ; les mottes de terre qu’ils nous envoient pendant le travail collectif dépassent la maladresse. Quelques villageois prennent notre défense, mais souvent, ça se fait dans l’ombre.

Je m’inquiète vraiment pour Manon. Je n’ai pas envie qu’elle soit la proie d’un des villageois, ou qu’elle soit sous l’emprise de Salween ou du Kadga. J’ai peur aussi qu’ils s’en prennent aux autres, même si je sens que nous ne sommes que des dégâts collatéraux dans le but de ce clan. Leur but, c’est Manon, il n’y a aucun doute. Les habitants la regardent différemment, ils sont très gentils avec elle, très respectueux. Manon ne s’en aperçoit pas vraiment, mais je le vois bien. Il y a toujours quelqu’un entre elle et Borhut, par exemple, ou on lui donne la dernière galette… Pour nous, ce n’est pas pareil. On fout la paix aux grands parce qu’ils sont rentrés dans leur jeu, et moi, je suis l’emmerdeur. Celui qui les empêche de tourner en rond, du coup, je les ai sur le dos. Surtout Salween, il ne me lâche pas d’une semelle.

Pendant une des premières nuits, alors que je veillais, j’ai décidé d’aller me promener dans le hameau. Je me suis assis sous l’eucalyptus pour savourer la brise du soir. J’ai vu la panthère passer comme un bon chien. Elle ne dort jamais très loin de nous. Cette fois-là, elle est restée immobile derrière une hutte, grognant méchamment. Trois hommes se sont enfuis. Je ne connaissais pas encore assez les gens du village pour les identifier, sauf cette teigne de Borhut.

Je n’ai rien dit à mes potes parce qu’au moins eux, ils dorment. Si on manque tous de sommeil, on n’arrivera jamais à s’évader, et même, on risque de se disputer plus que de rester alliés.

**

Cette nuit, alors que le clan entier est plongé dans le silence, je rumine tout ça, sans pouvoir dormir. Tout à coup, Manon s’accroupit et observe minutieusement autour d’elle avant de se lever sur la pointe des pieds. Je la vois partir et crois qu’elle s’éloigne pour une nécessité urgente.

Après un temps qui me paraît trop long pour un pipi, je m’inquiète et me redresse. Je la cherche d’abord à proximité, puis un peu plus loin, sans la trouver. Très préoccupé, je fais le tour du hameau, puis je retourne vers les autres, espérant que nos chemins se soient croisés. Soudain, je heurte une fourrure noire et découvre la panthère sommeillant à proximité. La bête ouvre un œil, émet un faible grognement, puis repose sa gueule délicatement devant la tête de Manon. Une patte lui sert d’oreiller et une autre de couverture.

Je recule de trois pas. Manon dort donc avec le fauve ? Pourquoi me cache-t-elle ce privilège ? Ça y est, ils l’ont eue. Je retourne me coucher, incapable de m’endormir. Ils lui ont lavé la tête et les idées. Je comprends pourquoi elle défend Salween. Ça me ronge.

Je ne dors pas de la nuit, en remuant tout ça. Comment sortir Manon de leurs griffes ? Je ne peux me résoudre à la laisser sous leur emprise. Pour les grands, c’est aussi trop tard, ils nous ont eu. Je capte que je n’ai plus aucun allié, qu’il va falloir nous sauver tous les quatre et que c’est à moi de le faire.

Manon revient juste avant l’aube. Elle se couche près de nous et semble se rendormir. Je suis son manège, désemparé. Je me sens profondément trahi. Je me lève, extrêmement triste, et je déambule dans le village avant de me rendre à la hutte « réfectoire », où deux ou trois personnes préparent le déjeuner.

Lisu m’accueille, toujours avec un grand sourire. Je papote avec elle, ça ne me change pas vraiment les idées, mais j’aime assez bien cette femme. Elle est super forte en philosophie. On débat souvent ensemble pendant les repas.

Salween arrive le premier, comme d’habitude. Dès qu’il m’aperçoit, il fait volte-face et lance un signe à un type qui doit être dans le coin. Je me demande si ce n’est pas le Kadga. Je regarde par l’une des fenêtres, mais il n’y a personne. Salween me salue gentiment, un peu mielleux. Puis il appelle la panthère. Je fixe ce bouffon, écoeuré. Le fait qu’il tienne Manon avec cet animal me donne la nausée. Salween cajole la bête en lui donnant à manger.

