Chapitre 01.1

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10 mai 2093, calendrier grégorien. Corse, planète Terre.

La serveuse observa le client assis à la terrasse du bar tabac avec attention.

Il avait l’air si… si accablé, si malheureux, si éteint…

Elle cherchait le bon adjectif dans sa mémoire artificielle, passant en revue la longue liste des comportements humains et des émotions qu’elle avait pu appréhender depuis le début de son existence.

Le regard de cet homme était d’une tristesse si profonde.

Seuls les êtres ayant vécu des évènements terribles, violents, avaient ce regard.

Si ses capteurs lui indiquèrent qu’il l’observait lui aussi, elle n’en fit mention d’aucune manière.

Tout le monde, au village pensait qu’il était américain. La question ne lui avait jamais été posée directement.

Eric n’avait donc jamais cherché à les détromper. En réalité, il était australien.

On ne le traitait pas beaucoup plus différemment d’un autre étranger, du moins tant qu’il évitait de mettre son nez dans les « affaires privées » des autochtones.

La réciproque valait aussi. Quelles que soient ses occupations, elles ne figuraient pas au rang des préoccupations des insulaires et elles ne regardaient que lui.

En dix ans, une sorte de relation de confiance s’était établie entre les locaux et lui.

Au besoin, il leur rendait quelques services. Jamais il ne leur avait demandé quoi que ce soit en échange.

Il était considéré comme un homme bon et honnête. Rien que pour cela, il était respecté.

Un bref instant, le regard de la jeune femme plongea dans celui de l’homme.

Des yeux d’un noir profond…

L’homme dégageait quelque chose de profond, d’attirant comme de la bienveillance.

Elle se demanda si elle devait rester impassible. Elle ne savait quelle attitude adopter car jamais elle n’avait été confrontée à une telle détresse. Elle analysait tous azimuts chaque détail de son visage, les comparant à ceux qu’elle avait déjà observés et enregistrés pour ne pas les oublier.

Sa mémoire était infinie.

Un début de barbe grisonnante cachait en partie le visage marqué par la fatigue de ce client étrange. Une veine saillait de son cou qu’il avait plutôt long et épais. Sa tête paraissait petite sur ce cou.

Sa mâchoire anguleuse en était le parfait prolongement, comme ses oreilles, légèrement décollées. Ses cheveux bruns et ondulés, touchant ses épaules, étaient parcourus de fils argentés.

Il n’était pas particulièrement grand, mais pas petit non plus. Et d’après les critères établis par ses concepteurs, l’homme possédait un physique quasiment athlétique. Toujours selon ces mêmes critères, elle était supposée le trouver attrayant et le lui faire savoir par des sourires charmeurs et une attitude aguicheuse.

Ce qu’elle ne fit pas. Elle s’était rendu compte depuis longtemps que ses concepteurs avaient une conception limitée de la femme.

À propos du magnétisme qu’il dégageait, Eric Curtis n’aurait pas été de son avis.

Il n’était jamais parvenu à croire qu’il soit beau. Il pouvait considérer qu’il possédait un certain charme, mais cela s’arrêtait là.

Quant à son physique athlétique, il était justement en train de songer qu’il aurait dû continuer à s’entraîner au cours de ces dix dernières années. Au lieu de cela, il s’était laissé aller en pensant qu’ils seraient tous en sécurité au cœur de la Corse, et que personne ne viendrait les chercher lui, et ses cinq protégés.

Les gens du cru ne s’étaient jamais montrés curieux et ils ignoraient que sept reptiles extraterrestres, et huit mammifères dont la taille allait du rat au chat et dont les formes étaient voisines de ces deux créatures terrestres vivaient en toute quiétude dans sa petite ferme, parmi les moutons.

Ils étaient soigneusement surveillés par cinq amacelies-rhanas une autre espèce extraterrestre, assez proche des humains et à l’intelligence quasiment similaire.

Deux hommes et trois femmes.

D’autres les auraient plutôt considérés comme des mâles et des femelles. Il l’avait fait, lui aussi.

