Manon et moi
A-t-on dormi ? Je ne crois pas.
Manon et moi avons pris le risque d’aller à la cascade, malgré l’interdiction de Salween. La panthère nous a suivis, s’est couchée à proximité, comme une vraie gardienne.
Je n’ai plus envie de cacher quoi que ce soit à Manon. Je veux qu’elle fasse pareil pour moi. J’ai longuement réfléchi à un endroit et à un moyen de communiquer en secret, sans que Salween capte nos conversations. Derrière la chute d’eau, il y a une petite caverne ; le bruit de la chute couvre peut-être le vacarme de nos pensées. J’ai emporté mon carnet de croquis, au cas où.
Une fois que j’ai confié mes mots, parfois écrits pour être sûr, on ressort trempés et frigorifiés, mais apaisés. On s’étale sur la berge pour continuer à papoter. La panthère nous réchauffe un peu. On est bien. Réconciliés sans même s’être disputés, on se promet de tout se dire, malgré les consignes qu’on pourrait recevoir d’en haut, de Salween ou d’ailleurs. Mon carnet reste là, même si pour y accéder, il faudra ruser un peu.
Quand on voit les premières lueurs, on se dirige calmement vers notre hutte. Salween nous y attendait.
— Où étiez-vous ? demande-t-il.
— À la cascade, réponds-je posément.
— Ce n’est pas vrai, j’y suis allé ! Ça ne sert à rien de me raconter n’importe quoi, je saurai où vous étiez.
— Eh bien, tu sauras qu’on y était ! rétorque Manon. Où est le problème ?
— On ne quitte pas le village pour dormir, vous le savez.
Je lève une main et sur un ton solenel :
— J’assume, caporal !
— Non, On assume à deux ! intervient Manon. Quelle sera notre punition ?
Furieux, Salween nous fixe tour à tour avant de tourner les talons. On en rit tous les deux.
On file direct au réfectoire, où on donne un coup de main aux trois qui préparent le repas : Lisu, Varanasi et Astola.
On façonne les galettes. C’est une pâte à pain où on poinçonne quelques trous avec les doigts, pour qu’elles n’éclatent pas au four. J’ai dessiné sur l’une d’elles le profil de Salween coiffé d’un chapeau à trois cornes, comme ceux des bouffons, ça nous fait déjà bien rire. Puis quand notre chef-d'oeuvre sort du four, notre galette a pris quelques cratères et boursouflures à cause de la chaleur. On rit à gorge déployée. Salween arrive et n’a pas besoin d’explications, en découvrant la galette. On n’arrive pas à se contenir, chaque fois qu’on essaie de redevenir sérieux, on pouffe de rire, pliés en deux.
Il contrôle difficilement sa colère, puis nous fixe, moi et Manon, un peu comme si on était deux gamins pris la main dans le sac.
— Puisque tu aimes tant la cuisine, tu changes de boulot pour donner à manger à tout le monde, lui dit Salween. Désormais, tu te lèves une heure plus tôt pour faire les galettes, puis tu aides aux fourneaux.
— Voilà donc la réponse du berger à la bergère ! lancè-je. Bravo, caporal ! La punition est à la hauteur du délit !
— Non, rétorque Salween, bouillant, ça, c’est pas la punition… c’est autre chose.
— C’est ? titille-je.
Salween ne répond pas. Je le scrute, un peu moqueur. Je vois que son pied s’enfonce dans le sol ; il doit communiquer avec quelqu’un autour de lui. J’observe les autres : Lhassa lui tourne le dos en remuant mécaniquement dans les graines qu’il va donner aux poules ; Varanasi papote avec Astola ; Lisu coupe des galettes ; et derrière la réserve, il y a un type dont je ne vois que l’ombre.
Je regarde Manon, qui me dévisage sans comprendre. Je lui ai mentalement soufflé de courir derrière l’appentis pendant que je discute avec Salween, mais elle ne capte pas.