— Tu peux la caresser si tu veux, me propose-t-il doucement.

— J’suis allergique, je grogne entre mes dents.

Lisu et Salween me dévisagent, un peu surpris. Ils se scrutent, interloqués, puis replongent leur regard sur moi.

— Ah bon ? s’étonne Lisu. À quoi ?

Je les regarde tour à tour, en me disant qu’ils ne vont quand même pas s’imaginer que je vais leur dire que je capte le jeu de Salween ? Ce bouffon drague Manon avec sa bête et me prend pour une blette. J’en ai marre de ce village. Même si ça pourrait être cool, c’est un enfer. J’en ai assez d’être sur le qui-vive, de ne pas pouvoir dormir, de devoir veiller sur mes potes qui sont tombés dans leurs bras. En réalité, j’en peux plus. C’est trop dur. Je ne pensais pas que ce serait si pénible d’être ici. Au début, quand j’étais dans le jardin de Bégawan, j’arrivais encore à trouver un peu de paix. C’est plus possible…

En y pensant, j’ai les larmes qui me montent aux yeux, mais je ne vais pas craquer devant ce bouffon et je réponds entre mes dents :

— Aux poils de chat. D’ailleurs, je vais prendre l’air.

Je quitte la hutte sans demander mon reste. Lisu me suit.

— Bégawan peut t’aider, me signale-t-elle doucement. Elle a des remèdes contre les allergies. Tu es sûr qu’il n’y a que ça ?

— Bien sûr ! je crâne, avec un sourire pas très assuré. Ça va déjà mieux.

Je m’en vais sans vraiment savoir où me réfugier pour avoir la paix. Lisu me regarde partir sans réagir. J’ai l’impression qu’elle me comprend, mais qu’elle n’ose rien faire. Je n’irai pas vers elle, je n’ai confiance en personne. J’irais bien voir les autres, mais je n’ai même plus le courage. Pour finir, je me dirige vers le potager et commence à remuer la terre.

Le travail collectif n’a pas encore commencé quand Salween vient me trouver. Sans préambule, il me balance :

— Va chez Bégawan. Elle t’aidera à gérer cette allergie ; tu y passeras la journée.

— J’irai ce matin. Mais je te rappelle que j’ai une hutte à construire cet après-midi.

— Pas aujourd’hui, réplique-t-il.

Je suis légèrement surpris. Son ton a changé : c’est plus grave, peut-être moins querelleur. De toute façon, je n’ai pas envie de discuter ; donc j’obéis et rejoins la case de la vieille dame. Bégawan m’attend au pas de sa porte, les bras croisés. Elle me scrute, inquisitrice.

— Entre ! me dit-elle. J’ai un remède infaillible !

Elle m’installe sur un petit banc dans le jardin, caché derrière sa hutte. C’est un endroit sympa, entouré de lierre et à l’abri des regards. Un saule pleureur offre une ombre agréable, et le bruissement de ses feuilles apaise ceux qui s’y détendent. Je ne me fais pas prier, je m’appuie sur le tronc du grand arbre en soupirant. Bégawan disparaît, puis revient deux minutes plus tard avec un bol de cacao. Elle me le tend et je souris doucement en y trempant mes lèvres.

— Tu peux leur faire croire que tu es allergique aux poils de chat ; pas à moi ! Que se passe-t-il, Élias ?

— Rien, j’avais juste envie d’un bol de cacao, j'ai gagné non?

— Vraiment ?

Je grimace un sourire en hochant la tête, feignant d’être convaincu. Bégawan me dévisage pendant encore une ou deux minutes alors que je finis ma boisson.

— Allez hop ! Debout ! Les sauges sont un peu fatiguées.

Je travaille le sol, attentif aux gestes de Bégawan. Je remarque qu’elle tient le plant d’une main et de l’autre, elle balaie l’air avant de trouver l’endroit pour le planter. Elle me tend une racine et me propose de faire la même chose qu’elle. Je m’efforce, mais je ne parviens pas à grand-chose. J’ai beau fouetter l’air, je ne sens pas cette vibration qui devrait surgir à l’endroit adéquat. C’est frustrant.

Cette journée, c’est un peu ma trêve. Je n’ai pas le courage d’interroger Manon sur ses activités nocturnes et, après tout, ça ne me regarde pas. Mais, n’empêche, ça me fait mal.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Yaël Hove ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0