Les différences notables au premier regard étaient les taches blanches sur leur peau sombre, leurs yeux ambrés, et leur corps filiforme qui atteignait presque les deux mètres de hauteur. Ces êtres étaient d’une grâce quasi divine.

Il y avait encore cinq plantes extraterrestres cultivées par ses protégés pour leurs soins et leur alimentation personnels autant que pour le souvenir de ce qui avait existé sur leur planète détruite.

Il y avait d’abord eu deux couples, puis trois lorsque contrevenant à l’une des règles des Sentinelles, il s’était mis en couple avec la troisième femme.

Sa relation intime avec l’amacelie-rhanas n’était pas quelque chose qu’il avait prévu. Un bon gardien était supposé mettre ses sentiments en veilleuse, et ne jamais tomber amoureux d’un être dont il avait la responsabilité.

Il avait longtemps résisté à ce sentiment qui s’était insinué en lui, qu’il avait enfoui sous les épaisseurs d’un entraînement intensif. Mais il avait été incapable de lutter contre la volonté de l'amacelie-rhanas.

Dans cette très ancienne société matriarcale, lorsqu’une femme désirait quelque chose, elle l’obtenait toujours. C’était encore plus vrai lorsqu’elles se mettaient en tête de conquérir leur compagnon.

Il sentait le regard insistant de la serveuse.

Elle l’observait sans chercher à le cacher.

Il n’avait plus l’âge de l’innocence, mais il convenait qu’elle était très jolie. Rien qui, pourtant, l’attirait. Il n’avait pas le cœur à cela. Au contraire, son cœur était terriblement lourd. Même respirer lui était pénible.

Il baissa les yeux sur les poignets délicats de la jeune femme. Il remarqua les trois petites tomates cerises tatouées au-dessus de son pouce gauche.

Une serveuse automate, parfaite imitation physique d’une humaine.

Il ne put s’empêcher d’esquisser un sourire en pensant que certains créateurs avaient un drôle de sens de l’humour. Surtout s’ils étaient français. Quoique les Anglais n’étaient pas mal non plus dans le genre. Ils imposaient à leurs androïdes un tatouage en trois dimensions, dans le dos, évoquant une colonne vertébrale en acier.

En tous les cas, il ne s’était pas attendu à trouver le summum de la technologie robotique dans un petit village corse.

Il savait qu’on en trouvait beaucoup plus couramment dans les quartiers huppés et ultra protégés des mégalopoles. Et encore. Ils y étaient peu appréciés, car ils mettaient ceux qui les côtoyaient mal à l'aise.

La présence de cet androïde, ici, était autant une curiosité qu’un mystère pour lui.

Il commanda une vodka et prit soin de préciser qu’il voulait la bouteille tout entière.

Elle marqua un temps d’arrêt.

Il était dix heures du matin. Sa programmation l’incita à le prévenir des dangers de la consommation matinale de grosses quantités d’alcools forts chez les êtres humains.

Il confirma sa demande sans autre commentaire.

Elle alla chercher ce qu’il lui avait demandé.

Elle ne pouvait pas savoir combien il en avait besoin, après des jours à s’être terré dans les endroits les plus inexpugnables du maquis.

Elle ne pouvait imaginer que la quiétude des dernières années n’était plus, pour lui, qu’un lointain souvenir, un rêve devenu impossible.

Une nouvelle douleur, comme un point de côté, lui bloqua le souffle.

Il ralentit sa respiration pour la reprendre plus lentement, moins douloureusement.

La serveuse artificielle revint avec la bouteille et un verre qu’elle posa sur la petite table devant lui.

Il se recomposa instantanément un masque d’impassibilité. Personne ne devait remarquer quoi que ce soit.

Il regarda au-delà de la silhouette gracile de la serveuse et aperçut quelques villageois. Des commerçants du village des retraités, des touristes et des gens dont il ne parvenait pas à définir les véritables occupations, à part celle de converser avec tous ceux qu’ils croisaient sur leur chemin.

Il y avait aussi des enfants et des adolescents qui jouaient au foot.

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