— C’est juste un moyen pour que j’aille gentiment chez Bégawan, puisque Manon ne sera plus au potager, je reprends. Diviser pour mieux régner, c’est ça ?
Salween me fixe encore un instant, puis tourne les talons pour emprunter la route derrière le dépôt. Je prends la galette et cours après lui.
— Salween !
Il s’arrête, se retourne vers moi, toujours de mauvaise humeur. Je lui tends le pain :
— Tiens, je sens que tu vas rater le petit déjeuner, lui dis-je. C’est pas bien de sauter des repas !
— Je mangerai avec tout le monde dans la hutte réfectoire, grince-t-il, fulminant.
Il part d’un pas rageur vers la forêt interdite. Je ris, puis je rejoins tranquillement Manon, en faisant le tour de la case réserve. Plus personne.
Manon a retire leq céréales etelle trace dans la poussière :
« Tu dois m’apprendre à communiquer par la tête ! »
Lisu arrive à ce moment-là, elle demande ce qu’il y a d’écrit. On échange un regard victorieux. Le clan est complètement analphabète. Lisu est un peu contrariée. Elle insiste :
- Ecrire et lire ne servent à rien si ce n'est pas pour en faire profiter tout le monde...
- Certes, mais le message était très personnel, répliqué-je. On n'arrive pas à se parler sans que Salween nous entende !
- Ne revenez-vous pas de la cascade ?
- Oui mais on n'avait pas fini notre conversation, persévère Manon.
- Dans ce cas... je comprends. Elle se retire, en glissant sa main dans ses cheveux.
Pendant la nuit à la cascade, on a décidé de faire ensemble ce qu’on impose à l’un et à l’autre. Comme Manon doit bosser aux cuisines, je l’accompagne, puis je vais chez Bégawan l’après-midi. Si elle ne peut pas entrer dans le jardin, elle attendra de l’autre côté de la haie.
Très vexé par la caricature, Salween ne supporte plus aucun dessin dans la route ou dans le sable. Il me demande de lui rendre mon carnet de croquis, mais je dis que je l’ai perdu. Résultat : Manon et moi renforçons notre complicité, ce qui met Salween en rogne.
Je réalise vite qu’on a besoin de plus de temps pour apprendre à Manon à communiquer comme une chauve-souris. Je lui propose alors qu’on fasse nos tâches séparément, pour avoir plus de temps libre.
***
Les jours passent lentement. Félix, lui, fait son devoir avec Chebbi, et ça lui plaît. Au-delà de la leçon, il apprend beaucoup. Ce n’est pas toujours simple : Chebbi est imprévisible, parfois il se met en colère et se roule par terre comme un gamin de cinq ans. La première fois, Félix a failli tout arrêter. Lisu l’a aidé à retrouver confiance.
— Laisse passer l’orage, lui dit-elle.
— Cet enfant est trop différent...
— Qu’est-ce qui est différent ? Tout le monde l’est. Peut-être qu’il y a plus de ressemblances entre toi et lui qu’entre toi et moi.
— Oui, mais avec toi, je peux communiquer !
— Communiquer ne sert à rien si la confiance n’y est pas. Chebbi croit en toi, alors pourquoi pas toi ? Commence par te faire confiance à toi-même.
Il est resté pensif toute la journée. Le soir, il nous a relaté les mots de Lisu et on en a discuté toute la soirée. Petit à petit, il comprend ce qu’elle veut dire, et Chebbi et lui s’apprivoisent au point de devenir presque inséparables.
Les grands veulent bien nous couvrir, mais pas plus. Pourtant, c'est loin d'être rassurant : Manon a surpris une conversation à leur sujet dans les cuisines, où une femme s’inquiétait de la « transformation » en cours. une autre disait que les deux grands ça irait assez vite tandis que nous, nous se serrions trop les coudes pour avancer, même Bégawan n’arrive pas à faire mieux. Quand elle m’a tout raconté, on a repris notre rythme effréné : on se lève avant l’aube pour apprendre à communiquer en silence.
Zoé est celle qui s'intègre le mieux. Elle nous a déclaré un soir :
- Depuis qu’on s’intègre à la vie du village sans faire de vagues, on est tranquille. Faites en autant, à la place de faire des conciliabules ! Les lunes seront plus vite passées.
Je la regarde avec une pointe de regret. Je sens qu'on est en train de se perdre. Je n'ai pas dit au grand que je savais parler en télépathie, pour qu'ils n'aient pas de problème avec Salween. Peut-être quei je leur dévoile le truc, ils seront plus réceptifs. Manon me fixe avec en fronçant les sourcils.
- "Ne dis plus rien, me lance-t-elle .
Je hoche la tête. Félix me tape sur l'épaule, :
- Sois pas défaitiste ! On arrivera à sortir d'ici, et puis, c'est pas un enfer, non ? tu préfèrerais être au collège ?
Lui aussi, il est rentré dans le jeu. Depuis que Salween est revenu le jour où son dos était guéri avec son t-shirt, en lui signifiant que son coup de soleil était sa punition d'avoir tenté une sortie, il s'est rangé. Il a laissé tomber. Sûr qu'il ne nous cramera pas, mais il n'ira pas plus loin. Je ne sais pas comment leur dire qu'ils sont tombé dans le panneau.
— Je suis chaud d'apprendre à lire à Tode, dit Zoé, sans transition.
Je la regarde avec des yeux ronds. Si Tode sait lire, on aura même plus un moyen de communiquer sans qu'on nous perçoive !
- N'importe quoi ! réagit directement Manon. Il n’y a pas un seul livre ici, pas un papier : on est à l’âge du fer !
Je renchéris aussitôt:
— Ouaie, c'est ridicule, et tu vas lui apprendre à écrire par la même occasion ?
- C’est le fils d’un préfet de collège qui dit ça ! se moque Félix.
— Le préfet te garantirait qu’il faut plus de sept lunes pour apprendre à lire ! rétorqué-je. Et on en a déjà passé pas mal !
— Combien de lunes reste-t-il ? demande Zoé.
Les autres se regardent, ne sachant pas répondre. Seul Félix a une idée plus précise.
— On est plus ou moins à la moitié, mais je ne vous en dis pas plus. Je rêve de vous réveiller un matin, de vous dire tout simplement : « Allez, laissez tout par terre, on rentre chez nous ! »
On rit ensemble. Ça me fait du bien, il faudrait pas qu'on perde le contact.
Manon souligne qu’il faut d’abord qu’on se présente à quelqu’un dont elle ne se souvient pas du nom, qui va juger notre cœur et notre âme. Elle se met à pleurer, convaincue que l’appréciation de son âme sera sûrement mauvaise, qu’elle n’est pas capable d’être gentille avec tout le monde. Les aînés la consolent, puis ils parlent du nom de ce grand manitou, sans jamais réussir à le nommer. Ensuite, ils discutent du verdict du jugement, en pensant que suivre les consignes de Salween facilitera l’examen.
— Puis, entre ses larmes, Manon demande : « Il y a aussi le singe qu’il faut nourrir, mais personne ne l’a jamais vu ! Comment on fait pour le nourir ? Ça veut dire qu'on est loin de trouver la sortie !»
Je ne participe pas à la discussion, mais je regarde Manon avec angoisse : elle a froid, de grandes cernes lui rayent les joues, et depuis deux ou trois jours, elle mange presque plus du tout. Chaque soir, c’est pareil : elle pleure pour un rien, puis elle s’endort comme une souche, au milieu de la conversation.
Ce n’est pas normal. Manon est en pleine forme, pleine d’énergie et de rires. Je me rassure sur sa santé, mais à midi, elle est crevée, elle s’endort devant la haie du jardin de Bégawan quand je vais y travailler. Je lui avais proposé d’aller voir Bégawan, mais elle n’ose plus se confier à elle depuis qu'elle a entendu les femmes dans la cuisine.

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